Qu’est-ce que la symbiosphère ?

Entre nature et culture, entre émergence et fluence, entre subjectivité indécise et causalité imprécise, nous soulignons ici le rôle fertile, pour la pensée comme pour le réel, des symbioses. Ensemble, elles constituent ce que nous appelons la symbiosphère, cet ensemble vague et ouvert, cet horizon total mais décentré et pluriel, où les vivants entrent dans un risque commun, étendant le domaine de la négentropie (1) bien au-delà des organismes (relations, (éco)systèmes, umwelts, divinités, esprits, cultures…).

Catégorie floue et suspecte aux yeux de bien des biologistes de métier, longtemps négligée, la symbiose a ceci d’utile qu’elle nous force à penser les agencements (2) et leur émergence sur le vif. Elle exhibe un lien insaisissable qui ne se laisse pas réduire aux stratégies des espèces ou à l’égoïsme de leurs gènes, ni aux flux déterministes d’énergie et de matière de l’environnement. Ni au fond écosystémique, ni à la forme spécifique ou (méta-)génomique. Cela, c’est pour le plan biologique.

Plus largement, la symbiose fait signe, à chaque fois, vers cette déesse primordiale que tant de peuple reconnaissent et que les Grecs de l’époque archaïque connaissaient encore sous le nom de Gaia. Une matrice de vie, une matière première maternelle qui fait de nous des êtres toujours déjà liés, relationnels, par avance et de manière irréductible. Pour l’avoir oublié, ou pour en avoir fait des catégories existentielles abstraites (Autrui, Da-sein, Pro-jet…), nous avons peut-être fâché durablement la grande déesse endormie. C’est ce qu’expliquaient déjà les scientifique James Lovelock et Lynn Margulis avec leur « L’hypothèse Gaia ».

Ainsi, et à contre-courant de cette dérive anthropocentrée de la pensée abstraite et technique, chaque symbiose témoigne pour Gaia, chaque symbiose est le signe et la célébration de cette symbiosphère, non seulement au sens où Margulis et Lovelock l’ont mise en scène (une entité globale incluant la biosphère, le climat et une partie de la croûte terrestre, et présentant des dimensions d’interaction et d’autorégulation qui la rendent favorable au développement et à l’évolution de la vie), mais aussi, avant eux, les nombreux peuples indigènes de la Terre et les lointains précurseurs de nos civilisations.

Au-delà des questions strictement biologique ou écologique, la symbiose a aussi un autre talent. Elle propose de penser et de créer le lien entre développement humain et prospérité des écosystèmes à partir d’émergence plurispécifiques qui sont toujours situées, toujours locales. et dont la forme ne peut être déterminée à l’avance. Elle devient alors un éthos pour des créations culturelles, techniques, agricoles, artistiques… et un bioindicateur de résilience et de créativité négentropique pour des systèmes hybrides de toutes natures qui multiplient les liens et complexifient les réseaux de dépendance, sans jamais fonctionner à l’intérieur d’un ensemble fermé (p.ex. LA culture, L’esprit, Le social, LE champ de céréales…). Il en résulte une approche écologiste qui se veut résolument pluraliste, démocratique et constructiviste, plutôt qu’unanimiste, technocratique et conservatrice. Cela signifie qu’il n’y a pas un « mauvais » (p.ex. l’usage de combustibles fossiles) et un « bon » (les « renouvelables ») mode de développement ou comportement individuel. Il y a des pratiques de co-création entre les humains et leurs écosystèmes qui sont à créer, transformer, entretenir en y apportant le soin et l’attention qu’il faut, loin des objectifs d’optimisation, de rentabilisation, d’exploitation, trop souvent partagés par l’économie libérale et l’écologie gestionnaire.

Enfin, le projet Symbiosphere vise aussi à modifier notre rapport à l’histoire. Avec des tentatives d’uchronie ou d’utopie à rebours, mais aussi d’archéologie du présent profond, en quête de la terre et de ses alliances secrètes. Nous cherchons ainsi à nous libérer du fantasme technologique d’une « gouvernance mondiale », fût-elle écologique, intimement lié au concept de progrès. Nous voudrions désassembler les pièces qui ont permis le montage de la machine capitaliste et productiviste globale, pour rendre à chaque moment important de l’histoire ancienne, sa potentialité actuelle, son pouvoir de susciter l’alternative en se réappropriant autrement le cours du temps et le rapport à la terre.

(1) La négentropie est la capacité, propre au vivant, de fabriquer de l'organisation et d'accumuler de l'énergie à rebours de la loi de l'entropie, qui affirme le principe d'une dissipation générale de l'énergie conduisant l'univers à la désorganisation et la mort (lire p.ex. 10 concepts clés de la pensée de Bernard Stiegler).