
Il y a quelque temps, Symbiosphere avait publié un bref résumé de la pensée de Bernard Stiegler, qui gravite autour du concept de négentropie, lequel situe la singularité du vivant dans le cadre général de la thermodynamique (à lire ici). Nos lectures d’été nous ayant conduit sur les sentiers frais et sauvages de l’écosophie de Félix Guattari, nous avons corné quelques pages qui aideront à donner un sens à la fois plus philosophique et plus politique à ce concept forgé à partir de la science physique. Un intérêt de la pensée de Guattari, comme de la négentropie, c’est justement de faire communiquer l’état physico-chimique du monde avec les enjeux de lutte sociale et environnementale, d’émancipation individuelle et collective, tous irrémédiablement mêlés d’affects et de subjectivité existentielle.
Des machines autopoïétiques
C’est à un biologiste, Francisco Varella, que Guattari emprunte le concept d’autopoïèse. Comme avec la négentropie, il s’agit de célébrer l’originalité de certains systèmes, les systèmes vivants, qui tendent à la complexité et l’organisation dans un univers marqué par la fluence, la dispersion, la dissolution. Chez Guattari, l’autopoïèse désigne le phénomène d’émergence sui generis d’un objet capable à la fois de se maintenir et de se perpétuer dans son être, tout en apportant un point de vue et une contribution nouvelle à son environnement. Telles sont les machines (ou agencements) de Félix Guattari, érigées sur des flux de matière, d’énergie et de désir qui parcourent leur environnement (allopoïèse), mais toujours plus et autre chose que l’addition ou la conjonction de ces flux. Ainsi, la machine d’un organisme biologique se forme et se perpétue en intégrant des flux de carbone, de chaleur, d’ADN, etc. Mais sauf à sombrer dans la pensée triste d’un bio-mécanicisme, elle ne peut être réduite à une simple expression ou conséquence de ces flux. Il y a une dignité ontologique qui revient à tout ce qui réussit à imposer une position subjective. Comme pour célébrer cette dimension autopoïétique de systèmes vivants, sociaux, culturels, et peut-être même au-delà, Guattari n’hésite pas à parler de créationnisme (on peut aussi entendre : constructivisme) et affirme d’emblée que son écosophie est une éthique.
En résumé, la machine Guattarienne se déploient dans quatre dimensions. (1) Les flux : les machines autopoïétiques émergent sur les flux qui caractérisent l’économie des (éco)systèmes. (2) La machine elle-même et son autopoïèse, c’est-à-dire la dimension cybernétique de feed-back, nécessaire à l’émergence d’un « soi ». (3) Les valeurs : chaque machine est porteuse d’une perspective, elle charrie son propre univers, souligne Guattari. Et elle institue ses propres valeurs. Ces valeurs peuvent être économiques, mais aussi esthétiques, éthiques ou religieuses. Cela dépend du type de machine. Il n’y a pas de hiérarchie a priori dans l’ordre des valeurs. (4) La finitude : la machine connaît une naissance et une fin. Elle est ouverte sur une altérité, qui peut la happer et la dissoudre. À ce titre, elle est insérée dans un phylum, une série évolutive, une lignée de machines qui innovent tout en héritant de leurs prédécesseurs.
On comprend pourquoi, en psychanalyste dissident, Guattari accorde une importance si particulière aux dysfonctions des machines psychotiques (cf. sa schizoanalyse). Leur anormalité dérangeante, leur douleur criante révèlent des aspects fondamentaux du fonctionnement général de ces agencements, de leur fragilité, de la façon dont leur tenir-ensemble ne va pas de soi mais doit au contraire être sans cesse créé et recréé. Ces machines démantibulées permettent d’observer l’autopoïèse pour ainsi dire « à nu », tant il est crucial pour elles de s’éprouver elles-mêmes, de s’affirmer existentiellement. Ceci s’observe aussi dans la névrose, avec des comportements stéréotypés, qui fonctionnent comme des boucles de feedbacks répétitives (se laver les mains, se toucher le nez…). La schizoanalyse vise justement à réinsérer ces machines dans leur environnement, leur histoire, leur société, etc., tout en valorisant leur singularité, leur créativité. D’un certain point de vue, nous avons besoin d’une schizoanalyse collective aujourd’hui, face à un système culturel dominant qui a désigné l’individu communicant et l’instantané communicable comme ses seuls ingrédients et termini.
Son concept de machine autopoïétique, Félix Guattari l’étend à la production psychique de subjectivité, mais aussi aux formations sociales, culturelles, aux œuvres d’art, et même en droit aux objets microscopiques de la physique post-newtonienne. Machines écosystémiques, machines symbiotiques, machines sociales, machines rituelles, machines amoureuses, machines désirantes, et aussi bien : une usine ou un hôpital… L’effet obtenu est à mille lieues d’un réductionnisme mécaniste, comme celui dans lequel Descartes a pu s’engager à l’ère de la machine mécanique, mais bien au contraire, à l’extension du domaine de la créativité, de la spontanéité du vivant, à tous les types d’objets. Contre Descartes, et pour ainsi dire en correction aux méfaits de sa théorie, Guattari s’engage dans un processus de réparation des machines vivantes, de dignification, qui rend aussi à la pensée un peu de son honneur perdu. La valeur éthique du créationnisme est patente, c’est d’accorder une importance maximale à chaque phénomène d’émergence. Et naturellement, cette émergence se produit dans le temps, dans un courant de finitude et d’irréversibilité, ce qui donne à l’écosophie guattarienne des accents existentialistes assumés : l’existence est bien création de sa propre essence (dans la formulation de Félix Guattari : « la praxis est avant l’être »), même si elle ne s’institue pas sur un fond de néant mais sur des flux (que Guattari qualifie de chaotiques, ce qui mériterait d’être discuté par ailleurs). Un créationnisme existentiel ex flucti, et non ex nihilo.
Pour désigner l’émergence autopoïétique, Guattari utilise de manière répétée le terme de « subjectivité », non pas dans la perspective réductrice de l’individualisme et du psychologisme modernes, mais au contraire dans une perspective émancipatrice et révolutionnaire, qui invite à valoriser les créations sociales et artistiques, quel que soit leur foyer d’émergence – individuel ou collectif, humain ou hybride, naturel-culturel – comme autant de victoires contre l’entropie de la culture dominante, sur fond d’une révolution pluraliste hors du cadre dualiste et dialectique du marxisme. Il nous semble que c’est ce qu’il faut entendre par « la cité subjective » : une cité bien terrestre, qui célèbre l’émergence de singularités artistiques, machiniques, sociales, individuelles, écosystémiques, etc.
Une écologie radicale et intégrale, donc pluraliste.
Il est fondamental de bien saisir la polysémie inhérente au système guattarien. Une machine peut elle-même devenir une composante d’une autre machine. Comme la classe sociale dans un système productif, une cellule dans un organisme, l’individu dans une armée, mais aussi bien le drone dans cette armée, une guilde microbienne dans un écosystème, l’espèce dans un arrangement écosystémique, etc. Cependant, chaque machine est porteuse d’une perspective qui lui est propre, d’un point de vue singulier sur l’ensemble, et donc d’une évaluation (telle guêpe parasitoïde est une menace pour une chenille dont ses larves sont friandes, mais c’est une sauveuse pour la plante qui est broutée par la chenille, et qui est capable d’émettre des phéromones reconnus par la guêpe pour l’informer que le repas est servi). C’est ce qui fonde en théorie le pluralisme de l’écosophie guattarienne. L’écologie de Guattari accueille naturellement le dissensus, la pluralité des points de vue et des valeurs. « Toute appréhension d’un problème environnemental postule le développement d’univers de valeurs, et donc d’un engagement éthico-politique. » (74) Voilà pourquoi l’écologie devrait être pluraliste et constructiviste (voire créationniste), et non unanimiste et conservatrice.
Il découle de ce qui précède qu’une machine (autopoïétique) n’est réductible ni aux micromachines qui la composent, ni à la mégamachine dans laquelle elle s’intègre. Contrairement aux théoriciens de la « synthèse moderne » en biologie, Guattari refuse en effet de fonder la multiplicité des agencements écologiques sur une base unique, qui serait par exemple l’ADN et sa machinerie génique, ni à l’inverse sur une « Nature » qui aurait les traits d’un Dieu bon et omniscient (« Ni Dieu ni gène » est le titre d’un livre de Kupiec et Sonego). Il adopte au contraire un point de vue radicalement ou « purement » écologique, qui s’appuie sur une ontologie pragmatique. En clair : pas question de chercher un soubassement matériel, ni un terminus conceptuel, finaliste, à la diversité des agencements et de leurs échelles, depuis l’atome jusqu’à la biosphère. Cela signifie que ce qui compte, ce qui vaut vraiment, dans l’ontologie pluraliste de Guattari, c’est l’émergence.
De là résulte probablement la tendresse du penseur envers la proto-subjectivité des machines qui peuplent notre quotidien : « une passion d’enfance et de toujours, une passion animiste » (251). Ces esclaves modernes traitées comme de simples utilités n’ont-elles pas quelque dignité à revendiquer ? Retrouver l’humain par la voie de l’écologie intégrale, n’est-ce pas aussi le trouver dans un petit agencement de plastique et de métal façonnés avec précision pour conquérir ce qui n’est guère plus qu’un pressentiment d’autonomie ? Et la tentative dérisoire de donner vie à ces imitations squelettiques ne finit-elle pas par créer d’authentiques liens affectifs entre les machines et ceux qui s’en servent ? pareillement, l’écosophie de Félix Guattari conduit à adopter une perspective radicalement amorale et anarchiste (en fait le perspectivisme nietzschéen : Guattari, c’est Nietzsche écologiste !). (Après tout, l’État lui-même, et peut-être le Capitalisme après lui, ont commencé par être un petit miracle vacillant sous les vents contraires, avant de devenir peu à peu un Empire tourné tout entier vers l’exploitation par appropriation et la destruction – par négligence volontaire ou rage cynique – de tout ce qui n’est pas à son service.)
Dans cette écosophie, la valeur du lien est essentielle. La vision par objets suppose un fixisme, un cadre unique, une autorité signifiante déjà constituée. On manque l’émergence, la polysémie de l’être. Et sa fragilité. (C’est peut-être le seul point de contact avec l’ontologie de Heidegger, que Guattari juge « mortifère », parce qu’elle conduit à dégager un privilège historique ou ethnique devant l’être.) Guattari s’oppose à « toute une conception de la subjectivité où chacun est enfermé dans sa monade, et qui dans un second temps oblige à reconstruire des moyens de ‘communication’ », cette dernière étant une manière de « complètement réifier les rapports subjectifs ». « Il faut renverser cette perspective et ne jamais partir d’entités fermées » (127). Une fois encore, ce n’est pas pour se projeter dans un holisme général, mais pour se lancer dans la création de subjectivités situées, risquées, hétérogènes, qui ne se rabattent pas sur les contours prédéfinis d’un organisme ou d’un moi.
La résistance à la culture de l’entropie
Comme nous l’avons suggéré ailleurs, on assiste aujourd’hui au triomphe démoralisant d’une culture technologique et idéologique de l’entropie, qui conduit à l’entropisation réelle de la biosphère, à savoir le réchauffement global (à lire : L’anthropocène est mort, vive l’entropocène). La négentropie des systèmes vivants, sociaux et culturels est de plus en plus contrainte et menacée – quand elle n’est pas tout bonnement dévastée, éradiquée ou criminalisée (cf. Notre-Dame des Landes). Guattari écrit : « les systèmes idéologiques actuels referment le rapport à l’autre, murent le moi sur le moi, et conduisent à méconnaître les dimensions extraordinaires inhérentes à notre existence » (282). Les trois fléaux du réductionnisme ontologique (une seule grille de lecture, un seul langage pour l’être), du moi-isme individuel (l’anthropologie égoïste libérale), de la fuite dans l’éternité de l’instant (les médias et technologies de la communication) marchent de front. Guattari résume la situation : « Il y a une infantilisation systématique de la subjectivité » (283, rappelons une fois encore que subjectivité a un sens large chez Guattari, il y a p.ex. une subjectivité propre aux luttes sociales, aux médias de masse, etc.).
C’est ici que l’écosophie guattarienne dépasse le statut de système conceptuel pour s’inscrire dans une forme de lutte, de résistance. Face à l’oppression « par les signifiants de pouvoir », face à « l’uniformité des opinions (…), dans un conformisme généralisé » (99), la résistance réside dans le simple fait de susciter et valoriser les émergences de singularités, de « subjectivités », avec leur « finitude radicale ». À contre-courant du monde de l’idéologie, des médias, des sondages, qui « nous fait baigner dans une illusion d’éternité ». C’est « la résistance (…) des gens qui reconstruisent la sensibilité à travers la poésie, la musique (…) qui reconstruisent le monde à travers une relation amoureuse, à travers d’autres systèmes urbains » (96).
À coup sûr, l’écosophie est donc une éthique. Elle impose de prendre en compte l’altérité, pas seulement humaine : « la prise en compte du dissemblable, du dissensus, de la différence dans l’ordre humain, animal, végétal ». Elle est aussi un pari – pascalien – sur une sortie de l’époque : « c’est la volonté de construire la vie, la conscience, de machiner l’existence, y compris par les médiations artificielles que sont la science et l’art, qui mènera à sortir du désespoir moderniste et postmoderniste » (281).
Malgré des passages ambigus, et le choix du concept de machine, Guattari avaient bien pressenti le danger de l’uniformisation culturelle liée à l’informatique comme système général de communication et de représentation, et même désormais de « relation » sociale. Là où la polysémie des lignes de signification, d’énergie et de désir confère à chaque agencement un statut de Création unique, « Une même ligne signifiante va pouvoir rendre compte aussi bien d’un texte verbal que d’une image ou de rapports spatiaux » (123). L’informatique, à travers « l’hypertexte », porte le risque et l’illusion d’une « traductibilité généralisée ». Le but est de « pouvoir donner, non pas une représentation, mais une présentification existentielle de ces foyers » d’émergence ou de subjectivité » (124). À bien y regarder, c’est dans cette illusion de la généralité et de la représentation que nous sombrons lorsque nous tentons de construire notre subjectivité tout en nous soumettant au pouvoir signifiant du cadre général, informatico-capitaliste, des « réseaux sociaux ».
Changement d’époque. La façon dont toutes les machines tendent aujourd’hui à s’enchasser dans cette mégamachine qui simule une « société globale » pour mieux cacher les pièces d’un système de profit, d’extraction de data et de contrôle planétaire, gouverné par des algorithmes alliant statistique, marketing de l’addiction et surveillance, démontre à la fois la pertinence des thèses guattariennes et le risque associé à sa poétique machinique. Devant cette mégamachine aux mains du capitalisme, l’urgence n’est peut-être plus de redonner sa dignité à la machine technique, à son système d’interfaces (les objets connectés), à son phylum évolutif (l’obsolescence accélérée), à sa protosubjectivité (les algorithmes qui façonnent et exploitent la subjectivité humaine), mais bien de chercher à édifier d’autres machines, des machines de résistance, qui incluent des humains, des écosystèmes, des divinités, qui s’appellent par exemple « écosystème productif », « ZAD », « forêt sacrée du peuple Runa »… Ces machines peuvent ou non inclure des éléments techniques, mais ces composantes techniques seront de plus en plus suspectes, en raison de l’ubiquité du système capitaliste connecté, qui capture par avance toute machine technique dans un tissu de pouvoir global. La faiblesse relative des hackers, la disparition ou la marginalité insignifiante des réseaux de chat et de messagerie non intégrés dans des plateformes multinationales, tout cela témoigne du statut à la fois stratégique mais aussi miné des machines techniques.
Les symbioses, entre conservatisme et progressisme ?
Entre émergence et fluence, entre nexus et le fluctus, entre nature et culture, nous soulignons souvent le rôle fertile des symbioses, constitutives de ce que nous appelons la symbiosphère, cet ensemble vague et ouvert où les vivants entrent dans un risque commun, étendant le domaine de la négentropie bien au-delà des organismes (relations, (éco)systèmes, umwelts, divinités, esprits, cultures…). Catégorie floue et suspecte aux yeux de bien des biologistes de métier, longtemps négligée, la symbiose a ceci d’utile qu’elle nous force à penser les agencements et leur émergence sur le vif. Elle exhibe un lien insaisissable qui ne se laisse pas réduire aux stratégies des espèces et à l’égoïsme de leurs gènes, ni aux flux d’énergie et de matière de l’environnement. Ni au fond écosystémique, ni à la forme spécifique ou (méta-)génomique.
Selon nous, c’est ici qu’il y a moyen d’élargir ou prolonger le champ guattarien, de brancher sur la machine éthico-philosophique de l’écosophie guattarienne une autre machine, la machine anthropologique et sémiotique forestière d’Eduardo Kohn. Les pratiques écologiques, esthétiques, mais aussi rituelles, mythologiques et sociales des peuples « traditionnels » sont une source inépuisable d’exemples de symbioses naturelles-culturelles en perpétuelle émergence à la surface ontologique des réseaux de flux éco-sociologiques. La pratique du rêve collectif chez les Runa, décrite par Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts, est un exemple remarquable de ce passage obscur, dicret et secret, entre les signaux émis par la faune et la flore, la création collective de récits, la cohésion du groupe social et l’émergence de figures divines intermédiaires, qui font circuler les flux entre les humains et leur environnement. Ces créations, identités de groupe et figures divines apparaissent à l’endroit même où ces flux doivent s’articuler (p.ex. : dans le rêve du chasseur, lorsque la divinité parle à travers la gueule du jaguar), de manière à assurer la sémiose dans le groupe et la forêt toute entière.
En proposant cette articulation entre la philosophie de Guattari et l’anthropologie de Kohn, nous sommes bien conscients de dépasser quelque peu le champ initial de l’écosophie guattarienne. Bien qu’il soit favorable, pour l’univers des machines, à « faire tomber le rideau de fer entre les humains et les objets », on sent une légère hésitation de Félix Guattari autour de la frontière humain/non-humain, et son écologie semble conserver globalement un soubassement matérialiste. Il note bien l’entrelac des lignes sémiologiques qui se croisent dans un rituel ou un mythe traditionnel, et sur lesquels ceux-ci font émerger leur singularité, mais il n’y insère pas les signaux végétaux, animaux, climatiques, etc., qui permettent à Kohn d’étendre le réseau de la pensée jusqu’aux forêts d’Amazonie elle-même. Kohn utilise le mot générique de « séités » (parmi celles-ci : la tribu, le chasseur, mais aussi la divinité ou le jaguar et la forêt) pour horizontaliser la pensée dans une perspective naturelle-culturelle au sens de Descola. Le mot « animisme » revient dans le texte de Guattari, mais il garde ses distances vis-à-vis de celui-ci, sans doute avec quelques raisons, tant on sait combien l’exigence conceptuelle est capable de s’abîmer dans un holisme niais et paresseux. Ainsi, Guattari se distancie clairement de « l’hypothèse Gaia », de Locke et Margulis, qui selon lui tomberait dans « l’animisme », alors même que celle-ci est fondée sur une approche machinique (cybernétique) de la biosphère. Cela traduit une méfiance à l’égard des « idoles », qui mériterait il me semble d’être discutée. Les divinités naturelles des peuples traditionnels relèvent d’un art collectif de faire émerger des figures hybrides, pelotes de lignes affectives, signifiantes, au confluent des écosystèmes, du social, du religieux. Comme nous l’avons suggéré ailleurs (voir L’impératif indigène), ces pratiques écologiques et rituelles installent les peuples « sans État » aux avant-postes de la créativité et de l’exploration des symbioses naturelles-culturelles. Mais surtout, elles leur donnent des moyens de résistance à la destruction occidentale capitaliste, car on peut bien répertorier, calculer, monétiser et négocier toutes sortes de « matières premières » et de « propriétés foncières », mais on ne démêle pas si facilement l’écheveau complexe de désirs, d’affects, de savoirs et de vie qui sommeillent dans le giron d’une déesse.
(Incise : une observation similaire vaut pour les textes du duo Deleuze-Guattari. Ainsi, dans l’Anti-Oedipe, les deux auteurs reconnaissent bien l’inscription du socius « sauvage » sur la Terre – avant la déterritorialisation du socius « barbare » vers un despote et un Dieu -, mais ils ne semblent pas envisager que cette inscription territoriale soit irriguée par un tissu de sémiose biologique, métabolique, écologique, donc naturelle-culturelle. Ils semblent rester dans le paradigme de l’hétérogénéité de la sphère culturelle, de sorte que la Terre reste chez eux une sorte de grand signifiant abstrait, symbolisé par une divinité englobante.)
Penser l’écologie politique guattarienne sous l’angle des symbioses, c’est aussi proposer une voie médiane dans le dilemme déjà évoqué plus haut qui préoccupe Guattari : tout en reconnaissant l’utilité et l’importance historique d’une ligne « dure » de défense environnementale, il se met à bonne distance d’une écologie totalisante et totalitaire, qui viserait une forme de conservatisme consensuel. La crainte de Guattari est plus justifiée que jamais, à l’heure où on sent monter la demande d’une gouvernance climatique globale, (notamment parmi une toute jeune génération qui scande des slogans qui sont presque des décalques inverses de ceux de 68, en exprimant leur demande d’être gouvernés). C’est ici que la symbiose révèle un autre de ses talents. Elle propose de penser et de créer le lien entre développement humain et prospérité des écosystèmes à partir d’émergence plurispécifiques qui sont toujours situées, toujours locales. Autrement dit, il n’y a pas un « mauvais » (p.ex. l’usage de combustibles fossiles) et un « bon » (les « renouvelables ») comportement individuel ou mode de développement. Il y a des pratiques de co-création entre les humains et leurs écosystèmes qui sont à créer, transformer, entretenir.
Les idées que nous portons et explorons, de symbiologie, symbiotech, symbiosphère, symbiosophie… rejoignent donc l’horizon guattarien en cherchant à contourner l’opposition entre conservation et création, entre approche individualisante et approche globalisante.
Toutes les paginations : Guattari, F, « Qu’est-ce que l’écosophie » et « à propos des machines », in Qu’est-ce que l’écosophie ?, Lignes, 2018 (2013).
Deleuze, G, et Guattari, F, L’anti-Œdipe, Minuit, 1972.
Kohn, E, Comment pensent les forêts, 2017 (2015).
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