Recul de la protection du loup : notre incapacité à faire sa place au vivant (long)

Le 3 décembre, les loups ont perdu leur statut d’espèce strictement protégée en Europe. C’est le résultat de conflits réels et de craintes ressenties, au sein d’un monde de plus en plus anthropisé qui ne parvient plus à faire sa place au vivant. Pourtant, l’histoire des loups et des humains cache bien des secrets et complicités derrière ces incompatibilités dramatisées.

Auteur : Martin Collette de Symbiosphere.blog. Agrégé de philosophie et master en biologie et écologie.

Ne soyons pas naïfs. Les loups posent de véritables défis. D’abord et avant tout à des secteurs minorisés et précarisés dans notre société : le petit élevage et l’élevage ovin, peu industrialisés et économiquement fragiles.

Il ne s’agit donc pas simplement de hurler contre le déclassement du statut de protection du loup. Car ce déclassement n’est pas seulement la « faute » de lobbies sans scrupules et de politiques sans courage. C’est une faillite de la société : notre défaite générale à imaginer et organiser un monde dans lequel activités humaines et vie sauvage se croisent et se mêlent sans se détruire. Problème de paradigme…

Une histoire de destructions

Dans le combat inégal entre anthropisation galopante et nature résiliente, la destruction a depuis longtemps choisi son camp. Demandez donc à la forêt amazonienne ou aux récifs coralliens ce qu’ils en pensent (oui, les mondes vivants parlent à ceux qui savent les écouter !).

Fin de l’histoire ? Non, car nous savons désormais, à force d’études et de cataclysmes météorologiques, que continuer à développer nos activités au détriment des équilibres naturels et des grands écosystèmes est un pari perdant, qui se paie en vies, en bien-être et en possibilités de bonheur pour nos enfants. Une histoire de malheurs, qui ne fait que commencer…

Que faut-il faire alors ? D’abord oublier les rêves de solutions simples. Le destin de l’humanité qui vient se résume dans un titre de Donna Harraway : « Vivre avec le problème » (1). Alors tentons plutôt une réflexion de biais, pour mettre en relief le problème qui nous occupe : celui du divorce entre l’humanité et le vivant.

Qui est un loup pour qui ?

Ironie du sort, jamais sans doute dans l’histoire, la triste sentence du philosophe Thomas Hobbes – L’homme est un loup pour l’homme – n’avait été d’une actualité aussi brûlante que dans cette société brutalement libérale et conflictuelle. Cette sentence, à la base de notre pensée politique moderne, est pourtant profondément erronée, quand on la saisit dans le contexte plus général du lien entre les humains les autres espèces.

« si l’homme est un loup pour l’homme, doit-il pour autant être un loup pour le loup ? »

En effet, c’est avec les autres que nous réalisons les possibilités de vie les plus abouties, les plus satisfaisantes et les plus durables. L’agriculture traditionnelle en fut un exemple parfait, qui résulte de mille alliances minuscules entre les humains, les plantes, les pollinisateurs et les prédateurs « auxiliaires ». Un monde d’entraide qui s’effondre sous les assauts d’une agriculture simplificatrice, obsédée par les rendements et la monoculture…

Reposons alors notre question autrement : si l’homme est un loup pour l’homme, doit-il pour autant être un loup pour le loup ? Je propose d’aborder la question par un fait en apparence déconnecté : le succès phénoménal du chien dans la population occidentale.

Entre chien et loup

On n’a jamais vu autant de jeunes gens qui tiennent un chien en laisse, leur smartphone dans l’autre main. A l’aide de ces deux compagnons, elles et ils sont connectés au monde humain et reliés à la présence d’un être aimant et aimé. Tout cela en maintenant l’illusion de l’insularité individuelle, dans la posture du parfait nomade urbain…

« Depuis des temps immémoriaux, le loup a su se faire homme parmi les hommes, et faire de l’homme un loup parmi les loups… »

Or, ce triomphe du chien est aussi celui du loup. Chien et loup appartiennent à la même espèce, dotée d’une capacité unique à se glisser dans nos pas. Depuis des temps immémoriaux, le loup a su se faire homme parmi les hommes, et faire de l’homme un loup parmi les loups. « Accueille-moi dans ta tribu, je t’accueillerai dans ma meute » fut son offre. Et nous sûmes saisir cette chance.

Les dégâts occasionnés aujourd’hui par les loups ne sont-ils pas, encore et toujours, la marque de sa capacité tôt perçue à « chasser avec les hommes » ? Dès la préhistoire, les loups s’adaptent aux méthodes de chasse et aux habitudes de vie des humains, tout en leur apportant leurs capacités physiques et leur flair hors norme. La coopération finira par transformer le loup en chien, à travers de nombreux « métiers canins » : chien de traque, de protection, de berger ou d’aveugle. Toujours la même capacité à étendre le lien de meute, vécu longtemps par nous comme un lien de travail, aujourd’hui comme un lien d’amour ou un lien familial.

Aujourd’hui, les loups montrent une capacité remarquable à utiliser nos voies de communication et à piller nos pâtures. En bon opportuniste (anthropomorphe, de ce point de vue), le loup préfère dévaliser ces garde-manger à ciel ouvert que de s’épuiser à courir le gibier. Il pense comme nous.

Un monde de symbioses

Cette double histoire du chien et du loup nous montre les deux faces d’une histoire plus grande encore. Depuis l’origine de la vie, et jusque dans nos moindres cellules, nous dépendons de symbioses profondes et variées entre des bactéries, des champignons, des plantes et des animaux (saviez-vous que nous respirons grâce à des bactéries « apprivoisées » (2) ?) – symbioses dont nous faisons partie et qui font partie de nous. La plupart du temps, nous ne les voyons pas, ou bien nous en voyons seulement les contre-exemples inaboutis, comme les parasites et autres microbes pathogènes. Pourtant, ceux-ci font également partie d’une histoire co-évolutive tissée de rencontres et d’adaptations, de drames et de réussites. Le loup paie aujourd’hui cette cécité mentale, et l’oubli de nos dépendances multiples.

Alors, une dernière fois, reposons la question. Le loup est-il l’ennemi des humains ? Ou le compagnon de nos propres destructions ? A moins qu’il ne soit le révélateur de nos errements ? Et puis : le laisserons-nous être la dernière victime de nos inconséquences, comme le seront nos enfants ?

La réponse dépend (encore) de nous…


(1) Staying with the Trouble, 2016.

(2) La biologiste Lynn Margulis a tôt vu ce rôle vital des endosymbioses. Et dès les années 70, son comparse James Lovelock avait établi le rôle crucial des écosystèmes et des microorganismes dans la stabilité atmosphérique (L’hypothèse Gaïa, 1978).