Leibniz, photographe dans l’âme

Leibniz précurseur de la photographie ? C’est le thème de cette courte réflexion, en marge de la lecture du « Pli » de Gilles Deleuze. Dans un geste monadologique, le moment photographique tente de saisir l’émergence d’une perspective perceptive sur le fond d’un monde tissé de perceptions confuses qui se pressent en foule anonyme.

Roseau plissé ©M_Collette sur Rollei Pan200

La conscience se détache comme une zone claire sur le fond sombre de l’âme. Ainsi se formule la conception leibnizienne de la perception dans la monade.

Autour de ce halo intense et net, le perçu se perd progressivement dans le flou et s’abîme dans l’obscurité tendancielle de l’inconscient. Mais justement, c’est là, dans cet évanouissement graduel, que foisonne et insiste le monde. C’est dans ce fond obscur que s’abrite le lien secret[1] et insaisissable[2] entre toutes les individualités qui le peuplent et le composent.

Or, au fond de chaque monade individuelle, à l’interface de l’âme et du monde, ce sont des myriades de micro-perceptions qui frétillent. Ces « petites perceptions obscures, confuses »[3], qui appartiennent sans doute aux monades subordonnées de nos organes et cellules, elles sont la foule des précurseurs sensibles qui se pressent à l’orée de la conscience, peuple anonyme qui à la fois soutient l’objet dans la perception et le retient dans le substrat humique du monde. Ce peuple si proche, il grouille jusqu’aux confins du réel.

Il y a donc un fond sensationnel microscopique sous la perception macroscopique[4]. Et percevoir dans un monde[5], c’est toujours réussir ce détachement qui met la perception en lumière et en traits. Voilà le geste du photographe, annoncé par Leibniz un siècle avant la lettre. La nécessité d’une boîte ou d’une chambre noire pour fixer et révéler l’image offre ici une analogie facile et un peu anecdotique, mais historiquement pertinente, puisque Leibniz a forgé son concept de monade sur le modèle de la camera obscura, qui préfigure l’invention du dispositif photographique.

Clair-obcur, net-flou

Au premier abord, le lien intime de la monade à la photographie se situe donc plutôt du côté du clair-obscur, dans cette manière de détacher l’objet de son fond par le jeu d’un dépli dans la lumière. L’efficacité de ce contraste est chaque fois décisive, car elle décide si un cliché est « réussi », dans le sens le plus banal du terme :  la photo montre-t-elle bien quelque chose ?

Cependant, le détachement du clair et de l’obscur n’est pas le seul contraste qui participe à l’émergence d’un objet. Il y a aussi le net et le flou, associé à la profondeur de champ, donc à la mise-au-point de l’œil photographique[6]. Or, c’est dans la finesse soyeuse de cette transition, qui parcourt tout le dépliement de l’émergence, depuis la brume de l’indifférencié jusqu’au contour du révélé, que peut s’éprouver l’intensité du lien charnel entre la photographie et le monde. Car c’est ici que la photographie se confronte à sa limite. En effet, s’il y a encore dans le clair-obscur l’absolu du blanc, la netteté n’existe que comme une limite idéale à une courbe d’intensité perceptive qui tend vers des contrastes infinitésimaux[7].

Texture et granulosité

Car la photographie – du moins dans sa forme analogique[8] – se révèle sur le substrat d’une texture. La texture, c’est « la manière dont une matière se plie »[9]. C’est une expression de la résistance du matériau, où s’imprime la multitude des microplis et des petites perspectives, et toutes les inflexions d’âme qui parcourent le corps et le vivant. Cette résistance s’éprouve également dans le chaos des impressions sur la pellicule et dans le fond perceptif de l’âme-monade. Du fond de ces microperceptions, qui échappent largement à la conscience, montent pourtant sans cesse des « signes ambigus », candidats à une participation à la zone claire de la conscience.

« Chaque grain est unique, différent des autres… une ontologie animiste insiste jusque dans la trame perceptive

La marque de cette profusion irrégulière, en photographie, c’est le grain. L’image est bien la résultante d’un « calcul différentiel » (dont Leibniz est l’inventeur). Ce calcul s’exprime dans le contraste de chaque grain ou tache avec son environnement immédiat, son fond propre. Mais le grain lui-même conserve cette opacité insondable et cette singularité irréductible qui signalent la substance du réel, son insistance abrasive. Chaque grain est unique, différent des autres, mais aussi ininterprétable et indivisible (pour nous). En ce sens, le grain reflète une ontologie animiste qui insiste jusque dans la trame perceptive[10]. Ontologie terrienne aussi, car chaque grain est comme un grain de terre. Tels des chiens guidés par leur truffe sensible, nous prélevons nos perceptions à même l’humus du réel[11].

C’est donc par un double contraste – clair-obscur et net-flou – que s’exprime en photographie la philosophie leibnizienne du rapport entre la monade et le monde. Il y a non seulement le contraste entre la zone claire et la matrice ou le fond sombre, mais aussi le gradient de définition et d’intensité des lignes, jamais claires, qui se perdent graduellement dans l’agitation moléculaire du corps et l’animation lointaine du monde.

Moment photographique, moment philosophique

Au-delà du résultat iconographique, c’est dans le moment photographique que réside cet enjeu de l’être-au-monde leibnizien. Le moment photographique est cette épreuve d’un point de vue sur le monde, appelé à fixer son attention sur une portion congrue de ce monde, pour en détacher une perception. C’est l’enjeu à la fois esthétique et émotionnel qui anime chaque effort de perception, chaque perspective sur le monde.

« à son tour, le moment philosophique peut – et désormais doit ? – être cet enracinement sensible dans la chair vivante du monde et la granulosité du réel

Ce point de vue partiel et partial sur le monde, cette inclination de l’âme à saisir l’émergence d’un objet sur le fond agité et flou du flux sensationnel de l’expérience, le photographe s’efforce d’en tirer une épreuve, d’en fixer l’éternité de l’événement dans une représentation d’un genre particulier. Une représentation à la fois statistique, car elle dégage des lignes de points et des gradients de netteté, et esthétique, car elle produit des contrastes qui décèlent le jeu de l’émergence, dans un cadre et une composition qui en sont comme le décor et le scénario.

En creux et dans les replis, cette lecture du processus photographique témoigne que le moment philosophique peut – et désormais doit ? – aussi être cet enracinement esthétique (donc sensible) dans la chair vivante du monde et la granulosité du réel.


[1] Ici le secret et le contraire du discret. À la discontinuité voulue par l’analyse rationnelle et instrumentale, s’oppose la résistance obtuse d’un lien secret et continu entre les êtres.
[2] C’est précisément parce qu’il nous échappe que le lien peut nous lier, comme l’a bien vu Leibniz. Cf. DELEUZE G, Le Pli. Leibniz et le baroque, p.149.
[3] Ibid., p.115.
[4] Ibid., p.116.
[5] Il va de soi qu’une lecture idéaliste et solipsiste de la monade leibnizienne rend caduque cette réflexion. Mais quelle signification a encore une philosophie qui commence par faire abstraction du monde ?
[6] En externalisant et en matérialisant nos organes de vue (le photographe ferme un œil pour donner sa vue à la « prise de vue », le dispositif de photographie permet de mettre en variation et de problématiser un ingrédient fondamental de la monadologie leibnizienne, à savoir le fait que notre perception dépend confusément de mille et une perceptions organiques, dont celles de nos yeux.
[7] De manière très intéressante, Deleuze discute la qualification des perceptions comme « claires et distinctes », que l’on trouve tant chez Leibniz que chez Descartes. Selon Deleuze, une perception ne peut être vraiment distincte, elle est seulement « distinguée » par un certain niveau d’intensité, de concentration de l’effort perceptif. Ceci me semble correspondre parfaitement à la réalité photographique, dans laquelle la netteté apparaît comme la limite idéale d’une courbe différentielle, et non comme un chiffre absolu. Tenter de photographier la ligne d'un pli est d'ailleurs un exercice révélateur à cet égard. Si la nature, en générant des plis, dévoile des lignes, elle induit aussi le flou et l'obscurité dans leur perception, car le pli réserve des zones d'ombre et impose des flous focaux dans la texture de l'objet.
[8] La question se pose de savoir si un mode de capture fondé sur un régime de 1 et de 0 peut prétendre à ce lien entre la texture visuelle et l’agitation d’un monde animé de multiples perspectives au sein même de la boîte noire d’une monade photographique. Le résultat peut faire illusion, mais le pixel ne sera jamais un grain. L’image numérique peut bien prétendre à la haute définition, mais peut-elle embarquer le continuum des plis et replis, des inflexions et des variations que la nature peint en sfumato autour de nos percepts. La nature est la grande plieuse, qui ne cesse de remplir les vides et les pleins, de faire grouiller les interstices, en éprouvant la résistance des êtres, révélant ainsi leur texture. L’absence de texture, c’est l’absence de nature.
[9] Op.cit., p.51.
[10] L’animisme latent de Leibniz sera le sujet d’une autre note de lecture.
[11] Lire notre manifesto : Désanthropiser, réhumaniser.