Bref essai de constructivisme symbiologique
« L’homme est un loup pour l’homme » : phrase fondatrice de la modernité, mais hantée par un oubli ancien, qui nie la longue relation transformatrice entre humains et canidés. C’est pourtant sur ce déni que repose l’anthropologie brutale et égoïste d’une civilisation prédatrice.

Homo homini lupus est. Avec Hobbes, l’expression prend un tour nouveau, lourd de présupposé sur les hommes, mais aussi sur les loups. Et sur la relation entre ces deux espèces. Ou plutôt leur non-relation, puisqu’il semble que loups et hommes n’ont d’autres liens que cette équivalence métaphorique qui fait de l’humain un prédateur pour lui-même. C’est là le point de départ de cette réflexion : la pensée qui fait de l’homme (et la femme ?) un loup pour ses semblables ne semble pouvoir se cristalliser que lorsque la machine-État a déjà coupé le lien de l’humain à l’humique, de sorte que le premier se perçoit lui-même comme seulement humain et conçoit le loup comme seulement sauvage, oubliant leur fond terrestre commun et leur longue histoire symbiotique. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette fiction a servi à fonder un contractualisme moderne imprégné du dualisme radical entre culture et nature.
Le revers humique de l’anthropocentrisme pessimiste
Née sous la plume de Plaute, l’expression latine « Homo homini lupus est » avait à l’origine un sens bien différent, puisqu’elle moquait notre peur déraisonnable de l’inconnu. Par un retournement complet du sens de l’aphorisme, c’est justement sur cette peur de l’autre que Hobbes entend fonder la légitimité de l’État moderne. Selon lui, pour sortir de la spirale de violence qui a marqué son époque, il fallait en effet un contrat tacite par lequel les citoyens échangent (une partie de) leur liberté contre la protection de l’État. Alors subsiste pour seule violence « légitime » celle qui incombe à l’État et se place sous son contrôle. Au passage, l’idéal grec de la cité des égaux, la « polis », se réincarne étymologiquement dans un organe de coercition : la police.
« l’apprivoisement des loups, leur devenir-chien, la création d’un langage commun entre humains et chiens-loups, la contamination réciproque du clan et de la meute, ce sont autant de non-dits symbiologiques dissimulés sous cette pensée indécente attribuant aux hommes et aux loups une forme d’égoïsme violent et sans espoir, insulte jetée au visage de leur histoire commune et de leurs histoires respectives«
Hobbes fonde l’État en se donnant d’avance ce qu’il cherche : un monde strictement humanisé, d’où le lien aux autres-qu’humains a été évacué. À l’intérieur de cette bulle purifiée, la « nature » n’est guère plus qu’un réservoir de symboles (le « méchant loup »). À l’extérieur, elle est un stock de matières premières que l’on exploite en sous-mains mais sans retenue. Mais si l’on s’écarte de ce point de vue, qui est déjà prisonnier de l’État comme « appareil de capture » et entreprise de domestication[1], pour s’aventurer dans l’épaisse broussaille du fond terrien partagé par les humains et les non-humains, on voit émerger une pensée humique dissimulée sous le pessimisme péremptoire de l’aphorisme hobbesien.
Cette pensée humique cachée sous les replis du tapis moderne, elle dit : « les humains et les chiens chassent en meute ». Car l’apprivoisement des loups, leur devenir-chien, et la création d’un langage commun entre humains et chiens-loups, la contamination réciproque du clan et de la meute, ce sont autant de non-dits symbiologiques dissimulés sous cette pensée indécente attribuant aux hommes et aux loups une forme d’égoïsme violent et sans espoir, insulte jetée au visage de leur histoire commune et de leurs histoires respectives. Ce que le loup est pour l’homme, c’est d’abord un allié de chasse, qui a noué avec lui une relation si étroite que celle-ci a aboutit à l’évolution d’une nouvelle espèce, le chien, et laissé dans la langue une trace profonde et ancienne, puisque ce qui a trait à l’art de la chasse, nous l’appelons « cynégétique » (du grec kunê : chien). Le modernisme hobbesien oblitère donc toute une aventure symbiotique, faite de sémiose interspécifique[2]. Il oublie au passage qu’au fondement même de l’histoire européenne, sommeille la figure nourricière et protectrice de la louve qui recueillit Romulus et Rémus et qui leur transmit, avec son lait, les qualités contrastées de la loyauté et de la brutalité.
Harari et l’oubli monothéiste
Plus récemment, un auteur à succès a remis au goût du jour le pessimisme hobbesien, cette fois dans une perspective écologique et anthropologique plus contemporaine. Selon Yuval Noah Harari, ou du moins suivant la vulgate qui s’est répandue dans son sillage[3] , Homo sapiens est un prédateur invétéré, dont le goût pour la viande et les aptitudes de chasseur organisé ne pouvaient que mener au désastre que nous connaissons. Cette vision souffre du même anthropocentrisme, de la même vision a posteriori de l’histoire des humains et des vivants, qui conduit à oublier que des pensées hybrides, partageuses, terriennes et animistes n’ont cessé de jaillir et d’exister jusqu’aujourd’hui. Harari veut voir dans l’extinction de la mégafaune australienne et d’autres épisodes de disparition brutale de grands mammifères l’expression d’un destin inéluctable et le prélude à la destruction globale de la biosphère, oubliant au passage que les Aborigènes et d’autres peuples autochtones sont les premières victimes de cette destruction[4]. Il oublie surtout que ces Aborigènes, tout comme les Amérindiens du Nord et du Sud, sont (ou éyaient) parvenus à stabiliser leurs relations à leur environnement.
On reconnaît désormais que les techniques agroforestières des Aborigènes (brûlis, aménagement de clairières…) permettaient de prévenir les mégafeux et maintenaient des écosystèmes productifs et riches en biodiversité[5]. On peut en dire autant des Amazoniens et de leurs pratiques de jardinage et de chasse, mais aussi de leur éthos guerrier, corrélat d’une dispersion démographique maintenant la pression anthropique à un niveau compatible avec la fermeture du couvert forestier (un impératif pour maintenir le climat humide entretenu par la forêt dans les régions continentales). Par une ironie amère, nous savons en effet aujourd’hui que cette forêt amazonienne, que l’extractivisme néo-colonialisme est en train de faire basculer dans une dislocation sans retour, n’avait rien d’une Terra nullius (« terre de personne » – un statut juridique qui autorisaient les premiers colons à s’approprier les territoires explorés), mais était l’objet de savoirs, de pratiques, de soins et de rites qui interrogeaient, entretenaient et ravivaient sa vivante profusion.
Tous ces peuples disposaient de connaissances naturalistes affutées, mais aussi de rites et de techniques sociales et chamaniques qui les poussaient à s’interroger et modifier sans cesse leurs pratiques lorsque l’environnement leur envoyait un signal de perturbation ou de raréfaction de la ressource. Même les Indiens des plaines, dont la survie reposait largement sur la chasse aux bisons, avaient semble-t-il su accorder leur mode de vie nomade à l’abondance de la ressource : ce sont les colons blancs, non les chasseurs indiens, qui l’ont fait disparaître, par la chasse sportive et la clôture des terres pour l’élevage du bétail sédentaire.
Pour ces peuples qu’on disait autrefois « primitifs » ou « sauvages », simplement parce qu’ils se rapportent à leur environnement non-humain sur un mode qui n’est pas celui de la domination territoriale ou de la tutelle pastorale, la production nourricière semble trouver son origine dans les plis humiques de la Terre, et non dans le prestige d’un roi ou d’un dieu céleste. En effet, certains auteurs ont remarqué que la plupart d’entre eux ont généralement maintenu une préférence pour la culture souterraine de tubercules et racines riches en tissus de réserve (manioc, pomme de terre…), refusant obstinément la culture céréalière qui implique la déforestation et permet le contrôle et le prélèvement de la production par l’État[6]. « La société contre l’État », est le titre d’un ouvrage de Pierre Clastres consacré aux Jivaros. Dans le langage symbiologique qui est le nôtre, les peuples en question ont refusé de quitter un animisme symbiotique qui oblige à envisager le point de vue des autres-qu’humains et de s’extraire de l’épaisseur humique du monde sensible plurispécifique, pour entrer dans la Bulle de l’État, dans celle du Marché ou de l’Universalité humaine (non à l’anthropocène !). « La société contre la Bulle ».
« Harari perpétue l’idée d’un monde fait de matière brute et indifférente dans lequel a germé par miracle la lumière de la conscience humaine, refusant de prendre au sérieux l’éthos animiste comme relation vivante et production-échange de signes interspécifiques. »
En insistant sur le caractère auto-référentiel de l’esprit humain, sa propension à « croire à ses propres fictions », Harari met outrancièrement l’accent sur la formation de « bulles », qu’il s’agisse de l’État, de la Mythologie, du Marché, du Moi ou de l’Ordre symbolique. Alors, tout comme Hobbes, il prend pour point de départ et pour acquis la déconnexion de la culture et de la nature et il perpétue l’idée d’un monde fait de matière brute et indifférente dans lequel a germé par miracle la lumière de la conscience humaine, refusant de prendre au sérieux l’éthos animiste comme relation vivante et production-échange de signes interspécifiques. Car les « fictions », naturellement, ne sont que des histoires qui se forment dans la tête et les livres des êtres humains, sans rapport charnel avec le vivant. C’est pourquoi peut-être il néglige les nombreux exemples de sociétés ayant atteint une forme de réussite écologique et symbiologique, avant d’être balayées par la civilisation globale ou phagocytés par elle. Dans cet oubli des autres, on détecte aisément la marque du monothéisme, avec sa conviction irrépressible que l’histoire à un sens, une direction unique qui tend vers l’unité du divin comme de l’humain.
Don, échange et prédation
Dans les termes de l’ethnologie classique, cette discussion peut se poser en fonction des trois « formes de l’attachement » décrites par Descola, les trois dispositions fondamentales à l’égard des autres et du monde : le don, l’échange et la prédation[7]. Accepter l’irréductibilité du point de vue symbiologique, c’est admettre la possibilité et la viabilité de « sociétés du don » dans lesquelles la prodigalité du monde vivant relève de puissances dont les largesses ne peuvent être tenues pour acquises et doivent être accueillies avec précaution et gratitude.
L’éthos du don joue pleinement comme un antidote à la formation des bulles : chaque fruit récolté, chaque animal chassé doit faire l’objet d’une négociation et, le cas échéant, d’une compensation, qui actent sa valeur de don et interdit d’y voir un simple « donné ». Cet éthos, généralement associé à des populations de chasseurs-cueilleurs animistes, entretient la vibration de notre inquiétude fondamentale face à une nature dont les faveurs ne sont jamais acquises définitivement – inquiétude de l’âme dans un monde peuplé d’âmes.
« le vivre-accordé dans la confiance du don implique un mode d’être humain soucieux des autres vivants et attentif aux signes qui en émanent »
Par contraste, la « civilisation » qui a sombré dans la destruction techno-capitaliste relève d’un agencement particulièrement astucieux et vicieux d’échange et de prédation. Tandis qu’elle valorise l’échange à outrance comme mode relationnel au sein d’une société marchande (contractualisme élargi dans un mercantilisme généralisé), elle permet en sous-main la prédation sans limite des forêts, sols, sous-sols, rivières, océans, etc. Toute la pensée économique classique se retrouve ici : d’un côté des hommes égoïstes et calculateurs engagés dans l’échange de biens ; de l’autre des écosystèmes réduits à des externalités indifférentes soumis à une prédation sans retenue.
Tout cela signifie-t-il que « l’homme est bon par nature » ? Non car cette pensée, comme celle de Hobbes est une pensée née dans la bulle. On la détecte car c’est une pensée qui sent le gaz : elle fait de l’homme le sujet unique de son propos, lui donnant même une nature qui n’appartient qu’à lui. Mais la bonté n’a pas sa place dans le monde du don. Il ne s’agit que de la puissance créatrice du vivant, sa propension à générer, engendrer, hybrider, « gratuitement », pour la seule joie d’éprouver le jeu des puissances actives. Et plutôt que « l’homme est bon par nature », il faudrait dire alors : « la nature est donneuse en l’humique ». C’est-à-dire : le vivre-accordé dans la confiance du don implique un mode d’être humain soucieux des autres vivants et attentif aux signes qui en émanent. Vivre dans l’épaisseur vivante de la « zone critique », à laquelle nous puisons et participons tous, vivants ou morts.
Pour un commentaire approfondi de ces trois notions anthropologiques dans la perspective de l’effondrement civilisationnel, lire l’article Sortir de la Bulle.
[1] Cf. SCOTT J C, Homo domesticus, et DELEUZE G & GUATTARI F, Mille Plateaux.
[2] J’utilise le terme « sémisose » dans le sens de KOHN E (Comment pensent les forêts). Le caractère transformatif et coévolutif ou coadaptatif de la relation humains-canidés n’a d’ailleurs cessé de se manifester à travers les nombreuses légendes et histoires d’hommes-loups et de loups-garous, depuis la mythologie grecque jusqu’aux légendes germaniques et au cinéma d’épouvante.
[3] De son livre Sapiens, j’avoue m’être contenté de lire seulement une version en bande dessinée.
[4] En insistant de manière obsessionnelle sur le caractère auto-référentiel de l’humain (sa capacité à croire à ses propres fictions), Hariri met en réalité l’accent sur ce que j’appelle la formation de « bulles », prenant pour point de départ et pour acquis la déconnexion de la culture et de la nature, mettant de facto hors-jeu l’éthos du don. C’est pourquoi il néglige les nombreux exemples de sociétés humaines ayant atteint le « succès écologique ».
[5] Voir p.ex. Glockzwewski B, Réveiller les esprits de la Terre, pp.112-113, où l’on apprend en outre que la responsabilité des humains dans la disparition de la mégafaune australienne fait l’objet d’un débat.
[6] Cf. SCOTT J C, op.cit.
[7] DESCOLA Ph, Par-delà Nature et Culture.