Le Jésuite, l’Indien et les Communs.

Dans cet épisode : une rencontre imaginaire entre la série d’Arte « Le monde et sa propriété » et le film « The Mission », de Joffé. Les traits de Gaël Giraud et de Jeremy Irons se mêlent ici pour révéler les failles des idéaux légalistes occidentaux et mettre en perspective le destin tragique des peuples amazoniens. L’occasion d’interroger et mettre en perspective le concept de Commun.

Hommes et chien au parc. Photo : ©Martin_Collette

Dans le film The Mission (Roland Joffé, 1986), des missionnaires Jésuites s’enfoncent dans les hautes terres d’Amazonie pour y fonder des villages modèles évangélisés. L’action se déroule au XVIIIème siècle. Des Guaranis pacifiées et sédentarisés, christianisés par la musique, bâtissent des églises et chantent en chœur les louanges de Dieu, tout en continuant à vivre selon leurs coutumes, en symbiose étroite avec la forêt. Mais bientôt, en raison d’un transfert de souveraineté coloniale, les émissaires du roi et des entrepreneurs avides de richesse décident de reprendre le contrôle de la région, avec l’intention d’exploiter et réduire en esclavage la main-d’œuvre indigène. Pour sauver l’ordre des Jésuites et préserver l’alliance protectrice de l’Église avec l’État, les autorités religieuses imposent de démanteler les missions amazoniennes. Nos missionnaires, incarnés notamment par Jeremy Irons et Robert De Niro, font face à un douloureux dilemme : abandonner les Guaranis à leur sort ou mourir aux côtés des guerriers de la forêt.

Le souvenir du film, récemment revu, s’est imposé à mon esprit tandis que je regardais un épisode de la série « Le monde et sa propriété »[1], où des juristes et économistes s’expriment sur le concept de propriété, ses origines et ses implications. Parmi les thèmes abordés, il y a l’épineuse question des « communs ». Et au nombre des experts conviés à s’exprimer, se trouvait l’économiste Gaël Giraud, lui-même prêtre jésuite. Cette coïncidence minime a été comme le point focal d’une projection qui propulsa ce débat juridique et policé dans la jungle sud-américaine du dix-huitième siècle, les traits de Giraud se superposant à ceux de Jeremy Irons, déchiré entre sa quête d’un paradis terrestres et le réalisme sordide d’une Église à la remorque des États colonisateurs. Dans ce décor mouvementé où le droit se fait aussi touffu et obscur que la forêt la plus dense, j’eus la conviction que Giraud exprimait une position aussi ambigüe et illusoire que celle de ses aînés. Ce n’est pas là un motif de reproche, car c’est toute la thématique des communs qui se révèle imprégnée des paradoxes et difficultés d’un droit occidental voguant sur le cours tourmenté d’une histoire de spoliation et de domination, rendant utopique les efforts désespérés des belles âmes soucieuses d’ordonner le monde.

Utopie et formalisme juridique

Dans le sillage d’Elinor Ostrom, lauréate du Nobel d’économie, Giraud définit les communs en fonction d’un triangle qu’il présente comme « universel », et qui suppose que tout commun est une fonction à trois variables : la ressource (matérielle ou immatérielle), la communauté humaine et la règle d’usage (le droit). On ne doute pas que ces trois composantes puissent être dégagées dans de multiples cas particuliers. Il n’empêche que le cadre lui-même et sa prétention universelle interrogent. Ne repose-t-il pas sur des présupposés dominateurs ? Sur des distinctions ambigües ? Qu’entend-on par « règles » ? De quelle source émanent-elles ? Qu’est-ce qu’une communauté ou un collectif ? Et qu’est-ce qu’une « ressources » ? Sont-elles quantifiables, distribuables, utilisables ?

« L’opposition entre « commun » indigène et occidental est d’abord celle du rêve comme pratique collective risquée et du rêve comme idéal juridique. Le rêve indien et le rêve blanc. »

Comme le missionnaire du film, Giraud rêve de faire converger pacifiquement le droit (c’est-à-dire une institution de l’État colonisateur), la communauté (Guarani et Jésuites unis dans l’Église) et la ressource (la forêt et ses richesses, convoitées par les colons, aujourd’hui par des multinationales et les mafias qui gravitent autour d’elles). Mais dans ce rêve, qui définit proprement ce que la modernité nomme « utopie », quelque chose se perd, qui implique un autre rapport à la ressource et une autre conception de la communauté et de l’usage. Pour le comprendre, il faut invoquer un autre rêve. C’est le rêve collectif pratiqué par les Guaranis et d’autres peuples traditionnels, qui leur permet non seulement de faire communauté entre rêveurs, grâce à une technique de contamination orale dans les dortoirs[2], mais aussi avec les esprits de la forêts, responsables des plantes et des animaux (voir aussi notre article Les chemins du Rêve). Des rêves dont l’interprétation, jamais fournie d’avance, permet aussi de dégager des règles d’action pratiques au cas par cas (« dois-je tuer tel ou tel animal dont l’esprit m’a rendu visite ? »). L’opposition entre commun indigène et occidental est donc aussi, et peut-être d’abord, celle du rêve comme pratique collective risquée et du rêve comme idéal juridique. Le « rêve indien » contre le « rêve blanc ».

Contrepied : le commun obscur du « rêve indien »

En partant de cette opposition entre rêve « indien » et rêve « blanc », il devient possible de faire exister (peut-être est-ce là mon idéal inaccessible ?) une autre approche des communs, une approche « indianisée », plutôt que christianisée ou modernisée. Celle-ci commence par un contrepied complet à la proposition générique de Giraud-Ostrom. La question devient alors : et si les communs ne commençaient à exister que lorsque le schéma triangulaire de gouvernance d’Ostrom vole en éclat ? Et s’ils trouvaient leur origine et leur substance précisément dans l’invalidation ou la subversion des trois conditions énoncées précédemment ? Détaillons cela en nous inspirant de la réalité amazonienne.

Dans l’hypothèse ouverte par le « rêve indien », le commun se manifeste seulement lorsque :

  • la communauté cesse d’être vue comme seulement humaine, pour inclure des divinités, des lieux, d’autres éléments et êtres vivants, animaux, plantes, etc.
  • la différence entre l’élément humain et non-humain, et donc entre la communauté et la ressource, s’estompe par conséquent, la chose commune cessant d’apparaître comme une simple richesse productive pour se mêler à l’enchevêtrement d’un agencement inextricable d’interlocuteurs visibles et invisibles.
  • aucun formalisme juridique ne peut être imposé a priori à cette réalité instable, composite et polyvoque, dont les acteurs ont des points de vue irrémédiablement différents sur le monde, et ces points de vue demeurent en grande partie opaques les uns pour les autres.

Dans ce contexte de rêve indien, le commun résiste aux classifications et aux normes rigides, puisque c’est précisément du dialogue incertain établi avec les esprits des « choses » qui fait émerger, de manière toujours précaire, les règles d’action (art du rêve, mémoire de mythes, chamanisme de transe…) (sur l’animisme comme alternative radicale : lire p.ex. Descartes dans la forêt).

Les Blancs ont la langue fourchue

Dans The Mission, le Frère Gabriel annonce à ses ouailles guaranies que le village et son organisation communale seront démantelées, par décision de l’autorité ecclésiastique, mise sous pression par le pouvoir royal. Au nom des valeurs chrétiennes de paix et d’amour, il voudrait que ses paroissiens adoptent la posture de l’imitation du Christ, en se soumettant à la Volonté de Dieu, dont les voies sont aussi impénétrables que l’épais fourré amazonien se manifestent par le joug des Colons esclavagistes.

Le Cardinal est venu en personne annoncer la mauvaise nouvelle. Face aux protestations des Indiens, il se voit obligé d’en appeler à l’étrange sorcellerie institutionnelle de l’Europe chrétienne. Les Indiens écoutent mais ne s’en laissent pas compter. Au fil de la scène, leurs visages impassibles redeviennent le masque insensible du guerrier. Non pas qu’ils changent d’expression, mais dans la perception qui est la nôtre, ils se vident de la nature de bon sauvage que nous y avions mise pour se peindre à nouveau de l’énigmatique absence du guerrier. C’est en ce sens que l’on peut dire que les « sauvages n’ont pas de visage »[3]. Le Frère Gabriel, joué par Irons, joue les interprètes dans cette scène édifiante, qui mérite une retranscription.

  • Le cardinal : « Dites-leur qu’ils doivent se soumettre à la volonté de Dieu »
  • Le cacique : « La volonté de Dieu était de nous faire quitter la jungle pour venir ici. Pourquoi Dieu a-t-il changé d’avis ? »
  • Le cardinal : « Je ne prétends pas connaître les raisons de Dieu »
  • Le cacique : « Alors comment connaissez-vous la volonté de Dieu ? (…) »
  • Le cardinal : « Je ne parle pas pour Dieu mais pour l’Église, son Instrument sur terre… »
  • Le cacique : « Alors pourquoi ne pas parler au roi du Portugal ? »
  • Le cardinal : « Je lui ai parlé, mais il n’écoute pas. »
  • Le cacique : « Moi aussi je suis roi. Moi non plus je n’écoute pas… »
  • Un autre Guarani : « Nous n’aurions jamais dû vous faire confiance. Nous allons combattre. »

Si les Indiens n’ont « pas de visage », les Blancs eux ont deux paroles. Cette scène le révèle magistralement. Le cardinal prétend parler au nom de Dieu, mais les Guaranis ont tôt de fait de comprendre qu’il parle pour l’État. Alors le cardinal, qui avait espéré pouvoir compter sur la naïveté et la servilité des Indiens, se voit obligé de les initier aux arcanes institutionnelle de la religion d’État européenne. Il doit donc invoquer un troisième terme, l’Église, servant de médiation entre la Volonté divine (inconnaissable) et le monde imparfait (où l’État exerce son empire). Mais des Guaranis habitués à vivre immergés dans la réalité vivante de la forêt, savent parfaitement qu’une telle entité émergente ne peut vivre que de manière commensale. Et qu’elle n’a qu’un seul et unique but : survivre et se perpétuer. Ils en saisissent immédiatement toutes les implications pratiques.

La guerre, encore et toujours

Il ne faut au cacique Guarani que quelques secondes pour comprendre la situation et retirer son allégeance aux Blancs. Pour des Blancs bien intentionnés, c’est le lieu d’une grande déception. Un rêve qui s’effondre. Dans le commun co-construit par les Guaranis et les Jésuites se cachait un piège noueux que nous ne voulions pas voir, mais que les Indiens, en chasseurs habiles, savent déjouer. Comme prévu, le bon Frère Gabriel se trouve démuni devant leur réaction. Et tandis que les guerriers Guaranis s’échappent à leur propre visage, son visage a lui a tous les stigmates de la visagéité chrétienne. On y lit la souffrance, le désarroi, la honte et tout le poids de la condition de pécheur. Lui qui espérait avoir évangélisé les Indiens jusqu’au cœur et les avoir conduit là où l’homme adopte la figure du Christ en se soumettant à l’arbitraire ! C’était un malentendu. Mais il est très important de comprendre que ce malentendu n’est pas un « défaut de fabrication » du commun. Au contraire, il est nécessaire pour le faire advenir [12]. Seulement, il implique que la communauté formée par les Indiens et les prêtres n’existe et ne persiste que dans le cadre particulier de la mission, avec ses modalités de partage des terres et des ressources.

« le malentendu n’est pas un défaut de fabrication du commun. Au contraire, il est nécessaire pour le faire advenir. »

À l’évidence, le consentement des Guaranis aux règles de la communalité de la mission n’était pas une soumission à la Loi du Dieu unique, au sens où seuls les peuples bibliques l’entendent, en sous-entendant que toute autre spiritualité relève du fétichisme ou du satanisme (ce discours manichéen est aujourd’hui porté par les Evangélistes, avec des effets dévastateurs dans les cultures amazoniennes résiduelles[4]). C’était bien plutôt une addition de points de vue hétéroclites, dont la coexistence fructueuse exigeait parfois un utile quiproquo, qui fabriquait en ce lieu et ce temps précis du commun opérationnel.

Ce qui éclate alors au grand jour, c’est qu’aucune vérité et aucune règle, fût-elle divine, ne garantit le type de construction que sont les communs, qui ont au contraire besoin de tracés confus, de perspectives multiples, de zones d’obscurité soigneusement laissées en friche, abandonnées au métabolisme de la forêt (comme chacun sait, le monde n’est pas créé d’avance par Dieu, il se crée continument dans les forêts).

En Amazoniens avisés, les Guaranis savent ce que réclame ce genre de situation. D’instinct, ils détectent quand la guerre – qui est un état latent et permanent[5] – reprend ses droits. Une perspicacité qui manque à coup sûr à la gauche européenne d’inspiration chrétienne, qui recherche désespérément le consensus. Le cacique fait alors ce qu’on attend d’un chef amazonien (et on n’attend en réalité rien d’autre de lui, car son pouvoir n’existe que dans ce cadre[6]) : il prend les armes et mène ses troupes au combat.

Les communs du rêve indien n’instituent pas la paix comme un état permanent ou un idéal transcendantal. Ils exigent la guerre, au moins comme possibilité et comme risque. Au fond, cela ne devrait pas nous étonner. Comment pourrait-on en effet déjouer à la fois les puissances avides du Capital et les prétentions armées de l’État sans un haut degré de qui-vive, de ruse, de récalcitrance et d’agilité combative ?

Une construction qui nous construit

Mais si le commun est fabriqué là et procède nécessairement d’un bricolage instable, il n’en apparaît pas moins comme quelque chose de toujours préexistant. Cela fait partie du paradoxe fondateur d’une ontologie constructiviste bien pensée (c’est-à-dire ne menant pas aux dérives d’une déconstruction secrètement individualiste). Et c’est encore une leçon que nous donnent les peuples non occidentaux, notamment à travers l’anthropologie de Tobie Nathan ou Bruno Latour.

Toujours dans le même documentaire d’Arte, l’économiste togolais Kako Nubukpo illustre cette priorité du commun dans ce qu’il appelle « la culture africaine (sub-saharienne) de la propriété ». Selon lui, les Européens tendent à voir le commun comme une sorte de « milieu absent » entre la sphère du privé et celle du public, entre le marché et l’État, l’individuel et l’institutionnel, alors qu’en Afrique, le commun est au contraire ce qui définit et irrigue l’être même des personnes, des communautés, des États et de leurs droits. Il invoque « l’Ubuntu », qui signifie « je est nous ».

Terra nullius et castors menacés

Cet autre commun, qui renvoie aux Autres de l’Occident et de la modernité, il se dévoile ex absurdo dans les nombreux exemples où des paysages et des ressources ont été détruits par l’arrivée des colons blancs, et plus précisément par leur usage du droit et leur rapport dualiste à la ressource. Dans bien des cas, les communs des peuples autochtones ont été qualifiés juridiquement en terrae nullius, c’est-à-dire « terres de personne » (la notion est en réalité plus récente mais son principe a bien été appliqué, à travers la catégorie de res nullius, héritée du droit romain). Éventuellement accordé par le Pape, ce statut permettait à un État de s’approprier une terre sur laquelle aucun titre de propriété ni souveraineté n’étaient connus.

C’est justement là que le problème se noue. Car si ces terres et leurs ressources étaient de véritables communs (c’est aujourd’hui démontré pour le bassin amazonien, cf. notre évocation de l’Atlantis Viridis), c’est le fait de leur attribuer un statut de propriété juridique (qu’elle soit privée ou publique) qui a permis d’abolir leur régime d’usage communalisé. Un phénomène bien connu et étudié en Europe à travers l’épisode des Enclosures. L’idée de créer un nouveau statut qui sera une forme particulière du droit de propriété (éventuellement la propriété de la Terre elle-même) est sans doute une virtuosité très satisfaisante pour des juristes, mais c’est aussi un paradoxe, sachant que c’est précisément le concept de propriété (ou de propriété en puissance, d’appropriabilité comme terra nullius), qui a permis l’appropriation des ressources par des États et des acteurs privés dont les droits sont protégés par l’État, et déclenché la spirale de la destruction des « communs » – je préfère dire des mondes – précapitalistes.

Un exemple paradigmatique est l’histoire des castors canadiens, relatée par le juriste américain Franck Upham dans le documentaire d’Arte. Lorsque les Blancs arrivèrent au Canada, les castors « n’appartenaient à personne », mais les Indiens les chassaient abondamment et en tiraient de multiples bénéfices pour leurs usages quotidiens : viande, vêtement, graisse, etc. Les nouveaux arrivants se ruèrent sur cette ressource abondante et disponible et en seulement quelques décennies, les populations de castors s’effondrèrent dangereusement sous l’effet de la chasse des Blancs, motivée cette fois par le profit et l’exploitation de la « ressource ». Il a fallu rétablir (ou plutôt établir) un droit de propriété exclusif des Indiens sur certaines portions de territoires pour voir les populations de castors se reconstituer et prospérer à nouveau. Ce n’est donc pas la chasse qui menaçait la ressource et son milieu naturel, mais bien le fait de la concevoir comme ressource au sein d’un cadre juridique qui ne prévoit rien en-dehors d’une conception exclusive de la propriété. Ce qui n’appartient à personne peut (doit) être exploité et détruit par le premier Blanc venu.

La propriété et ses fantômes

En réalité, l’histoire même du concept de propriété est minée par un « vice de fabrication ». Je ne vais pas entrer ici dans le détail de cette histoire, dont on trouve une discussion dans le premier épisode de la même série d’Arte. Il nous suffit de comprendre deux choses essentielles.

(1) La première est que le droit de propriété provient du droit de posséder des esclaves (les États sont nés et ont prospéré avec l’esclavage, ceci est un fait qui ne connaît malheureusement pas d’exception notable[7]).

(2) La seconde est que l’abolition de l’esclavage légal a nécessité une transformation profonde du droit de propriété, dont le modèle n’était plus la relation du maître à l’esclave, mais de l’homme en général aux choses. Cette mutation moderne est abondamment commentée de nos jours pour avoir institué une division et une hiérarchie ontologiques entre le sujet et l’objet, mais aussi entre les humains et la nature.

Multiplier les sujets de droit ? (Laudato si)

Voilà pourquoi le modèle de la propriété, même dans le cadre d’une gouvernance commune, comporte un paradoxe problématique. Pour en sortir, l’idée a émergé d’attribuer la qualité de « sujet de droit » à des entités non humaines comme un fleuve, une forêt, une population animale, etc. Cette piste a-t-elle des chances d’aboutir ? Remarquons ce sont surtout des États d’Amérique latine, comme la Bolivie ou l’Équateur, qui ont franchi le pas en accordant explicitement la personnalité juridique à des milieux vivants au sein même de leur constitution. On peut y voir la marque d’un animisme autochtone encore vivace. La question de savoir comment ces nouveaux sujets de droits vont exprimer leurs griefs et défendre leurs droits est un autre problème, ce certains disent être un faux problème, puisqu’il existe de nombreuses solutions techniques, que l’on peut résumer par une seule disposition légale bien connue de chacun : l’avocat commis d’office.

Gaël Giraud est hostile à la multiplication des sujets de droits. Son argument paraît faible et pour tout dire ad hoc. Il estime que c’est faire le jeu du capitalisme (post-)libéral. Il semble plutôt que Giraud exprime ici un tropisme monothéiste et le poids de l’institution ecclésiastique. Sa position religieuse est particulièrement claire dans son invocation de la Bible. Il se réfère clairement à un passage de l’Ancien Testament où il est établi que l’homme a pour vocation d’être le maître de la nature, qu’il a même le devoir de la dominer et de la gouverner. Giraud ne se cache pas de cette référence, puisqu’il s’appuie sur ce passage en insistant, à la suite du pape François dans l’encyclique laudato si, sur la charge de responsabilité et le devoir de bienveillance qui accompagnerait cette injonction à la domination.

Comme le Frère Gabriel dans The Mission, le Père Gaël rêve d’un monde unifié et pacifié sous la loi d’un Dieu Bon, instituée par des hommes de bonne volonté. Comme dans The Mission, cette utopie est suspendue à la condition que le Roi adopte le point de vue de l’Église, que l’homme blanc régente le monde avec amour et sagesse. Tout cela sans compter sur le capitalisme, qui rôde à la lisère des communs, pour en sucer la ressource, tel un vampire. Giraud lui-même décrit cette situation avec les réseaux sociaux : Facebook n’est-il pas un lieu de socialité où nous tous nous créons en permanence du commun, lequel se trouve manipulé et exploité par la multinationale américaine ?

Questions d’échelle

Peut-être faut-il alors se tourner vers des analystes moins épris d’utopie et de solution globale, comme Anna Tsing qui montre, dans son important livre « Le champignon de la fin du monde », comment des espaces « péricapitalistes » subsistent aux marges du marché capitaliste et de la surveillance des États[8].

Selon Tsing, il n’existe plus de lieu autonome où l’on peut s’échapper de la logique capitaliste pour penser une alternative globale, mais il existe partout des possibilités de faire grandir des poches de résistance commune et d’organisation informelle spontanée, dont la production n’obéit pas en elle-même aux lois du marché, bien que celui-ci parvienne toujours – en lisière – à en capter les potentialités de plus-value (d’une certaine manière, les incontrôlables mouvements d’opinion et les représentations déformantes du « complotisme » appartiennent à ce potentiel dangereux mais néanmoins porteur de vie et de résistance). C’est pourquoi le capitalisme d’extraction-exploitation est en train d’être remplacé ou complété par un capitalisme de captation, qui a déjà « compris » le parti qu’il peut tirer des « communs » et de tout ce qui échappe à la privatisation.

Pour le juriste Bertram Lomfeld, interviewé lui aussi dans le documentaire d’Arte, il existe toutes sortes d’opportunité de faire du commun au sein même de l’espace étatique et capitaliste, dans des formes d’insularité partagée, à l’échelle d’un village, d’un quartier, d’un bois, d’un parc, d’une rivière, etc. Et si cette notion d’échelle était la clé de l’émergence et de la résistance du commun dans le monde occidentalisé ? Il faut peut-être aller au bout de cette logique et considérer que le commun n’est possible qu’à l’échelle réduite d’un topos qui lie indissociablement des personnes et des pratiques à un lieu vivant.

À cet égard, Anna Tsing établit une distinction capitale entre système scalable et système non scalable. Les systèmes scalables peuvent être développés à très grande échelle sans en modifier les paramètres fondamentaux. Typiquement, il s’agit du modèle de l’agriculture industrielle, basée sur d’immense monocultures bourrées d’engrais et de pesticides. Plus c’est grand, mieux c’est. Et tant pis si, pour obtenir cet effet de scalabilité, il faut saccager les paysages, la santé, la biodiversité. Au contraire la cueillette de champignons dans les forêts d’Oregon, comporte un élément d’imprévisibilité et une dimension symbiotique avec la ressource (à l’image de la symbiose du champignon avec certaines essences arborescentes), qui le rendent essentiellement non-scalable. C’est pourquoi le capitalisme ne peut en prendre le contrôle, même avec l’aide de l’État.

Ces considérations de fond sont négligées par Giraud, et même balayées par la juriste très « progressiste » (et très légaliste) Eva von Redecker. Selon celle-ci, les communs devraient se développer à une échelle la plus vaste possible, globale de préférence car c’est là que les effets seront les plus massifs. Von Redecker invoque des arguments tels que l’efficacité, la compétence ou encore la division du travail. Des notions pas très « communes » en réalité, qui sont empruntées à cette vision scalable du capitalisme technocratique. En somme, il faudrait un État totalisant (sinon totalitaire) pour faire face à un capitalisme globalisé. Et il faudrait que cet État adopte un droit communaliste pour déjouer les effets d’une superstructure productive individualiste.

Les communs, de la tragédie à l’ironie

Les paradoxes du communs me semblent parfaitement symbolisés par la proposition de Giraud, lorsqu’il s’exclame, enthousiaste : « Et si on décidait maintenant que l’Amazonie était un commun, c’est-à-dire une ressource affectée au bien commun de l’humanité ! ». L’ironie saute aux yeux, car le « on » qui prendrait cette décision rêvée ne peut être qu’un alter ego de celui qui a conquis et largement détruit l’Amazonie, en invoquant d’ailleurs en partie la même raison : le « bien commun » ou le progrès de l’humanité. Ce « on », avec toute la bonne volonté qu’y mettent Giraud et le Frère Gabriel, n’en est pas moins un « on » qui vole l’Amazonie aux Guaranis en y instituant la propriété, qu’elle soit privée, publique ou commune.

En voulant répondre au cynisme des néo-ou-post-libéraux, qui invoquent la « tragédie des communs »[9] pour légitimer la privatisation du monde, on en vient à reproduire involontairement un geste d’appropriation colonialiste, à répéter un usage du droit qui a servi à détruire le tissage des mondes communs. L’ironie est d’autant plus mordante que des études récentes ont confirmé ce que nous savions déjà : la meilleure façon de préserver l’Amazonie est d’en laisser l’usage aux peuples autochtones. Alors que la forêt pluviale est coupée et dégradée à une allure folle, avec des effets probablement irréversibles, notamment climatiques, on observe en effet que les zones confiées aux peuples indigènes demeurent pratiquement intactes[10].

S’il s’agissait réellement de sauver la forêt, le mieux serait par conséquent de la laisser en dehors de notre droit. Bien entendu, et j’en suis conscient, c’est là une position de principe qui ne résiste pas à la logique d’appropriation des entreprises et des mafias et milices qui leur servent de bras armé et exécutent ses basses œuvres. Car pour notre malheur, en naissant, l’État a donné vie à son Autre destructeur : ces « Barbares » sans terre et sans lois, dont on redoutait jadis les hordes de pilleurs sanguinaires, et qui forment aujourd’hui les forces les plus vives du capitalisme financier et de la horde qui prolifère à sa périphérie. À côté de l’État, et partout d’où il s’absente, déferle désormais la violence du Capital (nous évoquons l’origine de cette dialectique dans La chèvre et le capitalisme).

Pour ne pas conclure. En pratique.

Par son enracinement dans le droit de propriété et la responsabilité biblique de l’Homme dominateur, la catégorie juridique du Commun se révèle profondément problématique. Pour autant, ce qu’elle recouvre mérite d’être interrogé, soigné et cultivé. Et il se peut que son usage juridique soit un bien, ou à tout le moins un moindre mal. Tout, finalement, est une question de pratique. Les pratiques qui créent et entretiennent ces mondes partagés, qui ne sont pas des paradis inviolables ni des sanctuaires légaux, mais des expériences un peu bancales, toujours provisoires. La mission des Jésuites en était une, précaire, sans doute vouée à l’échec. Les luttes et les modes de survie des peuples indigènes, dans les régions reculées d’Amazonie et d’ailleurs, en sont d’autres. Ces exemples ne fournissent pas un mode d’emploi pour créer une société globale apaisée ou des îlots de communisme sanctuarisés. Ils nous disent que tout est fragile et que, pour ceux qui tiennent à leur monde et à ses liens vivants, il n’y a pas d’autre issue que de bricoler, parfois de combattre, et peut-être de s’éteindre avec ce monde, comme ce fut le choix de nombreuses tribus isolées d’Amazonie[11].

Tout était condensé dans le film The Mission. À commencer par la réalité en trompe-l’œil des communs, fantasmés par les Blancs aux âmes tourmentée, dans leur quête du Bien. Avec des Guaranis et des Jésuites qui cohabitent au sein d’une création baroque édifiée sur des perspectives disparates et un malentendu fécond, où la musique sacrée se mêle aux chants rituels des chasseurs, où la promesse céleste de vie éternelle se mélange aux vies et morts échangées avec les esprits de la forêt. Le rôle de l’État et du Capital s’y expriment dans leur cynisme et leur brutalité. Et l’angélisme utopique des prêtres y démontre son caractère inopérant, contreproductif.

Les communs n’existent que lorsqu’ils exigent de nous plus qu’un intérêt circonspect et une adhésion de l’esprit. Comme idéal, le commun ne vaut pas tripette. Alors, s’il existe une issue à ces contradictions de Blanc, il faut sans dire ceci : le fond de l’affaire, c’est de la faire. Ou : les choses se font toutes seules, mais elles ne se font que quand on les fait. Aussi, notre regard doit-il se tourner vers ceux qui expérimentent et luttent dans les interstices feuilletés des espaces « péricapitalistes » de Anna Tsing, qui rappelle que la vie dans ces espaces est nécessairement précaire, incertaine et impure, puisque telle est la dernière condition humaine connue. Entre négociation permanente et guerre latente, occuper le terrain. Une leçon qui n’est pas donnée par des juristes, mais par les zadistes.


[1] Documentaire en 4 épisodes de Christophe Clerc, visibles sur Arte.tv.
[2] Comme je l’ai plusieurs fois évoqué, ceci est décrit dans le livre d’Eduardo Kohn Comment pensent les forêts. Les rêves sont interprétés collectivement et relatés à haute voix pendant la nuit. Une forme de synchronisation des expériences oniriques se met en place de cette manière.
[3] Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari expliquent que les individus des peuples traditionnels n’ont « pas de visage » au sens où nous l’entendons, depuis que le mot persona (gr. Prosopon) a cessé de signifir masque pour signier « personne » (ou « visage »), c’est-à-dire expression lisible, livre ouvert d’une intériorité subjective.
[4] Cf. Barbara Glowczewski, Réveiller les esprits de la Terre,éd. Dehors, 2021.
[5] Cf. Pierre Clastres, Archéologie de la violence, L’Aube, 2016 (1977).
[6] Cf. Pierre Clastres, La société contre l’État, Minuit, 1974.
[7] Cf. p.ex. James C Scott, Homo domesticus, la Découverte, 2019.
[8] Anna Lowenhaupt Tsing, La Découverte, 2017 (2015). Tsing y décrit l’organisation informelle de la cueillette du matsutake par des marginaux et des migrants dans les forêts de l’Oregon, et la manière dont ses produits sont prélevés et valorisés sur le marché japonais de luxe. Incidemment, on notera que Tsing relève, dans les campements et forêts à matsutakes, une référence constante à la guerre comme arrière-plan commun des cueilleurs, qui en sont pour la plupart des survivants et des victimes. L'expérience de la guerre serait-elle indissociable de la possibilité d'un commun échappant à la fois à la gouvernance étatique et à la destruction capitaliste? 
[9] Nom de la célèbre théorie de Garrett Hardin, dans un ouvrage parue en 1968, selon laquelle un accès libre à une ressource limitée mène nécessairement à son épuisement (l’homme étant par nature un optimisateur égoïste, selon l’anthropologie libérale).
[10] Cf. Qin, Y., Xiao, X., Liu, F., de Sa e Silva, F., Shimabukuro, Y., Arai, E., & Fearnside, P. M. (2023). Forest conservation in Indigenous territories and protected areas in the Brazilian Amazon. Nature Sustainability, 1-11.
[11] Cf. p.ex. Pierre Clastres, Chronique des Indiens Guayaki, ou encore Philippe Descola, Les lances du crépuscule.
advenir [12]. Seulement

[12] Dans Métaphysiques cannibales, Eduardo Viveiros de Castro développe l’idée selon laquelle l’équivoque foctionne comme une catégorie transcendantale de toute relation interspécifique ou interculturelle, dans la métaphysique perspectiviste et pluraliste des Amazoniens.