Amis, ennemis : le Comité Invisible en 10 citations.

« A nos amis », du Comité Invisible, est ici condensé en 10 fragments commentés. Et prolongé par quelques réflexions pour une écologie révolutionnaire.

1. page 29.

« Il n’y a pas d’humanité, il n’y a que des terriens et leurs ennemis – les Occidentaux de quelque couleur qu’ils soient. »

Les auteurs du Comité Invisible (CI) commencent par ironiser à propos de la foi dévote que les anticapitalistes vouent à la crise. La crise est leur ultime objet transactionnel. Ils rêvent que cette crise, ou la prochaine, sera celle qui mettra enfin à terre la bête capitaliste. « The Big One ». Pourtant, la crise est aujourd’hui un instrument parfaitement intégré dans la doctrine du gouvernement capitaliste. « Si tu veux imposer un changement, conseillait Milton Friedman à ses Chicago Boys, déclenche une crise. » (22) « Nous ne vivons pas la crise du capitalisme, mais au contraire le triomphe du capitalisme de crise. » (25) Rapidement, le CI requalifie la crise sur un plan métaphysique : « la crise est avant tout celle de la présence » (31) : « l’incroyable étrangeté au monde de l’homme occidental, celle qui exige par exemple qu’il se fasse maître et possesseur de la nature ». Si bien qu’il faudrait parler de « la catastrophe que nous sommes ». Avant de constater que « notre civilisation est déjà morte » (29). N’est-ce pas, d’ailleurs, dans une forme de « démence » morbide que l’Homme s’est récemment « proclamé « force géologique » » à travers la notion d’anthropocène ? Il s’affaire désormais, obsessionnellement, à consigner ses propres dégâts, suivant les seuls modes de rapport au monde dont il est encore capable : il « calcule la vitesse à laquelle disparaît la banquise » et « mesure l’extermination des formes de vie » (32). Après ce constat de croque-mort goguenard, le CI clôture ce chapitre initial, à la tonalité faussement désespérée, en ouvrant l’accès à un nouveau terrain, procédant à une tabula rasa en vue d’installer les luttes futures sur un nouveau plan. En effet, c’est sur triple deuil que doivent s’édifier désormais les combats. Deuil de « l’humain » car « « Mettre l’humain au centre », c’était le projet occidental. Il a mené où l’on sait. » (33) Deuil des promesses de la crise à venir : « il n’y a pas d’autre catastrophe que celle qui est déjà là » (36). Deuil de la paix. « Il n’y aura jamais de paix sur cette terre. Abandonner l’idée de paix est la seule paix véritable » (39).

2. page 43

« Ce n’est pas « le peuple » qui produit le soulèvement, c’est le soulèvement qui produit son peuple. »

C’est sur une philosophie de l’événement et du devenir d’inspiration deleuzienne que le CI fonde son ontologie révolutionnaire. L’insurrection ne s’appuie pas d’abord sur une idéologie qui aurait infusé dans la population ou sur un ensemble de déterminismes socio-économiques ou culturels, pour acquérir ensuite sa dynamique propre . C’est au contraire cette dynamique, surgie de l’événement, qui transforme ceux qui portent l’insurrection et en font un collectif, un peuple révolté. Par conséquent, le contenu des soulèvements ne réside pas dans leurs revendications (généralement d’ordre financier ou fiscal) mais dans le simple fait d’être là ensemble, occupés à transformés les gestes quotidiens d’organisation – qui s’occupe des courses ? que va-t-on boire et manger ? – en un grand refus : « le dégoût de la vie qu’on nous fait vivre » (48), qui « ne mérite pas d’être vécue » (47). Ainsi, si l’événement crée son peuple, s’il porte sa propre positivité, il rassemble aussi par une négativité que le CI qualifie d’« éthique ». C’est ce que ne veulent pas voir les jugements socio-économiques. Ainsi, dans les crises politiques et sociales qui agitent l’Europe, autour de la question de l’austérité, le CI distingue l’affrontement de deux vérités éthiques et anthropologiques ou culturelles : « être austère, dans les pays de culture protestante, est plutôt tenu pour une vertu ; être austère, dans une bonne partie du sud de l’Europe, c’est au fond être un pauvre type ». « Ce qu’il faut opposer aux plans d’austérité, c’est une autre idée de la vie » (51). Rappelons que l’éthique, suivant Spinoza, est une science des modes d’être, qui doit nous conduire à l’accroissement de la joie et à la réduction de la tristesse.

3. page 78

« La question du gouvernement ne se pose qu’à partir d’un vide, à partir d’un vide qu’il a le plus souvent fallu faire. »

« Gouvernance » est le mot sinueux qui se glisse désormais partout, comme enjeu « démocratique » ou simple procédure technique, « qui s’impose dans tout domaine, que ce soit dans la gestion de soi, des relations, des villes ou des entreprises » (68). Elle est peut-être liée à ce que Deleuze appelle « axiomatique » dans l’Anti-Œdipe, à savoir cette reconfiguration permanente du capitalisme par laquelle il se rend insaisissable, car les auteurs ajoutent : « nous perdons une à une toutes les batailles parce qu’elles sont livrées sur un plan dont nous n’avons toujours pas trouvé l’accès (…) Nous cherchons le pouvoir à l’état solide quand cela fait bien longtemps qu’il est passé à l’état liquide, sinon gazeux. » Mieux : la fluidité a fini par devenir une valeur propre à la démocratie libérale. « Plus c’est fluide, plus c’est gouvernable ; et plus c’est gouvernable, plus c’est démocratique. Le single métropolitain est évidemment plus démocratique que le couple marié, qui lui-même est plus démocratique que le clan familial », etc. La gouvernance, la légitimité à gouverner, c’est bien ce qu’il s’agit partout d’imposer à travers une stratégie d’atomisation individuelle et un formidable échafaudage de valeurs morales dites « progressistes » (tout ce qui exalte et « empowere » l’individu isolé est progressiste. Bon. Tout ce qui le maintient attaché à des dépendances et agencements collectifs est rétrograde. Mauvais.) On touche au fondement mythologique hobbesien de la civilisation moderne occidentale. Et « Machiavel (…) tombe d’accord sur ce point avec les fondateurs de la démocratie américaine : « Lorsqu’on édifie un gouvernement, on doit partir du principe que tout homme est un fripon » postulait Hamilton. » (77) « Comme l’a montré Marshall Sahlins, cette idée d’une nature humaine qu’il revient à la culture de contenir est une illusion occidentale » (78). Mais elle est aussi autoréalisatrice. Et est-il nécessaire de préciser que cette vision est entretenue à grand renfort de science néodarwiniste, dont l’objectif final est toujours de démontrer que chaque être vivant agit dans son seul intérêt individuel. Et pourtant, « Pour la majeure partie de l’humanité, l’égoïsme que nous connaissons bien n’est pas naturel au sens normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou d’ensorcellement ». Autrement dit, la nécessité de gouverner dans le paradigme moderne suppose qu’il a fallu « créer un vide autour de l’individu ou bien en lui, avoir créé entre les êtres un espace assez déserté pour que l’on puisse se demander, à partir de là, comment on va agencer tous ces éléments disparates ». « Sortir du paradigme du gouvernement, c’est partir en politique de l’hypothèse inverse. Il n’y a pas de vide, tout est habité, nous sommes chacun d’entre nous le lieu de passage et de nouage de quantités d’affects, de lignées, d’histoires » (79). C’est donc une autre vision du monde, qui est aussi une autre inscription dans le monde, que requiert le projet révolutionnaire.

4. page 90

« C’est par les flux que ce monde se maintient. Bloquons tout ! »

Comme on en fait l’expérience continuellement, la gouvernance « démocratique » est entièrement une affaire technocratique, gestionnaire et managériale. À force de réduire les individus à des égoïsmes flottant dans un milieu vide, le gouvernement du monde a fini par s’identifier avec le réseau matériel des infrastructures techniques qui permettent à la fois de relier, de maintenir isolés et de contrôler les individus : « le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde » (83), il est « l’organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, designé » (84). Il est d’autant plus imparable qu’il devient invisible en tant qu’il est la condition de toute visibilité. « Nul ne le voit parce que chacun l’a, à tout moment sous les yeux – sous la forme d’une ligne à haute tension, d’une autoroute (…), d’un supermarché ou d’un programme informatique ». Ou encore : « le gouvernement n’est plus dans le gouvernement » (85). Sans surprise, les opposants politiques sont ainsi transformés par le système médiatique en agents de divertissement (Beppe Grillo : clown de profession). L’avènement de l’internet global avec ses technologies connectées nomades (qui n’ont en réalité rien de nomades puisqu’elles nous assignent à résidence dans un système de coordonnées qui recoupe en permanence notre position avec les intérêts des puissances qui façonnent le réseau et exploitent ses « hubs » commerciaux) fait figure d’apothéose pour ce paradigme de gouvernement. Il ne s’agit plus seulement de figer des paysages et canaliser les flux matériels dans des structures de profit, mais de canaliser et numériser jusqu’aux flux mentaux, de cognition et d’adhésion. Il est amusant que l’on regarde le passé prémoderne comme une prison mentale faite de croyances superstitieuses, alors que « Le pouvoir, désormais, est l’ordre des choses même, et la police chargée de le défendre. » (86) « Attaquer physiquement ces flux, en n’importe quel point, c’est donc attaquer politiquement le système dans sa totalité. » (93) Dès lors, la «perspective révolutionnaire ne porte plus sur la réorganisation institutionnelle de la société, mais sur la configuration technique des mondes » (95). Ainsi, « tant que nous ne saurons pas comment nous passer des centrales nucléaires, (…) aspirer à l’abolition de l’État continuera de faire sourire » (96). La révolution serait donc un projet technique d’agencement collectif de maîtrises techniques disparates. Un agencement qui n’est pas une unification : « Construire une force révolutionnaire aujourd’hui, c’est (…) articuler tous les mondes et toutes les techniques révolutionnairement nécessaires » (97). Nous y reviendrons, mais notons ici que ces mondes qui résistent à la gouvernance, sont nécessairement des survivances ou des anomalies locales, qui n’ont pas vocation à s’étendre de manière coloniale ou impériale. Leur « universalité » se limite à leur capacité à s’articuler entre elles.

5. page 119

« Imagine-t-on le désert humain qu’il a fallu créer pour rendre désirable l’existence sur les réseaux sociaux ? »

Alors, donc, que « les nouvelles technologies (…) tissent, non seulement leur toile sur la Terre, mais la texture même du monde » (107), on assiste de toute évidence à la fusion d’un principe de gouvernement et d’un projet technologique. Sous les tentes des activistes et au sommet des tours de Manhattan, le même mantra retentit : « connexion, réseau, auto-organisation », preuve qu’une « certaine manière de penser et de gouverner (est) en train de gagner ». Pour le dire simplement : « Ce qui se cache, avec Google, (…) est un projet explicitement politique. » (106) D’ailleurs, « On ne cartographie jamais que ce dont on médite de s’emparer. » « À l’heure des réseaux, gouverner signifie assurer l’interconnexion des hommes, des objets et des machines ainsi que la circulation libre, c’est-à-dire transparente, c’est-à-dire contrôlable, de l’information » (105). Ce projet de gouvernement prend la suite d’un autre projet : l’économie politique comme art de gouverner, en commençant par « éviter la disette pour éviter l’émeute » (109). « L’économie politique n’a jamais été une réalité ni une science ; elle est née d’emblée, au XVIIe siècle, comme art de gouverner les populations. (…) Mais le paradigme de l’économie et de la « confiance » entre individus supposés rationnels et égoïstes est désormais rendu superflu par la reconfiguration de l’humain : « Tout comme l’économie politique a produit un homo oeconomicus gérable dans le cadre d’États industriels, la cybernétique produit sa propre humanité » (112) : « un être sans intériorité, (…) un selfless self (…) Un être qui, armé de son Apple Watch, en vient à s’appréhender intégralement à partir du dehors, à partir des statistiques qu’engendre chacune de ses conduites. Un Quantified Self » (111). Bien que le texte ne soit pas totalement explicite, il est important de préciser que ce Moi « relationnel » est en fait vide, y compris des relations qui le constituent, parce que celles-ci sont entièrement prédéfinies, standardisées et digitalisées par le réseau des technologies connectées qui sont appelées à faire intrusion jusque dans nos tissus biologiques. L’humain « augmenté » vit dans un « environnement » et des « écosystèmes » qui excluent tout ce qui ne peut être numérisé, un environnement « dont le modèle est la ville intelligente » (112). « Les citoyens ne sont donc plus des subalternes mais des smart people : « des générateurs d’idées, de services et de solutions » » (113), comme le scandent les experts du MIT. Alors chacun est continument productif : puisque « je produis, en permanence, de la donnée (…), ma vie quotidienne, comme stock d’information, reste intégralement valorisable. J’améliore en continu l’algorithme » (114). Une société qui s’adapte en temps réel à ses composantes individuelles, une société globale sur mesure, à condition que la mesure soit celle de l’économie et de la technologie des données. Mais malgré ce changement de paradigme, le même projet de gouvernement se poursuit, la société de contrôle élevée à la puissance de la vie connectée. Certes, des « initiatives fleurissent, qui incitent à se déconnecter ponctuellement » (118), mais « la tentative se révèle bien sûr vaine. Le sympathique week-end en bord de mer avec sa famille et sans smartphone se vit d’abord en tant qu’expérience de la déconnexion ». Pourtant, prédisent les auteurs, « C’est sa misère qui, à la fin, abattra la cybernétique » (119). Car pour faire de l’intelligence artificielle l’objet désirable, l’espérance messianique qu’elle prétend être, il a d’abord fallu « appauvrir l’expérience humaine jusqu’au point où la vie n’offre guère plus d’attrait que sa modélisation numérique. »

6. page 125

« le cauchemar de cette époque ne tient pas en ce qu’elle serait l’ère de la technique, mais l’ère de la technologie »

Comme cela a été mentionné, il ne s’agit toutefois pas d’opposer une vie pure ou naturelle à une vie bardée de techniques. La technique est un mode normal d’être-au-monde. Tellement normal qu’on ne le voit plus : « le caractère technique de notre monde vécu ne nous saute (…) aux yeux qu’en deux circonstances : l’invention et « la panne » » (124). « On ne fait que s’incorporer des techniques ». Et par conséquent, « il n’y a pas d’essence humaine générique ». Les techniques fabriquent à la fois, et de concert, des sujets et des mondes. Or, ces mondes « ne sont pas hiérarchisables » (125). « Pour hiérarchiser les mondes, il faut y introduire un critère », et « dans le cas du progrès, c’est simplement la productivité quantifiable des techniques ». Le progrès est donc synonyme du profit, mais surtout un opérateur de transformation des techniques en moyens de production appropriables et valorisables, évaluable à l’aune de leur rendement. Par conséquent, « il n’y a de progrès que capitaliste, et c’est pourquoi le capitalisme est le ravage continué des mondes ». Capitalistes et marxistes, embarqués dans le même paradigme productiviste, manquent tous deux « la nature éthique de la technique ». « La technologie n’est pas le parachèvement des techniques, mais au contraire l’expropriation des humains de leurs différentes techniques constitutives » (expression sui est donc à prendre au sens fort). « L’ingénieur est le spécialiste et donc l’expropriateur en chef des techniques, celui qui (…) propage partout sa propre absence de monde (…) une figure triste et serve » (126). Inutile de dire combien la thématique d’une utilisation libre et consentante des outils de la technologie, sa mise au service des intérêts de l’individu, supposés préexistants, est une fable issue directement du service marketing de l’entreprise capitaliste, et destinée d’abord à façonner l’homme. « La liberté et la surveillance relèvent du même paradigme de gouvernement » (128). Dans le gouvernance libérale, on ne règne pas directement sur les corps, on fabrique des camisoles floquées aux emblèmes de la liberté. « On ne gouverne que des sujets libres, et pris en masse », assène le CI. Prenant à revers la « bêtise » et « l’infantilisme » des libertariens, qui prennent l’individu pour une réalité intangible, le CI conçoit l’individu comme une coproduction de sa liberté et de sa surveillance. « Pour l’individu, il n’y a de liberté que surveillée » (129). Le CI lui oppose le thème ancien de l’amitié, soulignant que « « friend » et « free » (…) proviennent de la même racine indo-européenne qui renvoie à l’idée d’une puissance commune qui croît ». Ils admettent : « Être libre et lié c’est une seule et même chose. Je suis libre parce que je suis lié, parce que je participe d’une réalité plus vaste que moi ». Symptomatiquement, les mouvements de revendications qui ont marqué l’histoire récente des réseaux sociaux sont au contraire des processus dans lequel l’identification ne se fait pas à quelque chose de plus vaste que soi, mais à quelque chose de plus nombreux et identique à soi.

7. page 148

« La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent. »

Depuis des décennies, la contestation s’épuise en arguties, telles l’opposition entre radicaux et pacifistes, conduisant immanquablement à des exclusions mutuelles. Alors que le culte du radicalisme s’enferre dans une quête désespérée de pureté, le pacifisme est au pire un cache-sexe pour la lâcheté, au mieux une erreur d’appréciation. « La mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile ou sénile d’admettre l’existence de l’altérité » (140). Or, « s’il y a une multiplicité de mondes, (…) de formes de vie, alors la guerre est la loi », « le conflit est l’étoffe même de ce qui est ». Le CI témoigne ici du fond héraclitéen de sa pensée. « Il n’y a pas jusqu’à notre système immunitaire qui ne repose sur la distinction entre ami et ennemi » (141). Par « guerre », les auteurs n’entendent pas le carnage, la volonté d’écraser ou la puissance militaire, mais un certain art de vivre, l’art de s’allier pour faire survivre et croître la révolte, et à travers elle, la possibilité d’un monde. Le CI effleure ici la question qui nous préoccupe sur ce blog, celle d’une culture des symbioses, d’une symbiopolitique, puisqu’il s’agit pour eux de « faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent » (148). Preuve que « la guerre n’a au fond rien de militaire », les auteurs soulignent que « dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale ». Aux exigences de pureté et de radicalité, ils opposent donc l’idée d’une attention à porter à tous les micro-devenirs révolutionnaires, aux convergences inattendues, telles que l’association « des anarchistes et des mémés catholiques » sur une même ZAD. Autant de braises fragiles et précieuses qu’il s’agit de couver. Car ce qui menace le plus l’entreprise révolutionnaire, c’est la division qui la guette, à travers des concepts tels que l’intention individuelle. Cela, les organisateurs de la contre-révolution l’ont parfaitement intégré, nous y reviendrons. Ironiquement, « dans le dernier demi-siècle, les non-militaires se sont mis à rejeter la guerre sous toutes ses formes (…) au moment même où les militaires développaient un concept non-militaire, un concept civil de la guerre » (150). La guerre est donc devenue la forme normale de gouvernement, « la contre-insurrection, la doctrine militaire est devenue principe de gouvernement » (155). Entre insurgés et gouvernements, il y a donc «une asymétrie ontologique, et donc un désaccord sur la définition même de la guerre » (161). « Gouverner, n’a jamais été autre chose que dénier au peuple toute capacité politique, c’est-à-dire prévenir l’insurrection » (162). « C’est tout l’enjeu de la bataille qui fait sourdement rage après toute insurrection : dissoudre la puissance qui s’y est trouvée ». Dans un vocabulaire encore plus franchement spinozien : « couper les gouvernés de leur puissance d’agir, c’est ce que fait la police chaque qu’elle tente (…) d’« isoler les violents » » (163). Lorsque cela est nécessaire, on vide les quartiers, on brise les enclaves et dans les médias, on fait exister des « casseurs », « extrémistes » ou « anarchistes ». Ici encore, il y a plus qu’une simple analogie avec la biologie des symbioses. Car c’est formellement la même guerre que l’agriculture industrielle mène aux écosystèmes, à travers la désignation et l’éradication des « parasites », « adventices » et autres « nuisibles », complétées par la manipulation des plantes cultivées aux moyens de la génétique. Et tout comme la ZAD, l’agroécologie résiste à l’agroindustrie en créant des écosystèmes riches et productifs, qui engagent du cultivé et du sauvage, du végétal, du microbien et de l’animal, de la nature et de l’humain dans des symbioses multiples et situées. « Habiter pleinement, voilà tout ce que l’on peut opposer au paradigme de gouvernement »* (166), conclut le CI.

8. 186

« Faire sécession, c’est habiter un territoire, assumer notre configuration située du monde »

Selon le CI, les mouvements révolutionnaires des années 60-70 et le contre-feu néolibéral qui s’en est suivi ont porté un coup fatal à la fiction d’une société globale harmonieuse, un accomplissement universel de la promesse des trente glorieuses. « Margaret Thatcher a seulement eu la franchise de l’avouer » (175). Une bonne partie de la gauche reste embourbée dans le deuil vain d’une société fantasmée, qui était avant tout une fiction commode pour les gouvernants, supposés se mettre au service de ladite société. « Le capital (…) ne se pose plus le problème de la « société », mais celui de la « gouvernance » (181). Il a depuis longtemps tourné le dos aussi bien à la « société globale » qu’aux sociétés nationales, et « entrepris une restructuration territoriale » (177). La nouvelle géographie capitaliste est dessinée pour des élites nomades qui sillonnent la planète, en transit permanent, entre couloirs d’hôtel et halls d’aéroport, dans des métropoles interchangeables « tissant un monde dans lequel ce qui compte est la mobilité, et non plus l’attachement à un lieu » (176). Mais « une collection d’über-métropolitains (…) ne fait certainement pas une société, même globale. L’hyper-bourgeoisie qui négocie un contrat près des Champs-Elysées avant d’aller écouter un set sur un toit de Rio et se remettre de ses émotions en after à Ibiza figure plus la décadence d’un monde, dont il s’agit de jouir en hâte avant qu’il ne soit trop tard, qu’elle n’anticipe un quelconque avenir ». Il n’est donc plus question d’un « progrès » général, d’une convergence des humains dans l’abondance et la paix du capital. Il s’agit de dessiner une géographie, certes mondiale, mais duale, par laquelle le capitalisme « sélectionne ses élus » (181). En gros : « les grandes régions métropolitaines en compétition les unes avec les autres pour attirer les capitaux et les smart people ; les pôles métropolitains de seconde zone qui s’en sortent par la spécialisation ; les zones rurales pauvres qui vivotent ». La réalité qui se cache derrière la constitution de ces pôles d’attraction métropolitain est souvent violente, car on ne construit jamais mieux que « sur un tas de ruine ». L’exemple de Détroit, cimetière industriel transformé en cité jeune et cool tournée vers l’innovation, est un témoignage parmi d’autres de « ce qui a été justement nommé « stratégie du choc » » (181), et qui consiste à détruire ou laisser mourir villes, pays et quartiers, pour ensuite en faire un terrain d’expérimentation aux mains d’une population jeune et diplômée. Dans cette nouvelle géographie, le CI observe qu’une brèche s’ouvre : la possibilité, dans ces territoires déclassés, de faire sécession. Exploiter pleinement le risque propre de cette nouvelle géographie néolibérale par la « fuite d’une partie des populations vers des périphéries où elle s’organise en communauté autonome » (186). « Faire sécession, c’est habiter un territoire, assumer notre configuration située du monde, notre façon d’y demeurer, la forme de vie et les vérités qui nous portent, et depuis là entrer en conflit ou en complicité ». Mais cette « autre géographie, en archipel, discontinue, intensive » (187), ne doit pas nous jeter dans les bras de l’idolâtrie du local. « Il y a tout à perdre à revendiquer le local contre le global » (190, nous y reviendrons). À la forme molle et vide du local, autant qu’à la pseudo-société globale, le CI oppose l’existence de mondes. Chaque monde est situé – et local en ce sens – mais rien ne l’empêche de chercher à nouer des amitiés et des complicités avec d’autres mondes situés. Ainsi, les mondes avec leurs modes d’être, leurs ethos, ne sont pas sagement juxtaposés dans leurs terroirs locaux. Ils peuvent entrer en conflit, mais aussi en collusion pour contrarier la prétention globale qui ne cesse d’organiser leur dissolution. Ce point s’articule selon moi avec la question de « l’indigénité », comme nous le verrons. Il est possible, en effet, que la nouvelle territorialité capitaliste nous invite à retrouver le statut d’indigène et les vertus de résistance qui s’y attachent**.

9. page 202

« Déclarer la Commune, c’est consentir à se lier. »

La Commune est de retour. Comme dispositif d’émergence politique mais aussi comme rapport aux autres et au monde. Toutefois, il ne faut pas se tromper sur ce que cela signifie. « Ce qui fait la Commune (…), c’est le serment mutuel prêté par les habitants d’une ville ou d’une campagne de se tenir ensemble (…) le pacte de se confronter ensemble au monde. » (201) La commune est donc un engagement situé, un vœu de résistance qui se fomente dans la conscience d’habiter en commun un territoire. Dès lors, la méfiance est de mise à l’égard du récent engouement pour les « communs », ces ressources naturelles inaliénables et autres infrastructures collectives-globales. « Quand bien même ces « communs » passeraient entre les mains d’une nouvelle espèce de bureaucrates, rien au fond ne changerait de ce qui nous tue » (210) et lamine la planète. On peut bien distribuer de l’empowerment et du micro-crédit à tout va, il s’agira toujours d’exploiter jusque dans ses moindres replis un monde qui n’a d’autre  statut que celui de capital. À bonne distance de cette nouvelle entreprise de contrôle et d’organisation marchande, où il s’agit seulement de s’approprier collectivement ce qu’on ne peut privatiser, les communes « ne revendiquent pas l’accès ni la prise en charge d’un quelconque « commun » ». En somme, le commun perd sa virulence lorsqu’il devient une chose, une ressource à administrer, et cesse d’être un lien. Rarement on trouvera exemple plus efficace de la différence entre la vision d’un monde-stock et celle d’un monde-liens. La question centrale est donc celle du territoire, non comme espace homogène divisible et appropriable, mais comme lieu d’habitation commun. Et tout se passe comme si le capitalisme était l’art consommé d’empêcher des territoires de se former. « Nous héritons de la modernité une conception de l’espace comme étendue vide, uniforme et mesurable » (203). Or, « le monde sensible ne se donne pas à nous ainsi ». Aujourd’hui, alors que « les forces d’occupation pensent l’espace comme un réseau ininterrompu de clusters auquel différentes opérations de branding donnent l’apparence de la diversité, la commune se pense d’abord comme rupture concrète, située, avec l’ordre global ». Il n’est pas indifférent que le CI puise ses illustrations des communes dans l’anthropologie des peuples indigènes. On y trouve en effet une indissociation de la terre et du peuple. Citant un Indien Nahua : « Le territoire est notre espace de vie, les étoiles (…), l’eau, le sable (…) la forêt, notre mode d’être (…), notre façon de parler » (204). Je voudrais ici ajouter un développement complémentaire. Il me semble que la commune, pour répondre pleinement aux exigences de notre vie terrestre, ne devrait pas s’arrêter aux habitants humains. Les peuples indigènes ne définissent pas le commun comme une forme de propriété foncière ou naturelle, qui leur appartiendrait en communauté. Et ce, parce qu’ils forment déjà une communauté avec des entités non humaines, divinités qui peuplent les forêts, esprits d’animaux et de plantes. Leur façon d’habiter est intimement tissée des liens bio-écologiques. Il y a donc des raisons écologiques et symbiotiques à la dimension « située » des communes indigènes. C’est ce que j’ai exposé ailleurs en abordant la faculté de « faire peuple au-delà de l’humain » comme capacité de résistance proprement indigène aux destructions capitalistes**.

10. page 231

« Notre force ne naîtra pas de la désignation de l’ennemi, mais de l’effort fait pour entrer les uns dans la géographie des autres. »

La question suivante, déjà évoquée, est celle des liens entre communes, et donc de leur faculté de lutter contre un système capitaliste qui lui, est résolument globaliste. S’il ne s’agit pas, pour un mode d’être situé, de s’imposer comme la forme de vie universelle, il ne s’agit pas pour autant de se replier sur une dimension locale, qui ne serait qu’une façon de prêter allégeance. C’est donc qu’il y a une troisième voie, entre le local et le global. La « machine révolutionnaire » doit s’affairer constamment à établir des connexions, des rencontres et des convergences entre les mondes, entre les communes. C’est à une immense conspiration des communes qu’en appelle le CI. Conspirer est le mode commun de résistance des communes. Les communes sont locales, mais leur conspiration est mondiale. Le projet révolutionnaire impose alors d’abandonner la traditionnelle logique dialectique des marxistes, qui attendent l’avènement d’une société sans classes, produit final d’une lutte des classes mondiale. Le CI cite Foucault : « La logique dialectique (…), c’est une logique qui fait jouer des termes contradictoires dans l’élément de l’homogène. Et à cette logique dialectique, je vous propose de substituer une logique de la stratégie (…), elle a pour fonction d’établir quelles sont les connexions possibles entre des termes disparates et qui restent disparates » (229). C’est pourquoi il n’y a pas de Grand Soir de réconciliation finale à attendre. Revoici le thème héraclitéen de la guerre au cœur de la pensée du CI. Comme nous l’avons vu, il faut vivre avec la guerre comme possibilité. C’est à ce prix, et non au prix d’une quelconque simplicité volontaire que les mondes humains pourront reconnaître leurs limites (même si les frontières ont aussi une naturalité : « Les frontières des communes sont pleines de sens » (202), elles sont ce qui délimite le territoire au sein duquel un mode d’être s’exprime pleinement – elles sont donc écologiques – et peuvent servir de garde-fou contre la tentation de la démesure et de la conquête). Mais là où la guerre est possible, les alliances le sont tout autant. L’alliance entre des modes d’être différents, et qui ne doivent pas être réductibles les uns aux autres – puisqu’ils sont l’expression de différents « terroirs » ! – voilà la stratégie à suivre pour déjouer « l’apparence de diversité » du territoire connecté global, et défaire l’occupation capitaliste sur une ligne de front insaisissable et mouvante. Cela implique non seulement d’habiter son site avec aplomb, mais aussi de ne pas se laisser identifier par une terminologie incapacitante. La logique d’alliance est la seule arme contre la contre-insurrection et ses mille manières de nous fixer dans des catégories elles-mêmes globalisantes et déracinées pour rendre les luttes inoffensives car antagonistes entre elles. Ces antidotes sécrétés par le système global ont pour noms « minorités » (aussi transversales que possible) et « idéologies » . Diviser pour régner reste la bonne vieille recette, mais elle ne fonctionne que si l’on accepte les principes de division de l’empire. Et bien sûr, il s’agit aussi de refuser l’anthropologie individuelle de l’homo oeconomicus, qui fait de chacun de nous un être de besoin. « Les besoins ont été historiquement produits, par l’arrachement des hommes à leur monde. (…) Longtemps, il n’y a eu que des façons de vivre, et non des besoins. On habitait une certaine portion du monde et l’on savait comment s’y nourrir, s’y vêtir, s’y amuser » (216). Certes, la commune répond aux besoins de la communauté dans le cadre des ressources disponibles localement et des alliances de proximité. Mais « la commune répond aux besoins en vue d’anéantir en nous l’être de besoin ».

* Lire aussi notre article « Non merci, on habite ici… »

** Voir notre article L’impératif indigène.