Une obscurité splendide (après l’effondrement)

Cette incursion dans l’âge obscur grec est une utopie en sens inverse, pour ceux qui résistent à la fatalité capitaliste tout en affrontant les paramètres catastrophiques de la biosphère.

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La formation de l’humus mobilise une vaste communauté de microbes et invertébrés, qui assure le recyclage des nutriments. « Humain » et « humus » ont la même racine (image : sonomarcd.org).

 

 » Peut-être que la conclusion la plus importante qu’il faut tirer sur ces ‘siècles obscurs’ (…) c’est qu’il n’y eut jamais rien de tel… » (William Dever) (1)

Toutes les civilisations ont connu leur effondrement. Les premiers États avaient une vie relativement courte. Leur modèle, fondé sur la concentration de populations, de bétail et de cultures céréalières, sur l’impôt, sur la conscription et sur un travail plus ou moins forcé, les exposait à l’épuisement graduel des ressources, à la convoitise des voisins, aux épidémies et à la colère du peuple, exploité pour alimenter les élites, les campagnes armées et l’édification de murs et de monuments à la gloire de l’État et du despote.

Entre ces brefs moments de faste glorieux s’étiraient des périodes dites « sombres », « obscures » ou « moyennes », dont on sait généralement peu de choses, sinon qu’un État centralisé et autoritaire y laissait la place à une collection lâche et dispersée de communautés plus petites et davantage tournées vers l’autarcie et la diversification de leurs ressources. L’abandon de toute architecture monumentale, statuaire et archive écrite, l’absence au fond d’un projet de postérité et de glorification de la part des élites de l’État urbain, rendent ces époques difficiles à aborder et moins attractives pour l’histoire et l’archéologie, du moins celles qui, aux siècles passés, a alimenté nos cours d’histoire et notre imaginaire collectif, marqué au sceau du Progrès de la Civilisation. Pourtant, ces « trous d’air » civilisationnels ne correspondent pas nécessairement à un recul du bien-être, de l’espérance de vie, ni même sans doute de la vitalité culturelle, même si les traces font défaut. Ce qui semble en revanche certain, c’est que ces épisodes correspondent à un relâchement de l’oppression et de la soumission des populations, qui pouvaient de nouveau produire pour elles-mêmes et multiplier leurs ressources à travers la chasse, la pêche, la cueillette, le ramassage des fruits de mer ou l’agriculture itinérante sur brûlis, en exploitant des savoirs et savoir-faire écologiques profonds et variés. Tout ceci est décrit, détaillé et discuté dans le fameux livre de James Scott, Against the Grain (Homo domesticus).

Enfants d’un effondrement

Or, c’est au cours d’une de ces périodes, « l’Âge Obscur » de la Grèce archaïque, que s’est allumée une lueur qui brille encore aujourd’hui dans notre esprit, et qui mérite plus que jamais de nous servir de phare. Après l’effondrement des États palatiaux minoen et mycénien, mais avant la recomposition d’un projet unificateur qui aboutira à l’entreprise impériale d’Alexandre, s’étend une très longue période durant laquelle l’organisation royale a reculé ou disparu, de même que l’écriture qui servait à la maintenir (le linéaire B). C’est au coeur de cette parenthèse brumeuse qu’ont été forgés les grands textes fondateurs d’Homère et d’Hésiode. Ceux-ci rassemblent des récits qui furent probablement transmis oralement durant des siècles, comme cela se produit chez la plupart des peuples sans État, qui n’ont aucun intérêt à figer leur histoire (ce serait même plutôt l’inverse, selon Scott). Pour leur rédaction, ces auteurs durent recourir à une écriture d’origine étrangère : l’alphabet des Phéniciens, importé dans le cadre des échanges commerciaux et de la navigation marchande qui constituent l’ambiance générale de cette partie du monde antique essentiellement insulaire et côtière. C’est également vers la fin de cette période qu’émergent les cités grecques, en particulier les « colonies » telles que Milet et Éphèse, sur les côtes d’Asie mineure, ou encore Agrigente en Sicile. Ces villes verront naître les figures des Sept Sages, qui établirent les premiers modèles d’organisation politique de la cité, et celles des premiers philosophes que furent Thalès, Héraclite, Empédocle ou encore Pythagore.

C’est dans ce monde à l’identité plurielle, dispersé autour de la Méditerranée orientale, sans État central fort et initialement privé d’un système d’écriture propre, que sont nés :

  • une représentation unifiée du cosmos (la mythologie hésiodique avec son schème généalogique),
  • une conception de l’individu forgeant son destin face à l’hostilité des éléments, la colère des dieux et la traîtrise des hommes (Ulysse et son intelligence rusée : la « métis »),
  • une image de la pensée et de l’intelligibilité du réel (les éléments de la « physis » selon Thalès, Héraclite et Anaximène, et même le concept d’être in(dé)fini ou « apeiron » selon Anaximandre),
  • la naissance du politique, c’est-à-dire d’une idée de la cité dans laquelle le pouvoir serait réparti de manière juste et rationnelle (la démocratie étant l’une de ces tentatives de gouvernement).

De l’État au Capital : impasses de la civilisation

Pourtant, notre récit civilisationnel a davantage les yeux tournés vers les premiers États du Croissant fertile, l’universalisme chrétien et l’impérialisme romain. Or, je soutiens que ces trois référentiels, malgré leur indéniable importance historique, sont à la racine des impasses – singulièrement écologiques – dont nous approchons désormais à vitesse quasi gravitationnelle. Ils contribuent en effet à la situation de surexploitation intensive de la terre jusqu’aux confins du possible ainsi qu’à la destruction systématique de tout ce qui résiste à la simplification comptable et à la rationalité économique d’optimisation du profit. C’est à très gros traits que je brosse ci-dessous les grands attributs de ces trois systèmes de référence, espérant que le lecteur historien me pardonnera la simplicité de la description, qui sert à faire ressortir l’axe de mon propos.

  1. L’État antique est la matrice d’une logique de concentration démographique et économique, qui se nourrit par prélèvement fiscal sur le labeur de populations serviles. Il correspond à une entreprise d’autopromotion par des élites qui fabriquent son idéologie à coup de récits héroïques et de réalisations fastueuses. Il repose historiquement sur l’agriculture céréalière, plus facile à contrôler, stocker et imposer. La dimension de contrôle des populations et de comptabilité des terres et de la production est donc essentielle, elle est d’ailleurs à l’origine de l’adoption d’un système scripturaire par tous les États anciens. La nature « parasitaire » de ces structures et de leurs élites explique quant à elle la tension dialectique entre classe opprimée et classe dominante, dont Marx fut le grand narrateur.
  2. Le monothéisme judéo-chrétien, bien que poli et édulcoré dans le contexte romain, hérite du geste fondateur des trois monothéismes. Le Dieu jaloux et céleste des Hébreux impose le rejet radical des divinités multiples et terrestres qui assurent le lien rituel et les négociations pratiques entre les humains et leur environnement naturel, au profit d’un simple rapport de domination et de domestication (la racine domus/domine est centrale ici). La conjugaison de ces deux lames de fond – État et monothéisme – suppose donc le rejet massif des puissances naturelles et des formes de subsistance multiples et fluctuantes par lesquelles les humains établissent des relations symbiotiques avec leur environnement. Ces symbioses « naturelles-culturelles », pour reprendre le terme de Descola, étaient pratiquées par la majorité des peuples de la terre et inscrites dans une relation attentive et experte avec les écosystèmes, jusqu’à une date relativement récente. Elles sont encore aujourd’hui au coeur des principales réserves de biodiversité de la planète, et les seuls exemples contemporain de cultures humaines soutenables environnementalement. À la fin du Moyen-Âge, ce furent jusqu’aux connaissances des milieux sauvages, des plantes et de leurs vertus, qui se virent diabolisées et vigoureusement réprimées, avec pour prix de sang le meurtre systématique des « sorcières ».
  3. L’impérialisme romain est une forme étendue et proto-mondialisée de la centralité de l’État. Symptomatiquement, il s’est finalement marié avec le monothéisme chrétien. La même « joint venture » renaîtra de ses cendres au moment de la colonisation. Avec celle-ci, la logique de concentration propre aux premiers États se traduit en extension, sous forme d’une projection territoriale des États modernes hors de leurs frontières .

Les trois grands référentiels décrits ci-dessus ont fait le lit du capitalisme mondial, qui a grandi dans les interstices et les marges des États. À l’exception de la centralisation, qu’il abandonne aux reliquats d’États, et qui est incompatible avec la mobilité nécessaire des capitaux, on y retrouve les principes de déterritorialisation propres à l’État antique et au monothéisme, à ceci près que les flux nés de l’exploitation du travail et de la Terre, réduits à une arithmétique et une géométrie productivistes, ne sont plus convertis en démonstration de puissance centrale, mais divertis dans un système de circulation financière à haut débit. Du moins provisoirement, car les projets d’immortalité, d’intelligence artificielle et de conquête spatiale qui fleurissent dans la Silicon Valley, semblent présager d’une nouvelle poussée pharaonique, rejouant la centralisation fastueuse et l’idéologie monumentale des premiers États à l’échelle de la Terre, voire au-delà. Mais cela, c’est une autre histoire, qui relève encore de la fiction.

Une anomalie porteuse d’espoir

La civilisation grecque, au moins si l’on excepte ses évolutions tardives, semble donc s’inscrire comme une anomalie dans ce panorama dit « des origines ». C’est peut-être que sa vigueur et sa créativité mêmes traduisent l’un des rares exemples documentés d’une culture germée et développée dans le sillage d’un effondrement. En effet, les nombreuses périodes de collapse en Mésopotamie et en Egypte ont laissé un vide archéologique, particulièrement dans le domaine des grandes réalisations monumentales, qui condamne l’historien au mutisme. Au contraire, « l’âge obscur » d’où émerge la Grèce archaïque et l’époque qui a suivi – celle que Nietzsche appelle « l’époque tragique » – nous ont légué une cosmologie, des grands récits sur la condition humaine, des concepts philosophiques audacieux, des mythes fondateurs de la littérature et, enfin, un éthos unique, celui du politique dans la cité, dont l’idée démocratique continue de nous guider contre les menaces de l’oligarchie (le capital), de la sophistique (le marketing) et de la tyranie aristocratique (la technocratie des « experts »).

L’une des principales différences avec le modèle étato-impérialo-monothéiste, c’est l’absence de centralité unique. C’est ce que Deleuze et Guattari observaient en décrivant la géographie insulaire et « fractale » de la Grèce. La Grèce n’a pas de centre, ou alors son centre est dans chacune des « colonies » qui forment sa constellation maritime, transie par les échanges culturels et commerciaux véhiculés par la navigation marchande. Outre une langue et une mythologie, ainsi que quelques autres référents culturels, c’est par le dissensus, par la compétition que les cités grecques sont unifiées, bien plus que par leur soumission à un pouvoir centralisé. C’est là la trouvaille magistrale des Grecs. Deux exemples sont suffisamment parlants à cet égard : les joutes oratoires qui animent les débats philosophiques et politiques d’une part ; les compétitions sportives qui mettent aux prises les guerriers des différentes cités d’autre part.

Creusons un peu l’exemple de la démocratie, fondamental pour notre destin à nous. Jean-Pierre Vernant considère que le cercle est la figure géométrique de la démocratie car il résume parfaitement la situation d’isonomie : tous les citoyens sont à égale distance du centre, c’est-à-dire de la décision. C’est très vrai (du moins dans le cadre de l’agora athénienne), mais il faut immédiatement préciser que ce centre est vide, et pour ainsi dire décentré. Le cœur de l’agora est occupé indifféremment et alternativement par tout citoyen (libre, homme et adulte). Les Etats modernes, malgré leur intention indéniablement démocratique, n’ont pas pu atteindre l’exigence grecque, ils ont ainsi remis au centre une bonne dose de faste et de gloire. Et le compromis de la démocratie représentative se cristallise régulièrement dans une incarnation unique, de type présidentiel. Finalement, c’est peut-être la toute-puissance de l’argent, ce faux fluide qui ne coule ni ne ruisselle jamais autant qu’on le prétend, sinon pour s’échapper au contrôle et à l’intérêt de la cité, qui semble aujourd’hui jouer le rôle du despote dans la culture mondialisée. Sous la forme des lobbies d’intérêts financiers et des « conseillers » gavés à la théorie économique, mais aussi sous celle d’un nouvel « héroïsme » global, incarné par quelques entrepreneurs devenus multi-milliardaires et la caste managériale du néolibéralisme techno-médié.

Conclusion avant effondrement

Revendiquer une filiation avec la Grèce, plus particulièrement l’époque archaïque et l’époque classique présocratique, n’a rien de neuf ni d’inattendu. Les plus grands contempteurs de la modernité tels que Nietzsche et Heidegger s’y sont attelés aux dix-neuvième et vingtième siècles. Ce que j’ai voulu souligner, c’est que cette singularité du « miracle grec » s’ancre dans une période et une situation qui correspondent à ce que l’on désigne désormais communément sous le terme d’effondrement. Elle devrait nous faire réfléchir sur notre potentiel d’invention et de créativité en-dehors des structures idéologiques et technocratiques de l’État, du monothéisme d’inspiration chrétienne et du capitalisme mondialisé. À la différence des autres sources fréquemment revendiquées pour la « civilisation » européenne ou occidentale, la racine grecque profonde n’exige ni la centralisation du pouvoir, ni le contrôle des populations et des territoires, ni l’absolutisme de la vérité, ni la concentration des richesses. Je ne dis pas que ces tendances n’ont pas existé en Grèce – n’oublions jamais que la démocratie athénienne prospérait sur un fond esclavagiste ! –, mais ce n’est pas elles qui font l’originalité et le caractère séminal de la Grèce.

Après l’analyse pragmatique de l’efficace indigène (lire L’impératif indigène), il s’agit d’une nouvelle ressource que je tente de soumettre à tous ceux qui se sont mis en tête de résister au fatalisme ambiant tout en affrontant les paramètres catastrophiques d’une biosphère en état de stress létal. Ce nouvel Obscur n’est plus celui des horizons lointains mais d’un passé lointain. Une utopie en sens inverse, qui invite à rêver nos origines pour inventer notre futur. Dans une obscurité qui n’est pas la mort, mais au contraire l’humus qui donne son sens à l’humain, germent les graines d’un monde plus ouvert, plus divers, plus vivant, riche de liens et d’incertitude. L’Europe a au fond d’elle-même ce trésor humique de l’éternel retour, qu’il conviendrait d’apprendre à cultiver.

 

(1) Cité par Eric H Cline, dans « 1177 avant J-C. Le jour où tout s’est effondré. »

Références

Deleuze et Guattari, L’Anti-Oedipe.

Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?

Scott, JC, Against the Grain.  

PS : le bouquin de Picketty alimente la thèse selon laquelle, une fois les limites du globe atteint, le principe de concentration des richesses propre aux Etats reprend le dessus, sous la forme d’un Empire mondial capitaliste à travers la convergence des principes de l’Etat et  de la barbarie (à développer).

Auteur : symbiosphere

Biologiste et historien de la philosophie belge d’ascendance celte. Né en même temps que la crise pétrolière. Se revendique du courant alterdarwiniste et de la théologie des puissances intermédiaires confuses. Herboriste néopaïen, confesse une croyance à faible intensité en un Dieu unique et croit encore moins en l’Homme, mais bien à la multitudes des interactions et des esprits qui criculent entre la croûte terrestre et la voûte céleste, ainsi qu’aux chants et prières qui les flattent ou les agacent. Libéral pour les pauvres et socialiste pour les riches, juste pour rééquilibrer. Lance en 2016 une réflexion symbiopolitique en vue de renouer des alliances entre les populations humaines, végétales, animales et microbiennes contre la menace des biorobots et l’impérialisme technoreligieux de l’Occident capitaliste. M.L. : « Tout ce qui précède est vrai sauf ma nationalité, car la Belgique n’existe plus assez pour me nationaliser. »

Une réflexion sur « Une obscurité splendide (après l’effondrement) »

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