Des auteurs comme Isabelle Stengers nous ont appris à ressentir le caractère toxique, pour ne pas dire indécent, du concept d’anthropocène, bien que son usage soit fondé sur des arguments scientifiques et éthiques recevables. Je résume cette méfiance terminologique comme suit : si l’on juge que l’état de dégradation avancée de la planète relève de l’Anthropos en général, on estime donc que les Inuits et les Jivaros en sont également responsables, de même que des centaines d’autres peuples, qui comptent parmi les principales victimes de la rapacité capitaliste, de la destruction des écosystèmes et du dérèglement climatique. Autrement dit, on en vient à confondre les victimes et les coupables au nom d’une « universalité » que ces populations n’ont jamais revendiquée pour leur compte. Il y a donc quelque chose d’aberrant, une charge d’ignorance, mais aussi d’incongruité et de fanfaronnerie déplacée, qui s’attachent au terme d’anthropocène. Comme s’il était une dernière mauvaise blague de l’Homme blanc occidental, avec ses Empires et son Capital.
Le terme « capitalocène », proposé par Andreas Malm, semble nettement plus approprié (nous l’utilisons régulièrement sur ce blog), puisqu’il inscrit la situation de la biosphère dans une histoire particulière, bien que devenue globale : celle du capitalisme et de ses développements industriels, qui sont à leur tour le fruit du croisement de plusieurs lignées historiques dont la formation des États antiques, la création de l’impôt et de la monnaie, le développement de l’activité bancaire, l’expansion du monothéisme, le servage, les déplacements de populations d’esclaves, la constitution d’un prolétariat déraciné, etc. (une histoire sur laquelle nous reviendrons prochainement sur le blog Symbiosphere).
À l’heure des GAFAM, alors que la logique de production, de consommation et d’exploitation capitaliste semble avoir envahi non seulement les espaces territoriaux les plus reculés, mais aussi les espaces subjectifs les plus intimes et la plupart des rapports sociaux et économiques, il nous semble que cette histoire de l’expansion capitaliste s’est muée en une véritable technoculture de l’entropie. Le marketing publicitaire, les algorithmes interactifs et l’affaissement de la politique dans un processus de feedback sondagier « peopolisé » sont quelques-uns des grands traits de cette nouvelle culture qui maximise l’agitation affective en même temps que la dispersion dans l’atmosphère de l’énergie accumulée par la biosphère, tout cela en encourageant sans relâche les transactions de toutes natures sur lesquels sont prélevés les profits du système parasitaire mondial capitaliste. Le phénomène des plateformes de travail et de service à la demande (« uberisation ») est l’un des aspects les plus spectaculaires de cette entropisation du social.
Le prix de cette accélération historique est donc une double entropie : (1) culturelle, avec la destruction des agencements sociaux au profit d’un émiettement de transactions socio-économiques et de réactions épidermiques d’appréciation-dépréciation ; (2) physique, puisque chaque interaction sert à faire rebondir la consommation d’énergie et de matière première à la surface de la terre, donc à dissiper de l’énergie dans l’atmosphère. Ainsi, la focalisation exclusive sur les individus et, au sein de chaque individu, sur ses états pulsionnels et émotionnels, au détriment des formations sociales et de la pensée articulée, témoigne de cette culture en situation de pulvérisation constante. Toutefois, elle n’est pas uniquement le fruit de forces économiques et sociales inconscientes et aveugles. Dans La stratégie du choc, Naomi Klein a insisté sur la dimension consciente, planifiée, de cette désintégration sociale au profit de l’élite financière mondiale. Cette stratégie a en effet été théorisée par les économistes néolibéraux tels que Milton Friedman et son « école de Chicago », avant d’être expérimentée à grande échelle dans les pays d’Amérique latine, sous l’égide de la CIA et de grands investisseurs. Conçu pour tirer profit des crises économiques, sociales et des catastrophes naturelles (p.ex. Katrina à la Nouvelle-Orléans), ce système de désintégration capitaliste semble avoir atteint sa « vitesse de croisière » avec l’ébullition permanente des « réseaux sociaux » et le bombardement polémique des « chaînes d’info ». Cette mutation a une explication technique : l’ordinateur connecté portatif, les plateformes « sociales » en ligne, l’e-commerce et le big data permettent désormais à la machine capitaliste de prospérer dans les micro-espaces qui autrefois lui étaient inaccessibles, et de pratiquer ainsi des milliards de « frappes chirurgicales » quotidiennes. Il peut donc mettre en oeuvre sa logique d’extraction, d’exploitation et de monétarisation à la vitesse de la lumière et à une échelle micro-individuelle, sans la médiation des macro-formations sociales (classes, corporations, États, clans, autorités villageoises et parentale). L’ironie de la situation étant qu’on ne manque pas d’une loquace intelligentsia « progressiste » pour se réjouir de la fin de ces intermédiations.
Cette agitation générale qui tend vers un désordre maximal est la définition même de l’entropie thermodynamique. Voilà pourquoi il paraît justifié et pertinent d’utiliser le terme « entropocène ». Il décrit les procès physico-chimico-économiques à l’œuvre dans la modernité, lesquels sont reflétés par la culture dominante de l’agitation sous contrôle du marketing néolibéral. Par rapport au « capitalocène », il présente l’avantage de ne pas ouvrir des débats – à notre sens dispensables – quant à savoir si c’est au capitalisme en tant que tel qu’il s’agit d’imputer un changement d’ère, ou bien au patriarcat, à la colonisation, au monothéisme, à l’industrialisation, l »informatique, etc.
La résistance à l’entropocène passe par une politique de la négentropie (cf. Bernard Stiegler : lire notre article ici), ou encore l’écologie intégrale de Félix Guattari et son auto-poïèse (exposée prochainement sur notre blog). Les deux concepts insistent sur la singularité du vivant, depuis la cellule jusqu’aux écosystèmes et aux sociétés humaines, y compris dans leurs dimensions esthétiques, éthiques, religieuses, comme formes créatives de résistance à la dissipation entropique de l’énergie. Ils impliquent de développer le goût du lien, de la complexité. La recherche créative et collective de nouvelles alliances naturelles-culturelles est, selon nous, une manière de faire vivre hic et nunc la lutte négentropique et l’émergence autopoïétique, en s’inscrivant sur des lignes de fuites symbiotiques hors de l’entropocène. Selon nous, la « symbiosphère » désigne l’ensemble des procès et relations constitutifs de la biosphère et de la croûte terrestre, c’est-à-dire le phénomène – biologique, social, créatif – inverse de l’entropisation.
La loi d’entropie (ou principe de Carnot) est l’une des trois lois fondamentales de la thermodynamique, avec la conservation de l’énergie et le zéro absolu de température. Elle postule le caractère irréversible de la dissipation d’énergie en chaleur résiduelle (et donc en agitation moléculaire). C’est un système qui exprime la finitude de toute chose dans l’univers. Nous l’exprimons avec nos mots, mais elle repose sur des équations mathématiques.
Sur cette problématique de l’anthropocène, petit échange avec une série de dessins que je suis en train de réaliser pour le Muséum d’histoire naturelle de Grenoble : https://1011-art.blogspot.com/p/planche-encyclopedie.html
Mais aussi par la série « Panta rhei » sur ce même sujet https://1011-art.blogspot.com/p/ordre-du-monde.html
Ou encore « Vous êtes ici » sur la disparition de la biodiversité : https://1011-art.blogspot.com/p/vous-etes-ici.html (série présentée au Muséum de Genève à partir d’octobre 2021)
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