Défaire l’empire des peuples seconds

Par contraste avec les peuples premiers, qui luttent pour la survie de leurs mondes, nous faisons ici le portrait d’un peuple second, qui n’a de cesse de détruire les mondes que cultivent soigneusement les premiers. D’où vient cette faim destructrice ? Et peut-on l’arrêter ? C’est le problème d’écologie et d’anthropologie radicale que nous tentons de poser ici.

Autoportrait en N50.8341 E4.3459 – ©M_Collette

Un peu partout dans le monde, nous le savons, il y a – ou il y avait – des « peuples premiers ». Mais il y a aussi des peuples seconds. Ce ne sont pas nécessairement des réalités ethniquement visibles. Rarement des identités pures et étanches. Masi ce sont des structurations systémiques qui s’emparent des sociétés, capturent les terres et les âmes, brisent les corps et disloquent les milieux.

Ces structurations binaires se composent et se recomposent au fil d’histoires agitées, hétéroclites et hybrides, marquées par les grandes essentialités de la civilisation : le pouvoir, le capital (qui est la forme financière du pouvoir) et le colonialisme (qui en est le mode d’expansion). Si on veut, on y ajoutera le patriarcat, forme domestique et coutumière du pouvoir binaire des « seconds » sur les « premiers ».

Relations vs domination

En un sens, il y a des peuples seconds parce qu’il y avait d’abord, ou parce qu’il subsiste encore, des peuples premiers. Mais ce n’est pas tant par leur antériorité que ceux-ci sont premiers. Ils sont premiers parce que, en tant que peuples, ils se vivent et se pensent comme constitués par des relations essentielles avec la terre, les paysages, les autres vivants, les âmes invisibles de tout ce qui peuple leur monde. « Si notre monde disparaît, nous ne sommes plus », disent unanimement les membres des peuples autochtones. Un peuple premier, c’est comme un nombre premier, qui ne se divise que par lui-même et par l’unité de son monde. Sa culture, c’est le monde.

« être d’un peuple premier, c’est faire partie d’un monde où les entités sont constituées par leurs relations.

Suggérons alors une définition générique : être d’un peuple premier, c’est faire partie d’un monde où les entités sont constituées par leurs relations[1]. C’est là que s’établit la distinction. Car, réciproquement, le peuple second n’est pas second simplement parce qu’il arrive après les peuples premiers. Un peuple est second car il n’a pas de monde. Il prend les mondes des autres. Pour les dominer et les exploiter, les mettre en coupe réglée, les standardiser, les rationnaliser jusqu’à leur dernier souffle de vie. Il est second dans l’ordre trophique, c’est un consommateur au second degré dans l’écosystème.

« Un peuple second n’a pas de monde. Il prend les mondes des peuples premiers.

Soyons plus précis. Le second n’a pas de monde à l’intérieur de lui-même, mais seulement à l’extérieur. Il est constitué par cette vision immunitaire du dedans et du dehors, entre lesquels ne circulent que la consommation et la prédation, selon une relation qui ne peut être que destructrice. Il ne peut être son monde, mais seulement l’avoir comme possession. Le second arrive toujours en chevauchant une subjectivité souveraine. Historiquement, il est le maître[2], maître de soi[3], maître de sa terre et de l’autre.

L’histoire est (une mécanique) coloniale

Ainsi, à des pratiques et des concepts de relations constitutives chez les peuples premiers, s’opposent une histoire de domination extérieure chez les peuples seconds. Cette histoire est complexe, persistante et multiforme. Relevons-en quelques grands moments bien identifiés, en remontant le cours du temps.

La colonisation stricto sensu. Dans les sociétés nées de la colonisation moderne, la frontière reste nette et visible ethniquement entre les descendants des colons et les autochtones. Indiens d’Amérique du Nord et du Sud, Polynésiens, Aborigènes, Pygmées, etc. : ces peuples sont porteurs de visions du monde animistes au sens large, en ce sens qu’ils accordent à d’autres catégories d’être le statut de personne et considèrent la terre comme la « chair vivante » du monde[4].

Cependant, dans ces sociétés (post-)coloniales, les descendants d’esclaves forment souvent une troisième catégorie déconsidérée. D’où la question : les esclaves sont-ils premiers ou seconds ? Dans un beau livre, Dénètem Touam Bona[5] montre que les esclaves sont des premiers greffés dans la chair de leur monde d’adoption. L’arrachement à leur terre fut une déchirure intérieure si forte, qu’elles et ils ont tâché de la cautériser avec l’humus de leur terre d’exil où, souvent, pour fuir ou combattre les esclavagistes, ils ont pris le maquis et se sont fondus dans les formes embrouillées de la forêt.

« les esclaves sont des premiers greffés dans la chair de leur monde d’adoption

L’ancien monde. Dans les sociétés issues de colonisations anciennes aux brassages multiples, comme en Europe, les peuples premiers ont disparu comme peuples sous les multiples marées successives d’immigration et de conquête. Il ne subsiste alors que sa trace dans la frontière intangible mais irréductible entre les « peuple d’en-haut » et le « peuple d’en bas », ou encore les « élites » et le « peuple ». Bref, entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Ceux qui possèdent et ceux qui sont (dé)possédés.

De rares exemples de survivance ethnique et culturelle subsistent cependant en Europe, en Scandinavie (les Kami) ou en Grande-Bretagne (la culture gaélique), là où les Romains, puis les Germains, rechignèrent à s’aventurer. Mais même au cœur des métropoles coloniales d’Europe, sous les plis qui n’ont pas encore été aplanis par le pouvoir et la culture de masse, on hume le parfum de cette « priméité », où se mêlent humus et humain. Car le « peuple », c’est du premier reconstitué, il est toujours plus ou moins associé à la fange et la vermine, au désordre et à la multitude du monde naturel et du sol grouillant. Ces bribes de priméité subsistent plus nettement dans des pratiques folkloriques, des carnavals endiablés, des usages médicinaux, des légendes populaires, des parlers de terroirs, des habitudes de manger… Bref, à travers mille désobéissances à la norme et mille hommages rendus inconsciemment à la terre, aux arbres, aux collines, dont on attend secrètement une approbation silencieuse.

« si l’histoire est toujours coloniale, c’est parce que la civilisation est foncièrement une colonisation.

Premiers États. Dans les États antiques naissants, enfin, la colonisation est un souvenir fossile et une hypothèse anthropologique[6]. C’est le peuplement par des guerriers nomades indo-européens, qui se sont établis au Moyen-Orient pour y créer les premières structures de gouvernement centralisées, dont la formule consistait à exploiter l’environnement, concentrer le bétail et asservir les populations locales[7].

Ainsi, les peuples seconds et leurs cooptés dominent partout les peuples premiers ou leurs résurgences. Et c’est d’ailleurs dans ce but que, dès l’origine, les seconds se sont imposés. Ainsi, si l’histoire est toujours coloniale, c’est parce que la civilisation est foncièrement une colonisation.

ÉCOLOGIE

La métaphore du corps social

Autre élément récurrent : de très haute Antiquité, il semble que la dualité du maître et des dominés se soit superposée à celle du Blanc et du Noir, du clair et du foncé. Une association de longue et funeste postérité. Toutefois, le motif essentiel n’est pas la race, mais la couche. Il y a dans la représentation indo-européenne des sociétés une structure en couches hiérarchisées. En haut la tête dirige, en bas le ventre produit. Au milieu, le cœur armé obéit à la tête et impose son joug au ventre.

Cette célèbre structure tripartite, qu’on retrouve dans la cité idéale de Platon, a été repérée dans l’ensemble du monde indo-européen par George Dumézil. Elle se résout néanmoins facilement à une dualité entre, d’un côté, ceux qui dirigent et commandent à la force et, de l’autre, ceux qui obéissent et travaillent sous le joug. Elle traverse donc le temps, des États antiques au capitalisme moderne.

Mais le ventre, nous le savons aujourd’hui, n’est pas qu’un organe fonctionnel. Dans notre estomac et nos intestins, et plus encore dans ceux de nos bestiaux (les masses productives, bêtes et hommes de rang inférieur mêlés : telle est la composition originelle du peuple), c’est tout une communauté vivante symbiotique qui s’affaire pour brasser, digérer, fermenter… Le fameux microbiote. À l’échelle d’une société, ce ventre-peuple-bétail est donc un continuum plurispécifique, qui s’étend des « classes inférieures » aux forêts indomptées, en passant par les animaux domestiques, les plantes cultivées et sauvages, diverses espèces compagnes et plus ou moins totémiques, le tout étant travaillé et supporté par un humus en constante digestion. Héraclite appelait le peuple « les nombreux » (o polloi) : une catégorie à l’évidence ouverte et indéfinie. En prise directe avec la symbiosphère.

Choisir entre le vivant et sa destruction

On le comprend, le dernier mot de cette dualité entre peuples premiers et peuples seconds, entre classes dirigeantes et masses populaires, il est pour nous écosophique. Ce dont on parle, c’est non seulement de couches sociales, mais aussi de couches mentales et écologiques. Le « bas » peuple est toujours compris avec son milieu. Comme l’autochtone ne peut être abstrait de sa forêt, de sa steppe, de son monde embrouillé et animé de multiples forces et intentions. Ceux « d’en-haut » sont toujours célestes, aériens, olympiens. Ils flottent au-dessus d’un monde qu’ils dominent sans y toucher.

« Le « bas » peuple est toujours compris avec son milieu. (…) Ceux « d’en-haut » (…) flottent au-dessus d’un monde qu’ils dominent sans y toucher.

Nous voilà rendu à notre annonce de départ. À savoir que les peuples premiers vivent avec et dans leur monde vivant, quand le peuple second vit de ce monde, mais prétend pourtant lui être extérieur. Et nous sommes aujourd’hui devant les limites de cette domination, mais aussi de la vision utilitaire et distancée du monde qui l’accompagne.

Les limites écologiques de la croissance, nous les connaissons tous et toutes. Le propos de cet article, c’est plutôt de comprendre que la croissance dont il est question, c’est d’abord et avant tout celle d’un empire, d’un pouvoir : celui du peuple second sur les peuples premiers et leurs mondes vivants.

« la croissance dont il est question, c’est d’abord et avant tout celle d’un empire, d’un pouvoir

Le peuple second ne sauvera pas le monde, malgré sa science, car il se nourrit jusque dans son âme prédatrice de la destruction des mondes des autres. La plupart de nos « solutions écologiques » le démontrent dès leur conception. Forêts muées en usines à capter le carbone. Monnayage de « services écosystémiques », « croissance verte », « management des populations » et « gestion des écosystèmes » sont basés sur la prolifération sans fin de technologies coûteuses pour la biosphère et destructrices de nos liens au monde. Même bien intentionnées, nos façons d’agir et de penser infusée de « secondéité » poursuivent la colonisation et la destruction.

C’est pourquoi le temps qui vient doit être celui de la défaite du peuple second. Nous n’avons aucun plan de bataille et à peine le début d’une stratégie. Nous n’avons pas d’armes sophistiquées. Nous savons seulement qu’il faut le combattre au-dessus de nous, dans les cockpits des systèmes de pouvoir, de contrôle et d’influence, mais aussi en nous, dans notre désir de solutions et nos illusions morales.

En fait, nous n’avons pas d’espoir. Mais nous avons mieux que ça. Depuis toujours et jusqu’à aujourd’hui, il y a des peuples premiers qui, aux quatre coins de la planète, ont été capables de faire résister ces liens intérieurs aux êtres, qui embarquent la multitude du vivant dans leurs langues, dans leurs danses, dans leurs pratiques de vie. Il est temps de leur reconnaître un vrai leadership. D’en faire nos guides d’exode terrien, nos instructeurs de révolte, et non plus seulement de sympathiques et exotiques reflets d’un paradis perdu.


[1] STRATHERN M, The Gender of the Gift. UC PRESS, 1990. La relation constitutive est un élément crucial de l’analyse de Strathern dans le monde polynésien.

[2] C’est la découverte de Nietzsche concernant l’origine des États, attribué à des conquérants, que Nietzsche présente avec une certaine complaisance ambiguë.

[3] Cf. les travaux de FOUCAULT M sur la constitution du sujet en maître de soi, dans la Grèce.

[4] Je me base grossièrement sur la thèse de DESCOLA Ph, dans Par-delà nature et culture, où je considère principalement les ontologies animistes et totémistes. Pour le totémisme et la notion de « chair du monde », voir GLOWCZEWSKI B, dans Réveiller les esprits de la terre. Pour un approfondissement de l’ontologie animiste amazonienne, voir VIVEIROS DE CASTRO E, dans Métaphysiques cannibales.

[5] TOUAM BONA D, Sagesse des lianes. Post-Editions, 2021.

[6] Cf. SCOTT JC, Homo domesticus (Against the Grain). Cf. aussi : Zomia ou l’art de ne pas être gouverné.

[7] À en croire Nietzsche, c’est dans ces États que s’institua pour la première fois la différence hiérarchique entre les peaux claires et les peaux foncées, qui noua l’alliance du pouvoir et de la race, de longue et funeste postérité.