Ceux qui n’avaient pas de monde

Pourquoi la destruction du monde se poursuit-elle imperturbablement sous nos yeux, alors que nous en connaissons les causes et les conséquences ? Dans cet article, on propose une piste de réflexion : l’hypothèse d’une radicalité religieuse opérant secrètement sous le manteau de la civilisation et le capot du capitalisme. Et si notre tragique chevauchée vers la destruction écologique n’était pas le fruit d’un enchaînement hasardeux ?

Ipséité territoriale ©M_Collette

Ce que nous nommons « la Civilisation » est le fruit d’un lignage multimillénaire issu de la rencontre entre deux schèmes culturels : l’expansionnisme dominateur des États indo-européens et l’exclusivisme de la religion monothéiste sémitique. Le résultat est une pulsion absolutiste qui a pour unique objet de dévotion l’Un et le Même, et pour visée leur extension et leur répétition à l’infini. Ce fut d’abord le Dieu unique, défini par son unicité elle-même, puis le monarque et la Cité, enfin l’Humanité en tant qu’idée, et plus récemment le Sujet individuel sacralisé. Mais à peu de chose près, cette civilisation qui est la nôtre méprise le monde. Au fond, pour elle, rien n’existe vraiment en-dehors de Dieu et/ou de l’Homme, si ce n’est pour être résolu, soumis, converti, digéré, exploité. Au risque de radicaliser le propos, on dira que la civilisation se résume à un seul processus : saisir et broyer tout ce qui n’est pas Nous pour en faire plus de Nous. Et le capitalisme en est le mécanisme inconscient, la pulsion brute, incarnée dans une machine de profit incontrôlable et aveugle.

Telle est au fond, sommairement dit, notre religion civilisée inavouée, qui se propage – inchangée pour l’essentiel – depuis le plus antique germe du monothéisme jusqu’au capitalisme et à sa sous-culture transhumaniste.

Le signe indien

La « découverte » de l’Amérique offre un exemple paradigmatique de cette empreinte religieuse qui insiste au cœur de la civilisation. En cette époque troublée de la fin du Moyen-Âge, nous sommes au point de bascule de l’accélération moderne que nous connaissons depuis lors. Cette transition s’exprime de manière dramatique dans la rencontre de deux humanités bien différentes.

  • D’un côté, des peuples amérindiens dotés de mondes vivants, des mondes traversés de puissances et plissés d’obscurités, et qui ne conçoivent leur identité qu’au sein d’une communauté formée avec leurs montagnes, leurs rivières, leurs esprits et la relation unique qu’ils entretiennent avec le gibier et les plantes qui assurent leur survie.
  • De l’autre, des conquistadores fanatisés et des sectes protestantes radicales[1] [4], pour qui la terre et les vivants ne valent que comme une abstraction au sein d’une vision théologique dualiste : signe de la providence et objet de propriété ou d’extraction pour un sujet de droit divin. Non pas un monde vivant, magnétisé par des lieux sacré, habité par une pluralité d’espèces et d’esprits, mais un pur potentiel matériel, qu’il s’agit de convertir en accroissement de soi : plus de blé, plus de viande, plus d’argent, plus de salut. Pour croître et se multiplier.

« Croissez et multipliez, remplissez la terre et soumettez-la. Dominez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tout animal qui se meut sur la terre. Voici, je vous donne toute herbe portant de la semence à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant en lui du fruit… » (Genèse, 1-28)

La Bible pose d’emblée les termes du projet civilisateur et de son insatiabilité latente. La Terre doit être soumise, dominée et exploitée. Armés de cette injonction divine, les colons calvinistes du 16ème siècle devaient arriver sur une terre vierge : puisqu’ils étaient le peuple élu, il fallait en effet que Dieu l’ait voulue telle. Les Indiens seraient donc chassés, convertis ou tués, sous quelque prétexte que ce soit. Mais surtout, le mode de vie autochtone, basé sur un équilibre subtil avec les écosystèmes, un savant dosage de nomadisme saisonnier, de chasse sélective et d’agriculture intermittente, apparaît comme une infraction à la loi biblique. Ce mode de vie amérindien fournit la preuve attendue du fait qu’on ne peut laisser aux indigènes la souveraineté sur leurs terres.

Ce fut même un argument de droit : selon des juristes de l’époque, les Indiens ne pouvaient être propriétaires de leurs terres, au motif qu’ils ne la cultivaient pas. En fait, les Amérindiens étaient généralement de bons cultivateurs, en plus d’être des chasseurs et des cueilleurs (de même qu’ils mêlaient souvent nomadisme et sédentarisme), mais ils ne cultivaient pas de la manière continue et systématique que les Européens considéraient comme appropriée. Ce point est important. Si nous prenons cet argument au sérieux, cela signifie en effet que ce n’est pas la culture ou la sédentarité qui signale la civilisation aux yeux des colons, mais le fait de ne rien laisser échapper à la domination et l’exploitation humaines, ni dans l’espace ni dans le temps. Ici se dévoile l’impératif constitutif du capitalisme : tout doit être exploité au maximum, rien ne peut être laissé en jachère (des forêts sauvages ? oui, mais alors pour capter le carbone, chiffres à l’appui !).

« dans la rencontre avec les Amérindiens, quelque chose du fanatisme monothéiste des colons européens se transmet au projet capitaliste d’exploitation débridée du monde

Les nombreuses tromperies et abus qui accompagnèrent les premiers contrats et achats de terres consentis par les Amérindiens sont tout aussi instructifs[2]. On a pu y voir une preuve de la naïveté des peuples autochtones, confirmant notre vision du sauvage campant le stade infantile de l’humanité, qu’il fallait donc éduquer ou corriger. En réalité, ces nombreux malentendus, qui ont conduit à la perte des tribus d’Amérique du Nord, témoignent surtout du fait qu’ils ne pouvaient concevoir la terre comme une propriété, ni ses ressources comme un stock de biens à exploiter. À leurs yeux, ces contrats et leurs signatures étaient des objets et des cérémonies rituelles, un échange de dons et d’honneurs qui scellait une alliance de paix et d’entraide entre deux peuples frères, et non pas l’abandon de leurs terres, l’épuisement de leurs ressources et la destruction de leur monde (ce qui allait malheureusement advenir). Pour eux, le monde existait, avec ses puissances invisibles et ses multiplicités vivantes. Croire cela a été leur seule naïveté. Et cette naïveté résonne aujourd’hui comme un avertissement auquel nous sommes restés tragiquement sourds.

L’Ancien Testament met également en garde les croyants cont1re toute forme de fétichisme. C’est pourquoi il faut envisager que la destruction des cultures indigènes procède d’une haine secrète contre leur vision du monde. La dimension « animiste » de ces cultures – je veux dire par là leur aptitude à se mettre à l’écoute de leur environnement vivant – est une chose proprement scandaleuse pour des peuples issus du giron monothéiste. Comme l’écrit James Wilson : « Des exilés du jardin d’Éden ne peuvent faire partie d’aucun lieu en particulier, il ne peut exister de connexion entre eux et quelque rocher, montagne, cours d’eau ou arbre que ce soit » (ibid. p.45) [6].

Sapiens a bon dos

Ainsi, dans la rencontre avec les Amérindiens, quelque chose du fanatisme monothéiste des colons européens se transmet au projet capitaliste d’exploitation débridée de cette « Terre promise » que fut le Nouveau Monde, avec ses soudaines perspectives de ressources virtuellement illimitées. Mais la mésaventure des Amérindiens doit surtout nous instruire de la dimension religieuse particulière de la civilisation capitaliste et de ce qu’elle inflige aux autres.

Au départ, le monothéisme originaire était pour ainsi dire l’affaire privée d’un peuple isolé, qui ne cherchait pas à étendre son empire. C’est son incorporation dans l’éthique guerrière et la logique étatique des peuples européens qui en a fait une arme d’expansion et de domination sans limite, qui se perpétue à travers la conviction que nous incarnons et portons la Civilisation, la Vérité, l’Histoire, l’Humanité, le Progrès…

De l’adoration exclusive d’un Dieu céleste, nous sommes passé à la divinisation d’un monarque, au culte de la cité, puis de la République, à la sacralisation de l’Histoire, et enfin de l’Humain. Et aujourd’hui, dans l’Humain, seule nous intéresse la singularité et comment nous allons l’encapsuler dans un véhicule cosmique ou informatique, pour que le même survive survive à notre propre destruction. On parle de coloniser d’autres planètes. Mais dès le départ, il s’agissait de se tourner vers le ciel, de se détourner d’ici-bas. C’est le rejet de l’idolâtre qui, dès l’Ancien Testament, est identifié à celui qui honore les puissances d’en bas. Plus tard, c’est la haine du Païen (Celui qui vient du pays), c’est-à-dire de l’Autochtone (Celui qui naît de la terre). Bref, le mépris de la Terre.

À cet égard, la sécularisation du Christianisme et sa transmutation dans l’humanisme ne fut pas un adoucissement mais une radicalisation. Cela augmente encore la dose de rage solipsiste, on passe du Ciel au Soi, de Dieu à l’Homme. Les élucubrations savantes autour de l’Anthropocène et des gènes carnivores de Sapiens apparaissent alors comme une énième tentative de réduire le monde et les autres à notre seule et unique Humanité soi-disant universelle, oubliant les multiplicités innombrables que nous avons réduites au silence et saccagées. Simplement, ce nouvel exceptionnalisme humain se chante sur le ton de l’Apocalypse, et non plus celui de la Genèse. Et il n’est pas jusqu’à nos appels incantatoires à « sauver l’Humanité », qui ne trahissent la même obsession d’un peuple qui a perdu le sens du monde.

En effet, l’Occident mondial a fait de nous le peuple qui n’avait pas de monde. Il faudrait peut-être dire « l’élite sans monde », car à vrai dire, la civilisation occidentale n’est pas tant le fait d’un peuple que celui d’un système de castes qui asservit les peuples, ainsi que l’a montré l’anthropologue James C Scott[3]. Et quand le peuple s’ébroue ou se soulève, il est toujours ce qu’il faut éduquer, faire taire ou faire plier. Le peuple demeure une émanation de cet en-bas infâme, un borborygme animal, un grondement tellurique, un accident de la géographie, une catastrophe naturelle.

« Les élucubrations savantes autour de l’Anthropocène et des gènes de sapiens apparaissent comme une énième tentative de réduire le monde et les autres à notre universalité autoproclamée…

Les amers Indiens ont fait l’amère expérience des duplicités sans fin qui servent à perpétuer les destructions de ce modèle de domination et d’expansion. Pour les uns, ils étaient des sauvages ou des suppôts du diable, qu’il fallait à tout prix faire disparaître. Pour les autres, ils étaient de dignes représentants de notre humanité commune, et il était évident qu’avec un peu de bonne volonté de part et d’autres, ils accueilleraient la civilisation et ses valeurs comme un cadeau du ciel. Prisonniers de cette alternative infernale, les Indiens oscillèrent entre lutte et résignation, enchaînant les pertes et les défaites, quelle que soit leur attitude[5].

Le mépris du monde en général, le détachement hautain à l’égard des choses terrestres, c’est précisément ce qui met le Civilisé en position de spolier, de s’approprier, d’occuper, exploiter et anéantir avec autant de brutalité désinvolte et aussi peu d’état d’âme les mondes des Autres.

Ainsi, la destruction du monde est peut-être moins une catastrophe imprévue que l’aboutissement d’un projet religieux, qui s’exprime désormais à travers une machine économique que plus rien ni personne ne semble pouvoir arrêter. Alors, ceux qui n’avaient pas de monde pourraient bien être ceux qui détruiront le monde, après avoir éteint les mondes des autres. Heureusement, les peuples terriens d’hier et d’aujourd’hui, non seulement les peuples d’ailleurs mais aussi ceux qui ne cessent de se recomposer à l’intérieur, et ceux qui hantent notre passé, ne cessent de nous rappeler par leurs témoignages vivants ou posthumes qu’il n’y a de vie que sur terre.

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[1] Ceci est avéré pour les Conquistadors, qui sont une émanation de la Reconquista espagnole et des croisades. Mais cela vaut aussi, dans un autre registre, pour les premiers colons hollandais et britanniques en Amérique du Nord, mus par la recherche d’un paradis perdus et la certitude que leurs communautés sont un peuple élu.
[2] Les données sur la colonisation de l’Amérique et les cultures amérindiennes sont tirées de l’ouvrage « La Terre pleurera, une histoire de l’Amérique indienne », par James Wilson.
[3] James C Scott montre comment les premiers États se constituent avec l’arrivée d’un peuple guerrier qui assoit sa domination sur une terre et « capture » des populations indigènes pour les concentrer dans une zone de production agricole où ils seront mis au travail et soumis à l'impôt. Selon cet anthropologue plutôt anarchiste, le « peuple » y a un statut similaire à celui du bétail (cf. Homo domesticus).
[4] Les sources protestantes de l'éthique capitaliste sont connues depuis Max Weber (nous en parlerons ailleurs).
[5] Et lorsqu'ils finissaient par accepter de renoncer à leur culture pour adopter les modes de vie et les valeurs de la civilisation, les colons - à court d'arguments théologiques et humanistes - versèrent dans le racisme le plus primaire pour justifier les expropriations et les spoliations.