Tous prolétaires !

DE LA PROLÉTARISATION DES OUVRIERS À L’ASSERVISSEMENT DU VIVANT

La notion de prolétariat est née à Rome et signifie « pour la croissance » (pro oles). Dans les empires, il s’agissait de faire croître la masse des sujets corvéables et imposables. Aujourd’hui, ce sont les profits privés qu’il faut faire grandir. Ce mouvement entre dans une nouvelle phase : la prolétarisation de la nature.

Dernier parking. Photo : ©M_Collette

Récemment, le président français a lancé un nouveau slogan polémique : « réarmer la natalité ». Avec la brutalité calculée dont il est coutumier, il remet ainsi en lumière la fonction du peuple : il s’agit avant tout de « faire nombre », dans l’intérêt de l’État et des classes dominantes, de leur sécurité ou leur prospérité. C’est ce que nous raconte l’origine du mot prolétariat, pour désigner ceux qui n’ont d’autres ressources à offrir que leur descendance. Au-delà de l’étymologie, c’est le destin contemporain du mouvement de prolétarisation qui nous occupe ici.

Dans la langue de Marx, prolétariser ne signifie pas seulement exploiter une classe laborieuse. C’est aussi priver les êtres de leur puissance, en les coupant de leur monde et en les spoliant de leur potentiel, pour les soumettre à un système de production dans lequel ils deviennent de purs opérateurs de l’accroissement du capital.

« Derrière l’écran des produits et des marques, le monde est en liquidation totale. « Tout doit disparaître » est le slogan implicite de la société de croissance.

1. La prolétarisation des travailleurs à l’ère industrielle

La première prolétarisation moderne, c’est bien celle que décrit Marx à l’ère industrielle, et que nous apprenons sur les bancs d’école. Ce qu’on sait moins, c’est que les industriels anglais qui adoptèrent la machine à vapeur ne le firent pas tant pour ses performances techniques (inférieures à celles des moulins hydrauliques) que pour ses performances sociales. Recourir aux machines permettait de dissocier la production industrielle du régime hydrique des cours d’eau, leurs communautés d’usagers et la portance de leurs écosystèmes[1]. Les travailleurs ont été arrachés à leur tissu de solidarités et de dépendances, pour être concentrés dans des usines et banlieues où ils devenaient une masse anonyme d’unités interchangeables. Il était alors plus facile de les exploiter et de mater leurs colères. La technologie au service de la gouvernance des peuples (ça vous dit quelque chose ?).

« La conception capitaliste de la main-d’œuvre dénigre à la fois la main et l’œuvre : le talent et la reconnaissance de l’artisan sont niés ; le résultat du travail devient un objet sériel, lui-même désocialisé et désindividualisé.

La conception capitaliste de la main-d’œuvre dénigre à la fois la main et l’œuvre : le talent et la reconnaissance de l’artisan sont niés ; le résultat du travail devient un objet sériel, lui-même désocialisé et désindividualisé. Hasard ou nécessité ? C’est à la même époque que la science thématise la formule qui sépare le travail de la puissance (P=W/t). Tandis que le travail (W) devient un simple transfert quantitatif d’énergie, la puissance (P) est la capacité de mobiliser ce travail durant un temps t. Par le salariat, les industriels achètent le temps des travailleurs pour privatiser la puissance résultant de leur travail. La même formule vaut donc pour l’optimisation de la machine à vapeur et pour la captation de la puissance sociale du travail[2], escamotée dans le « fétichisme de la marchandise ». Celle-ci devient le nouveau sacré, c’est-à-dire la source d’une nouvelle organisation de la société et de ses représentations.

2. La prolétarisation des consommateurs à l’ère de la mondialisation[3]

Le fordisme a été un tournant. Désormais, il fallait offrir à l’ouvrier les biens qu’il produisait. Il devenait ainsi « consommateur ». Ce renversement s’est accentué avec la mondialisation, qui crée cette fois une distance entre production et consommation, en délocalisant les usines. C’est la nouvelle grande idée : prolétariser la masse des acheteurs. Non seulement les éloigner de la réalité de la production, mais aussi les désinsérer à leur tour de leur milieu social et vivant. D’où une conception individualiste et atomiste de l’humain, nécessaire pour pouvoir calculer leur comportement et orienter leurs désirs.

« « Les gens sont comme ça », entend-t-on dans les open-spaces des agences de communication. On oublie de dire qu’on travaille chaque jour à les rendre tels qu’ils sont…

Le paradigme d’un humain égoïste et calculateur est appliqué avec frénésie par le marketing, qui s’emploie à flatter l’avidité et l’égoïsme de l’Homo œconomicus. « Les gens sont comme ça », entend-t-on dans les open-spaces des agences de communication. On oublie de dire qu’on travaille chaque jour à les rendre tels : prime à la (sur)consommation ; mécanismes et ingrédients addictifs ; obsolescence accélérée… Sans oublier les inévitables progrès technologiques qui conduisent à l’éradication du commerce de proximité, à l’automatisation des caisses, à l’ubérisation et à l’e-commerce.

Les consommateurs s’activent joyeusement dans un monde dont ils ignorent l’écologie sous-jacente. Ces chasseurs-cueilleurs des temps modernes s’ébattent dans un univers qui se limite aux rayonnages des hypermarchés et aux décors publicitaires qui envahissent l’espace publics et les médias. Cette situation peut être maintenue aussi longtemps que la biosphère résiste aux perturbations et aux stress qui s’abattent sur elle.

3. La prolétarisation du vivant à l’ère de la destruction écologique

Peu à peu, la consommation de masse dévoile son arrière-cour. Derrière l’écran des produits et des marques, le monde est en liquidation totale. « Tout doit disparaître » est le slogan implicite de la société de croissance. La « face cachée du code-barres »[4] se révèle peu à peu. Les informations alarmistes deviennent difficilement contestables (sauf par des mécanismes de sécession mentale, plus ou moins encouragés). Mais ici encore, l’ingéniosité capitaliste est au rendez-vous. Le flux d’informations anxiogènes alimente un système dans lequel chacun-e devient cotitulaire d’une inquiétude cosmique et coresponsable d’une grande comptabilité climatique. Il revient alors à chaque être de mener son chemin de croix vers la « résilience »[5] et l’adaptation. L’horizon proposé : transformer les catastrophes écologiques en marché économique. Ce projet libéral promet une gestion-anticipation des catastrophes par la financiarisation du carbone et des services écosystémiques, la gouvernance numérique et la bio-surveillance, la géo-ingénierie ou encore le biomimétisme, un nom élégant pour l’exploitation du vivant.

« Tout ce qui pourra être sauvé de nos mondes vivants devra avoir démontré sa capacité à entrer dans un système concurrentiel de valorisation et d’exploitation.

Les idées ne manquent pas pour une transition aussi verte qu’un billet d’un dollar. Ce qui se trame en coulisse, c’est la prolétarisation du vivant, ou sa liquidation (la nécessaire hypothèse de l’exoplanète). On voit ainsi monter le rêve d’une nouvelle frontière, où l’homme étend son empire sur des milliards de bourdons et d’abeilles volant dans les airs, de champignons et de bactéries enfouis dans le sol, tels une formidable armée de prolétaires au service de la production et du profit. Même la « valeur intrinsèque » de la nature, rappelée pour la forme, peut être convertie en service de « bien-être » psychologique, tandis que la biodiversité, qui a l’avantage d’entrer dans un calcul, apparaît de plus en plus souvent dans les rapports d’impact des entreprises.

Tout ce qui pourra être sauvé de nos mondes vivants devra avoir démontré sa capacité à entrer dans un système concurrentiel de valorisation et d’exploitation. C’était la contrainte qui pesait sur les travailleurs prolétarisés. C’est la tâche à laquelle s’affairent déjà les chercheur-es en sciences du vivant, avec de louables intentions, à travers des études sur les performances des forêts et autres écosystèmes.

À l’instar de cette classe inutile que les Romains appelaient prolétariat, les animaux et les plantes sont désormais assignés à une fonction unique : croître et surtout faire croître le profit. À son tour, la nature s’affaire laborieusement, dans la violence infligée à sa sensibilité et son métabolisme, au bénéfice d’une fraction toujours plus ténue de cette race nouvelle d’humains fabriquée par trois mille ans de monothéisme et colonialisme : ceux qui n’ont pas de monde.

Max Lower, symbiosphere.blog


[1] Cet aspect a été étudié par J-B Fressoz, notamment dans une conférence à l’Université de Genève, disponible en ligne : www.youtube.com/watch?v=6Wjy-CvebQY

[2] Rappelons que James Watt, qui a donné son nom à l’unité de puissance, est également l’ingénieur qui a perfectionné la machine à vapeur et contribué à faire entrer l’Angleterre dans l’ère industrielle.

[3] Une partie du raisonnement exposé ici sur la nature de cette deuxième prolétarisation a été développé sur le site d’Ars Industrialis. Je l’ignorais au moment de rédiger.

[4] Cf. Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, 2018. Le code-barres assure une parfaite transparente de la circulation des produits, mais maintient l’opacité des processus de production.

[5] Cf. Thierry Ribault, Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs. L’échappée, 2021