Mythologie grecque et biologie (partie 1: Gaia).

Lorsqu’Hésiode compose sa Théogonie, il ne fait pas seulement un récapitulatif et une synthèse des dieux et cultes épars qui hantent la mémoire et peuplent les territoires dispersés du monde archaïque, depuis le Péloponnèse jusqu’en Crète et aux rives orientales de la Méditerranée. Il fait également émerger la première forme d’une rationalité typiquement grecque, reposant sur un ordonnancement des savoirs et des représentations, de manière à proposer un catalogue articulé et organisé des puissances, de leurs rapports d’ordre et d’engendrement. Ce discours bien grec, mais qui hérite déjà d’un vaste monde de savoirs et de pratiques, je vais essayer d’indiquer qu’il est aussi porteur d’une biologie qui peut chanter jusqu’à nos oreilles. Conscient du risque bien réel de projeter anachroniquement nos propres savoirs sur cette origine hésiodique de la pensée européenne, je prends la précaution de préciser ceci : la biologie n’est pas prise ici dans le sens étroitement contemporain de la synthèse moderne entre darwinisme sélectionniste et théorie génétique moléculaire, mais simplement en tant qu’une pensée du vivant. La mythologie grecque est bien une pensée du vivant, de la vie, et de son histoire. Enfin, signalons que le poème d’Hésiode constitue une tentative parmi d’autres de faire cette synthèse. Car l’art de multiplier les divinités et d’explorer leurs relations, en intégrant la diversité des cultes et des représentations dans un métabolisme culturel en cours perpétuel d’invention, était l’un des plus vigoureux dans le monde antique avant l’expansion du monothéisme.

  1. Gaia, Ouranos, Pontos : la naissance d’un monde vivant

Souvenir et survivance de cultes préhistoriques largement répandus, la figure inaugurale de la mythologie d’Hésiode est Gaia, la Terre « aux larges flancs ». Elle émerge dans la gueule ouverte de Chaos, dont le nom signifie la béance ou la faille, et est suivie immédiatement d’Éros, ce dieu sans descendance, mais qui préside lui-même à toute descendance, en apportant à la Terre sa puissance propre, celle de l’engendrement et de l’attraction irrésistible. Ainsi, la Terre devient la Terre Mère, par l’adjonction d’une puissance séparée d’engendrement, par où l’on reconnaît déjà la rationalité éprise d’idées qui caractérisera la philosophie grecque. C’est donc par une ouverture dans le néant, à la faveur d’une perturbation momentanée, que subrepticement s’insinue la matrice de toute vie, Gaia, la Terre porteuse de tous les dieux, les hommes et les animaux. À l’aune de notre savoir d’aujourd’hui, on imagine ce désordre dans la matière, cette petite déviation du cours entropique de l’univers, ce tourbillon imprévu, qui fait surgir, comme un accident chimique, une puissance autonome s’échappant provisoirement du morne néant qui précède tout destin. Quelques rebelles molécules se mettent à chevaucher leur propre sort, et bientôt à répliquer obstinément leur modus vivendi.

La présence d’Éros lancera la Terre-Vie dans un processus d’engendrement prolifique. Ses deux premiers nés sont issus d’une reproduction asexuée. Il s’agit d’Ouranos (Ciel) et de Pontos (Mer). Ouranos est présenté comme capable de « couvrir » la Terre, dont il est l’égal. En le définissant comme le « ciel couronné d’étoiles », Hésiode lui impose une limite que l’on pourrait dire sublunaire. Cet environnement céleste, qui est en rapport intime avec la Terre, évoque pour nous l’atmosphère, bien qu’Hésiode devait en avoir une idée bien moins matérielle. Les deux premiers nés de Gaia sont donc des milieux qui baignent et entourent Gaia. Ces puissances environnementales vont alors fertiliser la Terre en s’unissant à elle. Et ainsi, Gaia donnera naissance à un long cortège d’autres divinités, peuplant peu à peu le monde qu’elle a ouvert en fomentant la vie en son sein.

Les premiers engendrements sexués inaugurent deux lignées de créatures et de dieux : la lignée ouranienne et la lignée « pontienne ». La descendance de Gaia et Ouranos donnera ultimement les divinités olympiennes, ces puissances d’ordre, de hiérarchie et d’harmonie esthétique, auxquelles la discorde, le complot et la guerre ne sont pourtant pas étrangers. Ces divinités règnent sur le monde connu et instituent l’ordre humain et social. Elles sont coextensives aux développements de la civilisation grecque consciente de sa grandeur. On y retrouve les grandes divisions des sociétés indo-européennes selon Dumézil : guerriers, prêtres, producteurs. Avec une priorité attendue de la fonction guerrière, généralement associée aux castes supérieures chez les peuples indo-européens. Mais avant cela, la descendance ouranienne de Gaia a établi des générations plus anciennes, désormais destituées, que sont les Titans, les Cyclopes et les Cent-Bras, autant de puissances préhistoriques et monstrueuses, aux dimensions gigantesques. De l’autre côté de sa généalogie, l’union de Gaia et Pontos établit une lignée de monstres marins, où l’on compte notamment les gorgones à tête de méduse. Tous ces êtres mythiques peuplent les légendes anciennes et des mondes lointains.

Dans cette double fécondité de Gaia, flanquée de ses deux géniteurs, le Ciel et la Mer, il est aisé de saisir le pressentiment d’une pensée de la vie et de ses origines. La Terre vivante émerge du morne chaos de l’entropie en créant son propre battement, rythmé par l’engendrement des générations, et générer ainsi ses propres formes et leurs relations. Résumons cela. Associée à Eros, principe d’engendrement portant la double dimension de la reproduction en général (y compris asexuée) et de l’attraction en particulier (sexe), Gaia inaugure une histoire proprement biologique. D’abord elle engendre d’elle-même (par parthénogénèse) l’atmosphère, où l’on pourrait entrevoir l’ère inaugurale de la vie microbienne, dont la respiration va lentement enrober la Terre*. Dès lors et pour toujours, toute vie émerge dans l’union intime et perpétuelle de la Terre et de l’air d’une part, de la Terre et de l’eau d’autre part. Dans chacun de ces deux milieux, Gaia génère alors une lignées de puissances nombreuses et variées. L’une d’elle conduira à des systèmes d’ordre et de hiérarchie. Elle crée d’abord une génération de divinités géantes, ensuite le panthéon des dieux qui règlent la vie de la nature et des hommes au temps de la civilisation. Il est possible d’y déceler la tendance évolutive vers de grandes communautés d’espèces en équilibre plus ou moins stable, comme cela s’est produit déjà durant l’ère primaire et l’ère secondaire, avant que des catastrophes ne fassent disparaître la quasi-totalité des espèces anciennes (singulièrement les espèces géantes), libérant le terrain pour de nouvelles vagues de spéciation et de diversification évolutive. Du côté marin, celui de Pontos, Gaia engendre des créatures monstrueuses, difformes, inquiétantes. Dans ces deux lignées et ces différentes générations, on peut entrevoir deux grandes forces à l’œuvre dans l’évolution du vivant. Une force qu’on dira « d’ordre », parce qu’elle tend à instituer et perpétuer des formes spécifiques ayant chacune leur génie propre, leur place et leur fonction (les panthéons naturels). Et une force de mutation, de création hasardeuse et sauvage, générant des monstres, souvent éphémères, mais parfois « prometteurs ».

Dans son geste à la fois rationnel, historique et créatif, la mythologie d’Hésiode s’appuie sur une pensée profondément vitaliste. Ce n’est certes pas une biologie au sens où beaucoup l’entendent aujourd’hui, avec des concepts déterministes et matérialistes moléculaires. Mais c’est une pensée du monde comme processus vivant, palpitant, respirant, copulant. Mieux qu’une intuition vague de nos concepts contemporains, cette pensée est à son tour la mère porteuse d’une biologie toujours vivante, et toujours dissidente, que l’on décèle chez Nietzsche, von Uexküll ou encore Margulis. Une biologie des puissances et des relations, qui déborde du corset de la modernité scientifique, en héritant de la célébration poétique des fondateurs de la civilisations gréco-européenne et plus lointainement encore, depuis que des femmes et des hommes gagnent chaque jour leur subsistance au flanc large de la Mère Gaia, en apprenant à craindre, tromper, capter ou dompter ses puissances.

À suivre :

  1. Poros et Tekmor, divinités des voies métaboliques

  2. Hermès et Hestia ou l’hésitation cellulaire

  3. Apollon et Dionysos, la résilience entre ordre et désordre

  4. Appendice en contrepoint : la Création monothéiste

* Cf. « L’hypothèse Gaia », de James Lovelock (1978). Dans cet ouvrage, Lovelock développe l’idée selon laquelle l’atmosphère est à la fois le milieu et le produit de la vie, et il fait l’hypothèse (controversée) que la composition de cet atmosphère est maintenue dans des proportions favorables à la vie par des mécanismes de contrôle propres à l’écosystème global.