Biomimétisme ou symbiotechs ?

Le biomimétisme doit-il être dépassé ou complété ? Réflexion inspirée par la lecture du livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, « Le vivant comme modèle ».

ENGLISH SUMMARY

Dans leur livre, « Le vivant comme modèle », Gauthier Chapelle et Michèle Decoust commencent par poser avec lucidité et gravité les enjeux liés à l’avenir de l’espèce humaine sur cette planète, soumise à un mode de développement insoutenable selon eux. Ensuite, le livre développe l’approche biomimétique dont Gauthier Chapelle est un spécialiste reconnu, multipliant les exemples en s’élevant graduellement des structures microscopiques des matériaux vivants dotés de propriétés désirables jusqu’aux vastes écosystèmes productifs domptés en souplesse par l’agroécologie. Or, dans les premiers chapitres  de ce panorama, les auteurs admettent à plusieurs reprises que les innovations proposées n’ont pas permis de relever les défis écologiques. Bien souvent, ces technologies ont eu un effet négligeable ou neutre du point de vue environnemental. Dans certains cas, elles ont induit de nouveaux gaspillages, infligés de nouveaux surcoûts énergétiques, entraîné de nouvelles fuites en avant productivistes. Quand elles ne sont tout simplement pas restées lettres mortes. Le contraste est saisissant avec le cas de l’agroécologie, abordé dans les derniers chapitres du livre, notamment avec l’étude d’une ferme en permaculture hautement productive. Les questions que nous nous posons sont dès lors les suivantes : l’agroécologie est-elle un exemple « parmi d’autres » de biomimétisme ? ou doit-elle son succès à  une méthodologie différente, plus exigeante, irréductible au seul fait de s’inspirer des trouvailles de l’évolution ? et dans ce dernier cas, ne faut-il pas préciser ou modifier la terminologie pour éviter de rassembler dans un même panier des techniques et solutions durables et d’autres qui ne sont pas soutenables ?

Tout se passe comme si la construction de « Le vivant comme modèle » superposait deux logiques. Une logique scientifique et descriptive, annoncée d’emblée, consiste à s’élever du niveau moléculaire jusqu’aux symbioses et aux écosystèmes, en passant par le métabolisme, la forme, l’architecture, etc. Mais selon une autre logique sous-jacente, tacite, qui semble se construire au fil des pages, les auteurs semblent cheminer vers une nouvelle approche, qui tendrait à dépasser les promesses de performance, de rapidité, de rentabilité que porte (encore) en lui le biomimétisme*. Un exemple résume à lui seul ce renversement en cours d’écriture : après avoir décrit un rêve avorté de photovoltaïque organique (en bref, créer artificiellement des arbres électriques), le livre aborde en fin de parcours un projet beaucoup moins faustien d’agroforesterie, où il s’agirait de collaborer avec les arbres pour en tirer nourriture, microclimat, hygrométrie favorable, combustible renouvelable… On sent bien ici que les déterminants de l’anthropocène (changement climatique, épuisement des ressources, tension des écosystèmes) impose de dépasser les seuls critères du biomimétisme pour embrasser une réalité plus complexe qui pose l’enjeu de notre coexistence avec les réalités naturelles que nous étudions, imitons, exploitons…

Sous cet angle, le livre de G. Chapelle et M. Decoust témoigne peut-être d’une profonde mutation en cours dans l’approche moderne des sciences de la vie. Une mutation quelque peu forcée par les premiers effets catastrophiques du « capitalisme à tombeau ouvert » sur la disponibilité des ressources, l’intégrité des écosystèmes et la stabilité du climat, mais qui repose également sur les récentes recherches en biologie des symbioses, comme nous le verrons plus loin. Plus profondément, cette mutation suggère un changement de paradigme dans la culture contemporaine, qui nous ferait sortir de l’impératif moderne de domination et d’instrumentalisation de la nature énoncé au XVIIème siècle, et dont le biomimétisme resterait un héritier, manifestant en somme une forme subtile d’extractivisme, consistant à tirer les idées cachées dans le vivant pour les reproduire à l’échelle de notre avidité économique.

Dans le nouveau paradigme, partagé par l’agroécologie la plus en vogue et les systèmes traditionnels les plus ancestraux, l’être humain ne peut tout simplement pas faire abstraction de sa propre place, il ne peut plus se considérer en position de domination instrumentale, ni même en position de neutralité « scientifique » (n’est-ce pas ce que signale le passage à l’anthropocène : l’impossibilité d’une description sans implication ?). Le point de vue des acteurs humains, qui suppose bien évidemment la production de leurs moyens de subsistance, doit désormais aussi s’insérer dans de vastes réseaux relationnels qui tiennent compte d’autres points de vue que le nôtre : celui des microorganismes qui assurent la fertilité du sol ou la santé de notre tube digestif ; celui des prédateurs qui trônent au sommet de vastes écosystèmes productifs et régulateurs du climat ; celui des pollinisateurs qui assurent depuis des millénaires la reproduction de leurs partenaires végétaux avec une précision et une expertise inégalable. Alors, il ne s’agit plus de compétition mais de collaboration avec les autres (inter)acteurs des écosystèmes que nous habitons et que nous sommes. Collaboration toujours délicate, à construite dans chaque situation, dans chaque écosystème, de manière productive certes, mais aussi en veillant à ne pas en bouleverser les équilibres.

Il s’agit en somme d’acquérir les compétences des symbiontes. L’intérêt récent pour les symbioses, la découverte de leur abondance et de leur importance évolutive, signalent à mon sens le changement de paradigme énoncé plus haut au sein des sciences du vivant, où l’écologie et l’éthologie ont permis de tempérer quelque peu le triomphalisme du néodarwinisme et du « tout au génome ». Un symbionte est capable de manipuler les fonctions de son hôte et d’en détourner les produits à son avantage. Toutefois, cela ne se fait pas au détriment de son partenaire ou hôte, qui de son propre point de vue, exécute bien souvent les mêmes actions d’effraction et de piratage à son avantage. Par exemple, si les recherches récentes montrent l’importance du microbiome pour la santé de mammifères tels que nous, des auteurs ont aussi avancé l’hypothèse que l’apparition des métazoaires, avec leur tube digestif, peut être considéré comme une adaptation des bactéries à la vie terrestre aérobie, leur offrant des conditions physico-chimiques favorables ainsi qu’un apport régulier en nutriments. L’alternative est stérile, mais elle présente l’intérêt de mettre en lumière ce basculement culturel vers une vision de la nature comme irréductiblement multiple et pluraliste. Comprendre ce monde ne peut plus se résumer à dresser la liste des vainqueurs et celle des perdants. Dans ce monde, plusieurs « vérités » coexistent parce que plusieurs points de vue coexistent. C’est pour nous une leçon majeure de la science des symbioses.

Quitter le paradigme de domination et de contrôle intellectuel, mais aussi de profit économique, pour envisager un nouveau rapport mutualiste avec la biosphère, toujours situé par des pratiques locales (tant d’exemples peuvent nous inspirer, depuis la médecine traditionnelles jusqu’à la vinification, sans parler de la domestication des céréales ou le pâturage extensif), c’est aussi opérer un glissement d’une ambition purement technologique vers une vision pluraliste et collaborative des rapports productifs que nous entretenons avec notre environnement (et avec nos semblables). Bien que je crois être en accord avec le propos du livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, je suggère donc d’utiliser le néologisme symbiotechs (pour « symbiotechnologies ») pour clarifier la transformation en cours. Il me semble refléter les nouveaux enjeux de ces pratiques à inventer, mieux que le terme de biomimétisme, encore teinté du prométhéisme qui dominait à l’époque où il a été forgé.

En conclusion, le champ de la recherche biologique, tout comme le livre de Gauthier Chapelle et Michèle Decoust, témoigne de manière éclairante qu’une transformation est à l’œuvre, notamment avec le développement de l’agroécologie (la discipline fait son entrée à l’Université Libre de Bruxelles cette année) et de la médecine du microbiome, qui a récemment fait l’objet d’un programme lancé très officiellement par la Maison Blanche. Ces disciplines en plein essor préfèrent le tissage patient de relations à long terme avec les interacteurs des écosystèmes* « champs » et « corps » aux techniques invasives maximisant le rendement immédiat en éliminant des acteurs considérés comme « nuisibles », avec des effets imprévisibles et des coûts souvent inaperçus. Ce changement apparaîtra à certains comme un retour en arrière, simplement parce qu’il nous ramène en-deçà de l’ambition de la science moderne et de l’exaltation productiviste des trente glorieuses. Il n’est en rien un renoncement à la science. Il demande au contraire plus de science, mais aussi une science plus variée, plus pratique, plus locale. Une science qui ne cherche ni à éliminer, ni à modifier, ni à exploiter son objet, mais à établir avec lui des relations durables, productives et bénéfiques en développant si besoin est des « symbiotechs » de plus en plus fines et complexes. Cette science n’est pas humble mais joyeuse, si la joie de comprendre consiste, comme le pensait Spinoza, à augmenter son pouvoir d’agir et de sentir tout en nouant des relations bénéfiques avec ceux qui nous entourent.

* Ici aussi je propose un néologisme pour ceux qui en sont friands, en parlant plutôt de « symbiosphère » que d’écosystème, qui a encore le goût d’un objet scientifique que l’on peut tenir à distance.

Chapelle G. et Decoust M., Le vivant comme modèle. Albin Michel, 2015.