Nature, limites et pandémies : la colère d’Artémis

La déesse de la chasse et des forêts vierges aime à décocher la flèche empoisonnée des épidémies contre ceux qui ignorent ou transgressent les limites entre la cité et l’espace sauvage. L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais elle n’est pour nous que le début d’une enquête au long cours, qui vise à décrire une géopolitique artémisienne des virus et plus généralement l’efficace des modes de pensée non modernes pour habiter les mondes vivants…

Parmi les réflexions qui courent en ces temps de pandémie, il en est une qui suggère que la destruction des écosystèmes naturels, la dégradation de la biodiversité et la perturbation des échanges et interactions entre zones naturelles et zones anthropisées, favorisent l’émergence incontrôlable de nouveaux virus chez les humains. Cette hypothèse est basée sur une science écologique robuste et documentée (résumée notamment dans ce rapport du WWF). Cependant, ce n’est pas l’objet premier de cette petite contribution. C’est en effet sur un autre chemin que nous a conduit le lien entre pandémie et composition des espaces anthropiques et sauvages. Un chemin qui nous mène, une fois encore, à l’aube de la Grèce archaïque. Il nous conduira à questionner une notion fréquemment agitée en ces temps de péril écologique, celle de « limite ». Nous tâcherons d’entrevoir comment une déesse oubliée pourrait rendre un peu de son efficace à cette notion.

Dans la Grèce ancienne, une déesse veille à la frontière entre monde sauvage et monde cultivé. C’est Artémis, la vierge chasseresse, alter ego de la Diane romaine. Le domaine d’Artémis, ce sont les terres sauvages (agros) : forêts profondes, montagnes incultes, marais, prairies humides, rivages et plaines inondables. Elle est honorée à l’extérieur de la cité (polis) et de ses dépendances, les zones cultivées. Plus exactement : à la limite ou à la frontière extérieure de ce monde cultivé et régenté par l’homme. Pour aller à la rencontre d’Artémis, il faut tourner le dos au centre « politique » de la cité et traverser les champs et pâtures, pour s’aventurer à l’orée d’un monde qui n’obéit pas aux règles établies par l’homme.

Les couleurs aposématiques de la guêpe avertissent les prédateurs de sa dangerosité. D’autres espèces d’hyménoptères et de diptères inoffensifs utilisent des couleurs similaires pour éviter les prédateurs. Mais cette stratégie ne fonctionne pas sans les guêpes, dont la présence est nécessaire pour assurer l’apprentissage des prédateurs. C’est donc une forme – très distendue – de symbiose protectrice qui unit ces fausses-guêpes à la guêpe. Image : http://www.sillonbelge.be

Passages et transgressions

Cette position de la déesse Artémis à la lisière du monde sauvage, comme gardienne d’une porte invisible entre deux régimes d’être, deux espaces, deux légalités, elle se manifeste de deux manières, dans les deux grands types de fonctions qu’elle assure dans le monde grec [1].

D’une part, Artémis préside aux rites d’initiation des jeunes gens. Les jeunes garçons deviennent des guerriers aptes au combat à la suite d’une rude initiation au cœur du monde sauvage, faite de jeux, de bagarres et de chasses, souvent féroces, débridés et anarchiques. Chez les jeunes filles, c’est une autre sauvagerie qui est en jeu, et une autre transition qui est assurée par Artémis. Avant le mariage, les jeunes femmes se dirigent vers la forêt. Chants, danses et transes les préparent à la transformation qui les fera entrer dans la vie conjugale. Symboliquement, ces rites ont pour fonction de dompter ou de chasser [2] la sauvagerie inhérente à la sexualité et permettre aux jeunes femmes de retourner vers la cité dans la disposition d’épouses et mères potentielles. Ces pratiques se comprennent dans le cadre d’une profonde communauté symbolique entre la terre cultivée et la femme mariée dans la Grèce ancienne [3]. La première fonction d’Artémis, à travers les rites initiatiques, est donc de permettre un passage – transitoire et transfigurant – par le sauvage.

« La première fonction d’Artémis, à travers les rites initiatiques, c’est de permettre un passage par le sauvage. »

D’autre part, Artémis intervient dans une série de légendes qui ont en commun de décrire les terribles fléaux qui s’abattent sur les hommes en raison de la colère de la déesse outragée. Comme l’explique Pierre Ellinger, c’est toujours une perturbation ou une transgression de la répartition entre espace sauvage et espace civilisé, ou de leur ordre respectif, qui est à l’origine de ces épisodes tragiques. Ces désordres peuvent prendre plusieurs formes. Soit (a) que les hommes se comportent « comme des bêtes » au sein même de la cité, tel le tyran Tartaros violant les jeunes filles sans vergogne. Soit (b) qu’un outrage est commis dans le monde sauvage ou à ses abords, lorsqu’un chasseur viole les règles d’une chasse régulière et massacre sans discernement des jeunes animaux ou des femelles gestantes, ou encore dans les légendes qui mettent en scène un viol ou un adultère ayant pour cadre le temple d’Artémis lui-même. Soit enfin (c) que la frontière et l’équilibre entre monde cultivé et monde sauvage se trouvent eux-mêmes ignorés et piétinés par des humains imbus de leur pouvoir et dénués de discernement, qui pensent pouvoir étendre l’empire des lois humaines à l’ensemble du monde. C’est le cas quand Oineus, inventeur légendaire de l’arboriculture, étend sans fin ses vignobles et ses vergers luxuriants et, au moment de faire aux dieux l’offrande d’une fraction de sa récolte, oublie d’honorer la déesse des forêts, dont il occupe pourtant l’espace symbolique (l’arbre).

La colère d’Artémis outragée

Le viol des jeunes filles, évoqué ci-dessus, est un motif récurrent des légendes d’Artémis, où il est mentionné plus ou moins explicitement. Il déclenche invariablement une colère particulièrement dévastatrice dans le chef de la déesse. Comme nous l’avons mentionné plus haut, il existe dans la pensée grecque une association intime entre la terre (en particulier la terre cultivée, c’est-à-dire labourée à la sueur de l’homme) et la femme (mariée, donc fertilisée). Le mythe de Pandore en est une expression bien connue. Il y a ici une articulation complexe et ancienne, à l’évidence patriarcale, qui mériterait une longue exploration. Mais pour notre propos, on peut se contenter de cette équivalence approximative : violer une jeune fille non initiée, cela équivaut à outrager la déesse elle-même (l’une des rares déesses vierges du panthéon grec) et c’est en même temps une profanation de son territoire : la forêt et l’ensemble des terres vierges, qui échappent au labour et n’appartiennent pas aux hommes et à leur virile et laborieuse domination. Artémis, avec sa cruauté et ses flèches rapides, rappelle à l’élément masculin, qui domine outrageusement la cité grecque, que quelque chose échappe à son empire.

« Artémis, avec sa cruauté et ses flèches rapides, rappelle à l’élément masculin, qui domine outrageusement la vie de la cité grecque, que quelque chose échappe à son empire. »

Un rite athénien fait joliment ressortir les deux grandes fonctions d’Artémis. Il s’agit d’une pratique initiatique qui consiste, pour les jeunes filles, à sortir de la ville pour se rendre au sanctuaire d’Artémis et « faire l’ourse ». Il s’agissait probablement d’exécuter une chorégraphie mimétique agrémentée de grognements. On retrouve bien ici les ingrédients du passage initiatique par l’état sauvage, sorte de reset mimétique, de reconfiguration permettant la transformation sociale de l’individu, d’enfant à adulte, de jeune fille à épouse. Ce rite est assorti d’une légende qui raconte qu’autrefois, une ourse avait élu domicile au sanctuaire d’Artémis, vivant paisiblement au contact des fidèles. Une fillette avait pris l’habitude de venir flâner aux abords du temple où elle s’adonnait à son jeu favori : agacer et importuner la bête. Ce qui devait arriver arriva, l’animal en colère donna un coup de patte à l’enfant, dont le visage fut balafré. Mais voilà que le frère de la petite fille se met en tête de venger l’honneur familial et abat l’ourse, au cœur même du sanctuaire d’Artémis. La colère de la déesse s’abattit sur la ville toute entière, où elle déchaîna une épidémie de peste. On voit bien que le crime du garçon consiste à avoir méconnu une différence essentielle entre deux espaces, avoir voulu appliquer au monde sauvage, et dans ce cas à l’écologie et l’éthologie de l’ourse, les règles de l’honneur virile qui prévalent dans la cité. Il a mélangé les lois du meurtre, de la guerre, et de la chasse. Et en voulant venger la balafre de sa soeur, il a méconnu l’existence d’une autre loi, d’autres règles, qui s’expriment dans un autre espace, et dont la balafre était l’authentique et légitime signature.

Pandémies

Dans cet exemple, comme dans d’autres, Artémis suscite une épidémie mortelle dans le pays des fauteurs de trouble. La logique d’Artémis se place davantage sur le plan de l’espèce, ou de la population, que sur celui de l’individu. Sa colère ravage généralement une cité entière, sans chercher à faire la distinction entre coupables et innocents. À travers la déesse, c’est la nature entière qui est agressée, et la cité entière qui en paie le prix. Ce n’est pas une affaire de morale individuelle, mais une affaire de responsabilité collective. Cette histoire-là, nos virus globalisés la racontent également. Mais il faut se garder d’une analogie trop rapide, trop confortable. Il serait en tout cas largement insuffisant, pour ne pas dire indigne, de chercher la morale du covid-19 dans la désignation d’un coupable isolé, petit braconnier ou un marchand de viande sauvage anonyme (si tant est que le virus ait en effet franchi la frontière du monde humain de cette manière). Certes, chasser, vendre et consommer des animaux sauvages aux mépris des lois et des règles sanitaires, cela peut être lourd de conséquence, et cela touche en effet au domaine d’Artémis. Mais d’un autre côté, la présence même de braconniers et d’un marché proposant des animaux sauvages dans une ville de 11 millions d’habitants est la preuve qu’en Chine, il existe encore un espace extérieur au contrôle et à l’exploitation des humains, un espace qu’Artémis peut arpenter, ce qui n’est pratiquement plus le cas dans d’autres parties du monde, comme l’Europe occidentale. Ceux qui se précipitent pour montrer du doigt les petits braconniers et consommateurs d’animaux sauvages locaux devraient se mettre au clair sur ce qu’ils entendent par « nature ». Le refuge très occidental, très moderne et très moral, dans le végétarisme, la haine du chasseur et l’amour de la nature comme décor bucolique enclos dans des petites réserves sous contrôle, relève d’une perte complète de l’espace sauvage davantage que de sa conservation. Nous voyons alors ce monde sauvage comme un monde humain idéalisé. Ce faisant, nous sommes dans la position d’Oineus, un autre contrevenant aux lois d’Artémis, le roi des vignobles et des vergers, qui pense pouvoir faire régner sa gestion harmonieuse et productive sur un monde entièrement à sa main.

Comme dans les légendes antiques d’Artémis, c’est l’ensemble des règles de la cité – désormais mondiale – qui abîme, saccage ou ignore le domaine de la déesse. Qui méprise la pluralité des mondes et des modes d’être dont elle assure la protection. Car il s’agit bien aujourd’hui de soumettre l’ensemble des espaces terrestres aux lois de la civilisation globale, c’est-à-dire de l’économie du profit et du capital, de la finance et des data, fût-ce sous la forme verdurisée d’un contrôle écologique intégral des captures et émissions de CO2. C’est ainsi que, pour les besoins d’une croissance qui a tout de l’ambition sans mesure des tyrans antiques, nous creusons toujours plus profond dans les sols, étendons toujours plus loin le domaine de nos habitats et l’empire de nos machines de contrôle, de mesure, d’abattage, d’extraction, de pêche ou de chasse. C’est ainsi également que des laboratoires se jettent, pratiquement sans contrôle démocratique, dans une course haletante et une concurrence débridée pour produire et breveter des vaccins, des médicaments, mais aussi des virus et des génomes modifiés.

D’où que provienne la pandémie mondiale de 2020, elle manifeste cette avidité aveugle et sourde aux frontières qui séparent la boulimie monomaniaque de l’économie libérale et la symphonie complexe et variée des espaces naturels, tissés par de multiples acteurs dont les mondes sentis et les modes d’attention s’entrecroisent et s’interpénètrent suivant des règles qui ne se comprennent que sur un temps très long (la coévolution) et se réinventent ou se recomposent de manière singulière dans chaque milieu local. La biodiversité propre aux différents biomes est précisément la marque de cette interconnexion et de ce temps long, or il semble qu’elle agisse précisément comme un tampon contre la propagation de maladies entre espèces différentes, si bien que le risque d’épidémies croît en sens inverse de l’état de la biodiversité [4].

Il est important de préciser que ces espaces ne sont pas naturels au sens où nous entendons la nature comme une entité posée en opposition avec la culture, l’humain. Ils sont (ou étaient) très régulièrement habités par des groupes humains qui ne se reconnaissent pas dans cette opposition, mais qui ont appris et continuent d’apprendre à vivre, sentir et interagir dans ces tissus vivants, comme c’est le cas en Amazonie. Et c’est pourquoi l’anthropologue Philippe Descola qualifie ces espaces et ce qui s’y trame de naturels-culturels. De ce point de vue, les Grecs étaient en quelque sorte au milieu du gué. En effet, s’ils souscrivent à une opposition très marquée entre le monde humain et le monde naturel, ils ne nient pas les puissances de ce monde et reconnaissent les limites de la cité. Et c’est bien ce dont Artémis témoigne pour nous. Nous y reviendrons

« Bientôt, chaque arbre devra rendre compte de son utilité comme puits de carbone, au risque de se voir supplanté par une espèce au génome plus efficient. »

Je crains malheureusement que, pour l’essentiel, l’attention écologique au monde qui gagne peu à peu du terrain ces dernières années, n’échappe pas totalement à cette manie d’ingénieur, qui entend mettre le monde sous coupe réglée (mais de manière durable bien entendu). C’est peut-être cette manie qui nous conduira, au nom de l’écologie, à accepter collectivement la nécessité d’un contrôle total sur les espaces terrestres. Ce contrôle se fomente en ce moment même, à coups de satellites, de drones, d’algorithmes et de modifications du génome. Car bientôt, chaque arbre devra rendre compte de son utilité comme « puits de carbone », au risque de se voir supplanté par un arbre au génome plus efficient. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais quelque chose me dit qu’Artémis n’appréciera pas…

Épidémie de joie : les échos du dionysisme

Dionysos entretient une proximité fondamentale avec Artémis [5], bien qu’il agisse sur un autre plan et par d’autres moyens. L’espace naturel extérieur à la cité intervient ici de différentes manières. (a) D’abord parce que Dionysos vient également des régions sauvages et de contrées lointaines. En tant que dieu du vin, il s’oppose rigoureusement à Déméter, déesse de l’espace cultivé, du blé, donc du pain. Pain et vin sont deux fermentations aux effets très différents, la satiété et l’ivresse. L’un est entièrement civilisé, l’autre nous invite à franchir des frontières incertaines, car le vin est encore un de ces (rites de) passages, qui peut nous conduire vers une brutale sauvagerie ou nous élever vers la vérité philosophique. (b) Ensuite parce qu’il emmène ses disciples pour des transes festives et des cortèges dansants hors des villes, dans les friches et forêts de l’agros. (c) Enfin parce qu’il touche plus spécifiquement les femmes. Dans la tragédie d’Euripide (Les Bacchantes), Dionysos jette toutes les femmes de Thèbes dans une transe collective, oscillant entre joie innocente et sauvagerie féroce, ce qui jettera le trouble dans la cité et conduira même au meurtre du tyran qui la gouverne avec suffisance [6]. Car les ménades et furies du cortège dionysiaque réinvestiront la ville, qui sera bientôt plongé dans un chaos purificateur.

À travers ces fêtes et rituels dionysiaques, un message est adressé à la cité. Pendant un temps bref mais intense, toutes les inversions y ont cours : entre riches et pauvres, puissants et esclaves, hommes et femmes, humains et animaux… L’ordre reprendra le dessus, mais avec cette double piqûre de rappel : d’abord il n’est pas éternel ; ensuite son empire ne dépasse pas les frontières de la cité. Dionysos vient rappeler au pouvoir souverain des hommes que l’ordre établi par eux est une chose fragile et limitée. Le même message que celui adressé par Artémis, même si c’est un autre genre d’épidémie que déclenche Dionysos, par le biais d’une contagion de joie, de transe, d’ivresse, de musique et de travestissement, qui brouillent les frontières de l’ordre social et du moi individuel. Aujourd’hui encore, nous voyons régulièrement ressurgir le « dieu au masque », à la faveur de nos carnavals traditionnels. (Lire aussi notre article « Le COVID-19 valait bien un carnaval », publié dans Kairos).

Gaia et son terrible retour

Il faut encore évoquer une troisième et dernière figure mythique de la nature grecque. Car Artémis et Dionysos ne sont pas les premières divinités à incarner une résistance des mondes sauvages, hybrides et frontaliers aux lois de la polis. Le motif d’un désordre sous-jacent traverse, tel un ostinato inquiétant, toute la mythologie grecque. Ne nous trompons pas, la pensée grecque est amoureuse de l’ordre et de son institution souveraine. Plus exactement : de son avènement. Zeus accède au trône du monde précisément pour instituer cet ordre à la fois politique, coercitif, masculin… Néanmoins, le rapport à une puissance immense, tellurique, résistant à l’ordre institué et grondant sous le joug des prétentions de la polis, est un élément fondateur et persistant de la cosmogonie hésiodique. Ainsi, la toute première déesse, Gaia, mère des Titans et grand-mère des Olympiens, surgit d’une béance sans fond appelée Chaos [7]. À l’origine de tout, la déesse Terre émerge de l’abîme pour offrir un sol, une terre solide et stable, aux créatures à venir. Ensuite, elle se libérera de l’étreinte insatiable du Ciel (Ouranos) avec l’aide de son fils Kronos, pour ouvrir l’espace interstitiel qui permet la vie et les générations, entre la terre minérale et le ciel éthéré. Puis la guerre entre les dieux occupera la scène pendant longtemps, laissant Gaia dans une position de relative indifférence. Mais de temps à autres, la grande déesse manifeste sa désapprobation face aux prétentions de dieux qui entendent imposer leur pouvoir despotique sur le monde. D’abord contre Ouranos , nous l’avons vu, puis contre son fils Kronos, qui avale un à un ses rejeton pour s’assurer que personne ne prendra son trône. Elle contribue ainsi à sauver son petit-fils Zeus, qui assoira son règne pour longtemps. Un épisode montre néanmoins que la superbe des Olympiens provoque l’irritation de la grand-mère oubliée, et combien terribles peuvent en être les conséquences. Il s’agit de l’épisode de Typhon, cette divinité tempétueuse que Gaia envoie pour déchaîner des catastrophes climatiques dans le monde de Zeus.  

La figure de Gaia offre des analogies sidérantes avec la situation que nous vivons. D’une part, c’est elle qui ouvre cet espace entre la terre minérale et le ciel stérile, espace que nous appelons aujourd’hui la biosphère, parce qu’il s’est peuplé d’une vie infiniment multiple et intriquée qui produit son propre sol, son humus et sa roche, mais aussi sa propre atmosphère, son climat ! Raison pour laquelle Lynn Margulys et James Lovelock ont nommé Gaia le système terre en tant que la vie y produit elle-même les conditions « thermostatique » de sa perpétuation [8]. D’autre part, lorsque Gaia manifeste sa colère à l’encontre du monde civilisé et de ses prétentions, c’est sous la forme de désordres climatiques, en particulier dans l’épisode de Typhon.

Mais si la figure de Gaia est si pertinente pour décrire la situation que nous vivons, ce n’est pas seulement en raison de ces coïncidences et analogies bioclimatiques. C’est surtout parce qu’elle nous parle, comme Artémis, d’un autre régime d’être, donc de la pluralité des mondes, des limites au-delà desquelles l’empire de l’homme civilisé ne peut s’étendre. Et du caractère imprévisible et brutal des conséquences qui nous attendent lorsque nous cessons de composer avec les divinités terrestres et les limites qu’elles défendent et habitent. C’est ainsi que des auteurs aussi importants qu’Isabelle Stengers et Bruno Latour se sont emparés de cette figure apparemment anachronique et symbolique de Gaia [9].

Refuser la victimisation de la nature

La vertu de Gaia, comme celle d’Artémis, c’est de mettre en cause notre vision de la terre comme étant « notre planète », à la façon de certains environnementalistes, voire « notre maison » comme le Pape François (mais la maison, c’est le domus, c’est-à-dire le domaine cultivé et régenté par excellence). Cela évite aussi de la voir comme une victime, la victime d’un « viol » organisé par la science et la technique modernes, sous l’égide de Bacon et Descartes. Il est vrai que ceux-ci appelaient à dompter, dominer et exploiter la nature, manipulant des images de violence sexuelle et de domination virile, qui deviennent totalement saugrenues quand on les projette contre la puissance tellurique de Gaia ou contre l’archère furieuse et volontiers sanguinaire qu’est Artémis. Il ne s’agit pas non plus de voir en Gaia un simple stock thermodynamique dont il faudrait apprendre à connaître et respecter les limites pour en assurer une gestion « durable ». Car Gaia ne se gère ni ne se contrôle pas. Elle apprécie sans doute la flatterie, mais elle exige surtout une bonne distance, et la prudence de celui qui sait ne pouvoir la dominer complètement. C’est une puissance, et c’est une particularité un peu spinozienne de la pensée grecque pré-platonicienne que de ne jamais songer à éteindre, éradiquer, exorciser une puissance. Tout au plus peut-on pactiser et négocier avec elle, voire l’amadouer, à ses risques et périls.

« Descartes et Bacon appelaient à dompter, dominer et exploiter la nature, manipulant des images de violence sexuelle et de domination virile qui deviennent totalement saugrenues quand on les projette contre la puissance tellurique de Gaia ou contre l’archère furieuse et volontiers sanguinaire qu’est Artémis. »

La figure de Gaia, comme celle d’Artémis, invite à saisir ce qui nous arrive, non pas comme la réponse divine à un péché ni comme la manifestation d’un « principe de réalité », mais à travers l’idée d’une puissance à laquelle nous avons perdu l’habitude de faire attention, et qui désormais s’exprime d’une manière qui nous déconcerte et nous menace. Une puissance que nous devons aussi apprendre à décliner au pluriel. Car chaque milieu où les humains prennent la peine d’entrer dans une cohabitation longue et attentive avec leur environnement et avec ceux qui l’habitent, est un monde différent, peuplé de puissances qui impliquent des modes d’être et des relations qui sont à chaque fois singuliers. C’est ce que nous enseignent par exemple les peuples d’Amazonie, mais aussi dans une autre mesure, ce qu’il reste de nos terroirs. C’est en effet tout l’art des approches animistes et des polythéismes antiques, que de nous apprendre à voir les puissances non-humaines et à commercer avec elle en adoptant certaines précautions. C’est pourquoi il est parfois possible de donner une rationalité « écologique » aux mythes et rites des cultures antiques et indigènes.

Dépasser (le discours sur) les limites

On l’aura compris, si nous avons fait ce long détour par les rites et mythes de l’antiquité, ce n’est pas pour conclure à quelque chose que l’on sait tous et que l’on rabâche sans cesse, depuis de longues années déjà, à propos des crises environnementales et climatiques. À savoir : qu’il s’agirait de respecter « des limites », et que ce qui nous arrive est la conséquence d’une transgression desdites limites, que l’on peut diagnostiquer, au choix, comme étant la conséquence de la perte du sacré, de la mort de Dieu, ou bien comme le résultat de l’implosion de la structure familiale traditionnelle. Deux dimensions qui coïncident dans l’image du dieu paternel, qui punit ses enfants de leurs péchés.

« Ce que punit Artémis, ce n’est pas tant de transgresser les limites que d’ignorer la pluralité des mondes de part et d’autre de la limite. Et l’existence de puissances « hors contrôle ». »

En tant qu’écologiste, je consomme et produis moi-même sans cesse un discours sur les limites. Les limites de la terre et des écosystèmes, leur portance, leurs ressources, leur inertie. Les limites d’un régime de domination économique qui ne comprend que la croissance et le profit, et qu’il faudrait ramener à l’ordre comme un enfant-roi impérieux. Ce discours, j’y souscris et j’y participe. Mais au fond, je n’y crois pas. Personne ne se bat pour une limite, sinon avec un casque de policier sur la tête. Personne ne s’enthousiasme, n’entre en transe ni ne tremble d’effroi devant une « limite ». Ces limites-là, que l’on croise dans les milieux de la théologie, de la pédagogie ou de la psychologie, habillent une absence. Derrière, il n’y a rien que le vide cosmique, l’effondrement civilisationnel, la mort possible de la terre. Ce sont des limites « modernes » (ou postmodernes), c’est-à-dire qu’elles sont un concept abstrait qui sert à borner un autre concept abstrait, lui-même sans limite : la culture, l’humain, le symbolique. En ce sens, notre notion moderne de limite est elle-même une transgression de la limite racontée par les mythes d’Artémis, car elle pense l’humain et la culture, uniquement par rapport à eux-mêmes, à la manière de l’arboriculteur Oineus, qui cultive les arbres sans honorer la forêt, comme d’il n’y avait rien à rencontrer au-delà de la juridiction des hommes et de la culture, du symbolique. Le seul message de cette limite est donc « N’y allez pas ! ». Et c’est bien entendu le moyen le plus efficace de s’assurer que nous allons nous y précipiter.

« Personne ne s’enthousiasme, n’entre en transe ni ne tremble d’effroi devant une « limite ». »

Le recours à Artémis, déesse des frontières sauvages, indique le chemin d’une autre pensée de la limite. Cette fois, l’au-delà de la limite est habité, habité par des puissances qu’il serait illusoire de vouloir dominer ou abattre. Elles se manifestent dans une pluralité de rites et de récits qui racontent le franchissement des limites, les transes et les transformations qui s’opèrent lors des passages à la limite, les seuils qui imposent le changement de référentiel normatif, d’éthologie, d’écologie intérieure, d’état de conscience, et les modes d’attention à mobiliser pour ne pas blesser les mondes sauvages et déclencher une colère aux conséquences imprévisibles. Car Artémis n’interdit pas de franchir les lisières de la forêt. Elle nous met en garde sur le fait que, au-delà des limites de la cité, une autre loi a cours et d’autres puissances règnent. Ce discours des puissances est rempli de danger, mais dénué de tristesse. C’est pourquoi, ce que punit Artémis, et Ellinger le montre de manière rigoureuse, ce n’est pas tant de transgresser ou de traverser les limites, que d’ignorer la pluralité des mondes et l’hétérogénéité des lois de part et d’autre de la limite. La limite artémisienne n’est pas une limite extérieure, mais un passage, comme en témoigne son association aux rites d’initiation [10].

« Le seul message que cache notre concept moderne de limite est : « N’y allez pas ! ». Et c’est le moyen le plus efficace de s’assurer que nous allons nous y précipiter. »

On me dira qu’avec Artémis, c’est bien une figure de la punition divine que nous faisons ressurgir. C’est là une confusion toute moderne, qui appartient à l’idée triomphale que l’esprit humain se dégage peu à peu de sa gangue d’illusion naturelle et de superstition antique, au cours d’une histoire synonyme d’émancipation et de progrès scientifique. Je ne souscris pas à cette vision de l’histoire. Et encore moins à ce qui en résulte : le rejet indifférencié de toutes les conceptions passées dans un grand ensemble appelé « illusions » ou « superstitions ». En réalité, il y a loin d’un monothéisme déjà anthropocentré, qui place l’ensemble des enjeux de la Création dans un face-à-face entre l’Homme et Dieu, à un polythéisme (ou a fortiori un animisme) qui peuple la terre d’intentionnalités multiples avec lesquels les humains doivent composer en fonction des situations et d’un tissu complexe de relations. Dans le premier cas, tout ce qui nous arrive n’a de sens que comme l’expression de notre rapport au Dieu et renvoie typiquement à un péché originel. Dans le second cas (où il faudrait encore distinguer des réalités très variées), il s’agit de capter des signes et de cultiver une prudence ad hoc face à un monde pluriel, qui n’est pas soumis à un maître unique et tout-puissant.

De ce point de vue, Artémis, comme le monde grec en général, présente une figure ambigüe, hybride, déjà un peu moderne. Car si elle témoigne bien de la pluralité des espaces et de leur résistance au pouvoir civilisateur, elle tend déjà – grandeur grecque oblige – à installer une opposition duelle entre nature et culture, dans laquelle l’espace sauvage tend à devenir un simple envers du décor. C’est la limite de l’analyse de Pierre Ellinger, que nous avons largement suivie ici : elle place la déesse sous la coupe d’une logique dialectique, si bien que l’auteur produit lui-même le type de transgression, de prise de contrôle, qui irrite Artémis. Cela montre simplement que pour cet auteur, comme pour nous tous, l’efficace de la divinité a cessé d’agir concrètement, qu’elle s’est fossilisée sous une coquille philologique. C’est aussi ce qui permet la rigueur académique de son analyse. En me libérant un peu imprudemment de cette rigueur, j’espère redonner une actualité à Artémis, Gaia, Dionysos. Car ce qu’ils nous lèguent – les carnavals, les crises écologiques… et les pandémies – peut être perçu comme une porte d’entrée, un point d’atemporalité, pour réveiller cette pluralité de mondes et rouvrir un rapport à un « troisième espace », distinct des espaces schématiques de la civilisation et de la guerre, du contrôle et de la razzia, de la propriété et du profit (respectivement : espace sédentaire et espace nomade, ou espace strié et espace lisse, dans les termes de Gilles Deleuze et Félix Guattari [11]). Dans cet autre espace tissé, sauvage et pluriel, où les vies multiples prennent le temps de s’affecter, de se nouer et se transformer mutuellement, où l’attention est mobilisée par tout ce qui nous constitue et nous tient ensemble, on peut voir émerger des êtres à la singularité étrange, indissociablement naturelle-culturelle, des êtres à la fois symbiotiques, sociaux, divins.

« Ce qu’Artémis, Gaia et Dionysos nous lèguent – les carnavals, les crises écologiques… et les pandémies – peut être perçu comme une porte d’entrée, un point d’atemporalité, pour réveiller cette pluralité de mondes et rouvrir un rapport à un « troisième espace ».  »

Conclusion : puissances versus limites

Face à la boulimie froide et implacable de notre paradigme technicien, qu’il soit destructeur et capitaliste ou gestionnaire et durable, le paradigme conservateur des limites semble largement inopérant. L’ancienne Artémis nous indique un autre chemin, qui mène à une géographie des puissances. Les divinités terrestres « naturelles », qui habitent le monde grec et hantent ses confins ont une face lumineuse et protectrice, mais aussi une face sombre et menaçante. En elles cohabitent la lumière et les ténèbres, le sublime et le tragique. Elles résident « par-delà le bien et le mal », comme dirait Nietzsche. Les puissances sont tout sauf inoffensives. Elles sont comme le pharmakon : ce qui guérit peut aussi tuer. L’essentiel pour nous, c’est que ces puissances sont indissociables d’un risque inhérent au fait d’habiter un monde qui ne nous appartient pas. En cela, elles nous imposent, non pas de nous soumettre à un Dieu-Père, par la contrition ou la prière, mais de faire attention aux signes venus d’ailleurs, de regarder où on pose les pieds dès lors qu’on s’aventure hors de la cité.

« Les puissances sont indissociables d’un risque inhérent au fait d’habiter un monde qui ne nous appartient pas. »

Cette analyse ne prétend pas à la plus grande rigueur philologique et historique. Elle est portée par la détresse et les urgences d’aujourd’hui. Fidèle à notre quête des « utopies à rebours », nous parcourons le chemin de l’histoire en sens inverse, pour tenter de retrouver dans les broussailles du passé, la trace de bifurcations oubliées, de chemins de traverses abandonnés ou inexplorés. Cela nous expose à mélanger fiction et histoire, rêve et réalité… Tel est notre risque, que nous voulons retourner contre ceux qui empêchent les possibles d’exister, les mondes de coexister. Il s’agit donc aussi d’un exercice de contre-histoire, de dispersion de son sens , si l’on accepte que l’histoire est traditionnellement une opération de légitimation du présent. Notre problème, ce n’est pas de remuer dans la marmite nostalgique d’un passé enfoui, perdu ou fantasmé. C’est de réactiver des modes de pensée efficaces, qu’ils soient antiques, révolutionnaires ou indigènes, quelle que soit l’assurance de leur vérité historique, qui font à nouveau exister un espace de non-contrôle, ce que nous appelons le tiers-espace, qui n’est ni celui de l’échange à vitesse tendanciellement infinie des marchandises et des capitaux, ni celui du contrôle et de la gestion exhaustive par l’État ou le droit.

Artémis, Gaia et Dionysos nous apprennent à voir ce qui nous arrive non tant comme une punition, de celles que l’on inflige aux enfants qui « ne respectent pas les limites », mais comme les manifestations de puissances non-humaines que notre culture moderne ne cesse de mépriser, de négliger et de railler. Bien plus que des survivances archaïques d’un passé superstitieux et révolu, ces puissances relèvent d’ensembles vivants dont nous continuons de dépendre, et que nous continuons de détruire et d’exploiter, souvent sans prendre la peine de les connaître et de les comprendre. Il y a des lois non-humaines (ou qui ne sont pas exclusivement humaines), qui sont connues des peuples indigènes et dont la mythologie grecque garde une trace précieuse, au fond obscur de notre propre civilisation.


[1] Pour cet exposé, nous suivrons principalement l’analyse de Pierre Ellinger, in Bonnefoy Y., Dictionnaire de la mythologie, Gallimard, 1981.

[2] Notez qu’il n’est jamais question d’éradiquer une puissance, d’éliminer un un démon, ni même un problème, mais seulement de pactiser avec lui, voire de ruser pour l’amadouer… Nous reviendrons à cette particularité de la pensée des puissances.

[3] Cf. p.ex. Vernant, J-P, Vidal-Naquet, P, La Grèce ancienne, tomes 2 et 3, Seuil 1992 (Maspero 1972).

[4] Cf. p.ex. l’interview de Serge Morand dans le journal Marianne ici.

[5] Selon Harrison, in Forêts, essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion 1992, il est même son envoyé à Thèbes. Il est vrai que « Artémis se rend rarement dans la cité » (Ellinger, op.cit.).

[6] Vernant, JP, Le Dionysos masqué des Bacchantes d’Euripide, in Vernant, J-P, Vidal-Naquet, P, op.cit., 3.

[7] Cf. Vernant, JP, L’univers, les dieux, les hommes, Seuil, 1999. Notons que Nietzsche a diagnostiqué cette même tension entre ordre et désordre dans l’art, sous la figure du combat entre Apollon et Dionysos.

[8] Lovelock, J, La terre est un être vivant, l’hypothèse Gaia, Flammarion, 1993.

[9] cf. Latour, B, Face à Gaia. Et Stengers, I, Résister à la barbarie qui vient.

[10] Cela s’éloigne de notre propos, mais il est amusant de noter que la psychologie parle si souvent, pour les enfants et les adolescents, de leur volonté de tester ou dépasser les limites. Il semble qu’il s’agisse bien d’expérimenter la parenthèse sauvage d’Artémis, comme en témoigne toute une mythologie moderne et magnifique de l’adolescence, spécialement américaine, de Tom Sawyer à La fureur de vivre, de The Catcher in the Rye à Gus van Sant. Ce qui rend cette époque si tragiquement effrayante, ce n’est pas tant que les adolescents puissent franchir de manière irréversible la limite de la civilisation (comme dans Elephant p.ex.) mais bien qu’il ne soit pratiquement plus possible pour eux de traverser de quitter temporairement l’empire de la civilisation pour errer le long du Mississipi avec Huckleberry Finn ou chasser le lapin au collet dans la forêt. C’est plutôt cette absolue absence de lieu pour l’altérité (comme le furent le Rock-n-roll et la drogue dans les 60/70, qui effraie aujourd’hui. Leurs substitution par les jeux vidéos, le pron web ou la forêt digitale n’en sont que de tristes ersatz entièrement under control.

[11] Capitalisme et schirzophrénie, tome 2. Mille plateaux, éd. de Minuit, 1980.