10 concepts-clés de la pensée de Bernard Stiegler

Amour, crétinisation, négentropie… cette brève grille de lecture propose un aperçu de la pensée de Bernard Stiegler, philosophe prospectiviste et spécialiste de l’internet.

Des plantes à fleurs attirent et récompensent les insectes, qui transportent le pollen d’une fleur et d’un individu à l’autre. La symbiose ainsi établie fait de l’insecte une sorte d’organe externe de la plante (Photo : Forest Wander).

1. L’économie contributive ou économie-pollen : Il s’agit de faire des externalités positives le cœur même de l’économie (d’où la référence à la pollinisation). Le modèle numérique est Wikipédia, la source d’information encyclopédique la plus utilisée, sûre et à jour, dont le modèle économique repose presque exclusivement sur la passion et l’amour du savoir des contributeurs. Le modèle socio-économique correspondant serait la généralisation d’un statut proche de celui des « intermittents du spectacle » : une société des « amateurs », à l’heure où l’automatisation s’apprête à remplacer la quasi-totalité des emplois salariés (2, 3). C’est le projet politique défendu par Stiegler.

2. Automatisation : Mouvement historique par lequel le capitalisme s’accomplit et se détruit en même temps. Marx déjà décrivait la prolétarisation comme un processus qui dépossède les travailleurs de leurs savoirs, exportés dans le fonctionnement d’une machine dont ils ne sont plus que des effecteurs auxiliaires. Ce phénomène se reproduit à une échelle inédite avec les technologies numériques mobiles, qui anticipent et dirigent les désirs individuels. L’intelligence artificielle, quant à elle, promet de remplacer les métiers même les plus respectés, comme avocat et chirurgien, déjà en voie de disparition. Prolongeant la logique marxienne, Stiegler envisage l’automatisation et ses développements ultimes dans l’intelligence artificielle comme l’aboutissement de ce processus d’aliénation, qui serait en même temps une chance de dépassement du capitalisme. Car ce mouvement conduit le capitalisme dans une impasse, qui répète à l’échelle planétaire le dilemme du fordisme : le capitaliste se trouve pris en tenaille entre la logique qui le pousse à augmenter sans cesse ses marges au détriment des salaires, et une logique inverse qui devrait le conduire à favoriser leur pouvoir d’achat pour permettre l’écoulement de sa production à bon prix. Stiegler y voit la possibilité d’une nouvelle forme de redistribution des richesses, mise en place par des (super)États, et dont le but n’est plus d’aliéner la force de travail des salariés, mais de libérer le travail passionné des contributeurs dans une société des « amateurs » (1, 3).

3. Amateurs : l’amateur est la figure centrale de l’économie contributive voulue par Stiegler. Il fait son travail non par obligation ou contrat, en tant qu’employé et contre un salaire, mais mû par une forme spéciale de libido : l’amour ou le goût pour son art, son sujet d’étude, son domaine d’action. Au contraire de l’expert, l’amateur ne jouit pas d’un statut d’autorité a priori. Sa légitimité est inhérente à ses propres productions : ses légumes s’il est agriculteur, ses pièces de théâtre s’il est dramaturge, ses expériences s’il est scientifique, ses chansons s’il est musicien, etc. Sa motivation (et sa légitimité) n’est pas mesurée par un salaire, négocié avec le capitaliste, mais par son propre élan libidinal.

4. Capacitation : dans le cadre de l’économie-pollen (1) prônée par Stiegler, le rôle de la politique devrait être de mettre – par tous les moyens nécessaires – les individus en situation de contribuer, c’est-à-dire de consacrer le maximum de leur temps et de leur énergie à assouvir et accomplir leur désir de savoir, savoir-faire, savoir créer, soigner… On peut lui opposer la « crétinisation » (5), qui est le chemin emprunté par la mondialisation néolibérale, dont l’objectif n’est pas de libérer les puissances créatrices des humains, mais de les engager dans un processus de consommation effrénée. Cela correspond à la capitulation du politique sur le champ de bataille économique, médiatique et technologique, où les individus ont été livrés à un mode de gouvernement alternatif : le marketing.

5.6.7. Crétinisation, disruption, marketing : à la suite de Naomi Klein et de sa « stratégie du choc », Stiegler définit la situation néolibérale comme un état de guerre contre la société et les individus socialisés. Ce que certains appellent fièrement « disruption » est en fait un état d’innovation permanente entretenu artificiellement. Le bombardement de technologies nouvelles et de modes toujours plus éphémères fonctionne comme un « tapis de bombes » qui a pour conséquence, et sans doute pour objectif (c’était en tout cas le projet de Milton Friedman et des Chicago Boys, NDLA), de rendre la société incapable de s’adapter structurellement et collectivement, de digérer les transformations qui s’abattent sur elle. C’est ainsi que le concept directeur de Progrès à long terme, est devenu une technique de gouvernement économique inspirée de la guerre militaire. Elle produit des individus isolés et englués dans un présent perpétuel, contraints de se conformer à l’image théorique que la doctrine économique s’est faite d’eux : des atomes égoïstes en recherche permanente de la jouissance maximum contre un effort minimum. Cette figure de l’Homo oeconomicus est, notons-le, l’exacte inverse de celle de l’amateur (1) promue par Stiegler.

8. Pharmakon: Stiegler utilise le terme pour désigner l’indétermination virulente, l’ambivalence active des technologies numériques. Car avec cette notion de Pharmakon, il ne s’agit pas simplement de dire que ces technologies peuvent être bien ou mal utilisées (même si Stiegler semble parfois adopter un point de vue utilitariste naïf sur le numérique), mais qu’elles sont des puissances qui, si on n’y prend garde, sont capables de nous transformer en crétins. À la manière du langage et de l’écriture pour Platon, et bien sûr des plantes dans la plupart des sociétés traditionnelles ou anciennes, le Pharmakon désigne une puissance qui demande une attention très spécifique, parce qu’elle peut aussi bien sauver que tuer. C’est ainsi que l’absence d’attention éducative et d’investissement politique dans le champ des technologies a libéré la puissance de crétinisation du Pharmakon numérique. Cela correspond au fait que le politique a abdiqué ses droits au profit d’un gouvernement de marketing global, d’un projet de société marchande mondialisée.

9. Amour (ou libido, ou désir) : Malgré un diagnostic radicalement sombre sur la « crétinisation » de masse, la « bêtise systémique », Stiegler soutient que la femme ou l’homme, quels qu’ils soient, ne désirent pas prioritairement l’accumulation de marchandises destinées par avance à l’obsolescence (et donc vecteurs d’une angoisse que le consumérisme ne peut combattre que par leur renouvellement toujours plus rapide). Comme toute l’histoire en témoigne, le désir se porte en général sur des divinités, des formes sociales, des objets et des émotions artistiques, des personnes, des savoirs, des structures sociales (p.ex. la famille), etc. Tous ces désirs prennent sens dans un mouvement de socialisation, et ils participent à la perpétuation des formes sociales dans une société donnée (cf. les rites et les fêtes traditionnelles, l’institution du mariage, etc.). Pour Stiegler, cette forme volatile et subtile du désir est la condition anthropologique même. Dans ce cadre, le désir supposé égoïste et matérialiste, qui définit l’Homo oeconomicus, est avant tout le fruit d’une stratégie délibérée qui consiste à saper sans relâche les formes socialisées du désir pour le réorienter sur des pulsions individuelles primaires et, in fine, sur des objets de consommation. C’est notamment la tâche du marketing comme forme de gouvernement.

10. Négentropie : Face aux lois thermodynamiques de l’univers, la vie apparaît comme une anomalie temporaire et cependant miraculeuse. Alors que la règle est à la dissipation d’énergie (l’entropie), c’est-à-dire l’expansion du désordre cosmique, la dilution de tout dans un univers froid et inerte, l’évolution et le développement biologiques, mais aussi leurs prolongements sociaux, parviennent à remonter le courant thermodynamique en fabriquant de la complexité, de la cohésion, de l’organisation, de la résilience, de l’endurance. Cette faculté rare de la vie à résister et s’adapter devrait être célébrée et cultivée à travers l’éducation, la socialisation, etc. Mais c’est le mouvement inverse qui s’est enclenché à l’échelle planétaire avec le néolibéralisme et le capitalisme des data, qui proposent la pulvérisation des sociétés et des individus en une multitude de pulsions et de transactions de plus en plus immédiates et rapides.

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NB: cette grille de lecture a été composée après le visionnage d’une dizaine de vidéos disponibles sur Youtube. Je n’ai pas lu les ouvrages rédigés par Bernard Stiegler.

Auteur : symbiosphere

Biologiste et historien de la philosophie belge d’ascendance celte. Né en même temps que la crise pétrolière. Se revendique du courant alterdarwiniste et de la théologie des puissances intermédiaires confuses. Herboriste néopaïen, confesse une croyance à faible intensité en un Dieu unique et croit encore moins en l’Homme, mais bien à la multitudes des interactions et des esprits qui criculent entre la croûte terrestre et la voûte céleste, ainsi qu’aux chants et prières qui les flattent ou les agacent. Libéral pour les pauvres et socialiste pour les riches, juste pour rééquilibrer. Lance en 2016 une réflexion symbiopolitique en vue de renouer des alliances entre les populations humaines, végétales, animales et microbiennes contre la menace des biorobots et l’impérialisme technoreligieux de l’Occident capitaliste. M.L. : « Tout ce qui précède est vrai sauf ma nationalité, car la Belgique n’existe plus assez pour me nationaliser. »

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