Greta Thunberg et l’humanité sont sur un bateau…

SPOILER : tout le monde tombe à l’eau. En voulant se hisser au niveau d’une immaculée conception climatique, Greta s’est empêtrée dans la toile d’araignée d’une clique de privilégiés cyniques. C’est triste, mais le changement viendra peut-être d’ailleurs.

Désolé pour le suspense. Tout le monde tombe à l’eau, parce que les paramètres de la biosphère et de l’atmosphère font bien plus que confirmer la sombre trajectoire annoncée depuis 50 ans par les scientifiques et les militants écologistes. À commencer par l’effondrement des populations animales : -60% en 40 ans, -75% pour les insectes d’Europe de l’Ouest en 30 ans (1). Tout indique que des seuils risquent d’être bientôt franchis (2), ce qui pourrait donner lieu à des accélérations vertigineuses des facteurs climatiques (3), mais aussi des complications brutales pour l’accès aux ressources. Le scénario est cousu de fil blanc. En l’absence de leviers économiques, politiques et culturels adaptés au défi, la situation peut difficilement connaître un rétablissement spectaculaire (4). Si l’on veut voir les choses avec pessimisme mais lucidité, nous devons admettre que les risques d’emballement du système climatique sont à craindre dans un avenir bien plus proche que nous le craignions jusqu’il y a peu. Les effondrements écosystémiques, sociaux, économiques concomitants devraient alors se faire rapidement sentir dans notre quotidien (5).

Tuons d’avance tout suspense quant à la fin de la devinette : tout le monde tombe à l’eau… Tout le monde tombe à l’eau, parce que les paramètres de la biosphère et de l’atmosphère font bien plus que confirmer la sombre trajectoire annoncée depuis 50 ans par les scientifiques et les militants écologistes. À commencer par l’effondrement des populations animales : -60% en 40 ans, -75% pour les insectes d’Europe de l’Ouest en 30 ans (1). Tout indique que des seuils risquent d’être bientôt franchis (2), ce qui pourrait donner lieu à des accélérations vertigineuses des facteurs climatiques (3), mais aussi des complications brutales pour l’accès aux ressources. Le scénario est cousu de fil blanc. En l’absence de leviers économiques, politiques et culturels adaptés au défi, la situation peut difficilement connaître un rétablissement spectaculaire (4). Si l’on veut voir les choses avec pessimisme mais lucidité, nous devons admettre que les risques d’emballement du système climatique sont à craindre dans un avenir bien plus proche que nous le craignions jusqu’il y a peu. Les effondrements écosystémiques, sociaux, économiques concomitants devraient alors se faire rapidement sentir dans notre quotidien (5).

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Dans un organe situé à l’extrémité de la première épine dorsale modifiée, le dragon des abysses femelle héberge des bactéries bioluminescentes de la famille des Vibrionaceae. Dans les régions abyssales ténébreuses, la lumière attire les proies dont le dragon se repaît. À noter que le mâle, plus petit, vit en parasite de la femelle. Photo: Monterey Bay Aquarium Research Institute.

Tout le monde tombe à l’eau, en partie parce qu’une clique d’Occidentaux trouve plus urgent de couvrir d’injures une enfant star, plutôt que de regarder en face la situation qu’elle décrit et remettre en question leur mode de vie, leurs habitudes de consommation, de pensée. Faut-il leur jeter la pierre ? Peut-être pas, car changer est l’une des choses les plus difficiles à l’être humain, surtout lorsqu’il est installé dans un confort pratiquement inédit dans l’histoire. Pas étonnant, d’ailleurs, que les plus virulents des Gretaphobes soient aussi des hommes, blancs, d’un certain âge, jouissant d’un certain pouvoir, au moins symbolique, et de (centre-)droit(e). Soit ceux qui sont le mieux installé dans cette insoutenable légèreté de l’être occidental, et qui en défendant les tenants et aboutissants (c’est-à-dire la vulgate économique néo-classique, qui fait abstraction de la ressource). Malgré une indulgence nécessaire, il faut cependant déplorer un certain cynisme chez des élus et bloggeurs d’inspiration (néo)libérale, probablement informés des enjeux, mais dont l’objectif prioritaire semble être de soulever un écran de fumée médiatique sur la situation dramatique du climat, de manière à favoriser tel ou tel intérêt commercial ou tactique électorale de leurs favoris.

Tout le monde tombe à l’eau enfin, parce que Mme Thunberg a sauté à pieds joints dans le piège qui lui était tendu. Prendre un avion pour une rencontre au sommet en vue de faire avancer la cause climatique, cela n’avait rien d’incohérent ni honteux en soi. En voulant se hisser au niveau d’une immaculée conception climatique, Greta Thunberg s’est empêtrée dans la toile d’araignée des explications boiteuses, incohérences inévitables, invectives et accusations tous azimuts. Naturellement qu’un tel voyage n’est pas « zéro carbone » (rien de vivant ne l’est). Évidemment, cette traversée flottante s’accompagnera de multiples déplacements en avion de journalistes, d’officiels, de partenaires. Bien sûr, enfin, que l’argent de cette grande opération de communication provient de fonds liés de près ou de loin au capitalisme extractiviste et productiviste.

Ceci nous amène à envisager une partie moins lumineuse de l’iceberg Greta, et qui a trait à la nature même de son discours. Sur le fond, Mme Thunberg porte un seul message simple : « Faites quelque chose ». Un message qu’elle incarne avec talent, et parfaitement légitime. Aujourd’hui, sa position l’amène à se faire applaudir devant les assemblées nationales (par ceux qui précisément, ne font rien – ou le contraire de ce qu’il faudrait faire – et depuis si longtemps). Alors elle vole (navigue, roule, marche…) de capitale en capitale, pour rencontrer des personnalités scientifiques, politiques, médiatiques. Mais aussi des grands patrons, qui adorent se faire photographier avec elle. Elle twitte, retwitte et reretwitte. Elle incarne donc sa génération d’occidentaux nomades et hyperconnectés, et qui revendiquent une position apolitique. Récemment, une intervention d’Anuna De Wever a illustré ce dernier point de manière particulièrement crue. En effet, la jeune femme s’est exprimée sur le fait que la NVA et le Vlaams Belang devraient inclure davantage de mesures climatiques dans leur programme, sans la moindre allusion aux mesures nationalistes, racistes ou antisociales qui s’y trouvent. Étant en âge d’être nostalgique des années 70 et 80, j’avoue que j’attendais autre chose de la nouvelle génération. À mille lieux de l’utopie révolutionnaire des hippies, de la révolte rageuse des punks, la génération Greta réclame… d’être gouvernée. Gouvernée à tout prix, avec poigne s’il le faut, par des multinationales si nécessaire, et dans un horizon racialisé à la rigueur. Une génération souvent privilégiée, qui se paie le luxe de ne plus croire à la démocratie, ou préférerait confier son avenir à un leader autoritaire (6). Si bien que l’on peut légitimement se demander si tout cela ne trahit pas une forme de capitulation globale devant des régimes plus ou moins totalitaires, les techno-prophètes de la silicon valley et les green capitalists de tous poils.

Au final, l’affaire Greta Thunberg est peut-être surtout un symptôme de ce que nous sommes collectivement devenus. Une société en forme de nébuleuse incandescente, gazeuse, soumise à un processus perpétuel de dissipation entropique – qui nous a fait appeler cette époque entropocène (lire ici). L’épisode témoigne combien nous sommes capables de nous enflammer, de nous indigner et de nous opposer, à coup de tweets, de railleries et d’insultes, dans une grande agitation pulsionnelle, produisant un pur divertissement de nous-mêmes… et contribuant au réchauffement planétaire (10% des émissions proviennent de la sphère numérique). Il montre en revanche combien nous sommes incapables de prendre la mesure de ce qui nous arrive et de passer à l’action.

Pendant ce temps-là, des Amérindiens parcourent l’Amazonie en pirogue, craignant pour leur forêt, pour laquelle ils se battent et meurent bien trop souvent (7), dans l’indifférence quasi générale. Leur forêt, que nous appelons si pompeusement « le poumon vert de notre planète ». Et dont le bilan carbone est désormais plat, voire négatif, en raison de la déforestation et du stress hydrique (2). Chez nous aussi, des « indigènes » se lèvent pour contester le système, son opacité, l’accointance des politiques avec le milieu du capital, l’organisation de nos modes de déplacement, notre alimentation et nos façons d’habiter au profit de quelques-uns. Que font nos gouvernements élus ? Ils condamnent les « violences » tout en recourant à bras raccourci à la violence légale. Ils adoptent des « lois spéciales » pour contourner les droits à manifester et la présomption d’innocence. Ils déclarent, comme M. Trump aux USA, que les « antifascistes » sont une « menace terroriste intérieure ».

Souhaitons à Greta qu’elle puisse imposer son message et ébranler la confiante inertie des hommes puissants qui gouvernent l’essentiel de ce monde, mais je pense que les ressources du changement devront être puisées au-delà de l’unanimisme a minima qu’implique la nécessité évidente de « sauver la planète ». Si on ne veut pas qu’à l’issue de tout ça, on nous la « mette à l’envers » sur la question des droits et des libertés individuelles et politiques, de l’équité sociale et territoriale, de l’accès au pouvoir démocratique et aux biens communs que sont l’eau, les forêts, le sol, la mer…, je parie qu’il faudra aussi compter avec les révoltes qui grondent ici et là, surgissant des blessures de la terre et des humains. Ces colères-là ruminent sous nos yeux, et elles ne prennent ni avion ni bateau.

(1) Rapport Planète vivante, WWF, 2018.

(1) Hallmann, Caspar A., et al. « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas. » PloS one 12.10 (2017).

(2) Cf. p.ex. Yuan, Wenping, et al., « Increased atmospheric vapor pressure deficit reduces global vegetation growth. » Science Advances, 14 Aug 2019.

(3) Steffen, Will, et al. « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene. » Proceedings of the National Academy of Sciences 115.33 (2018).

(4) Järvensivu, P., et al. « Governance of Economic Transition. » Background document for Global Sustainable Development Report (2019).

(5) Cf. p.ex. Sengupta, Somini, and CaiAug, Weiyi. « A quarter of humanity faces looming water crisis. » New-York Times, 2019.

(6) Cf. http://daardaar.be/rubriques/opinions/jeunesse-et-democratie-un-sondage-electoral-qui-inquiete-la-flandre/

(7) Cf. Conte, Silvana. « Dans le Brésil de Bolsonaro, indigènes et écologistes payent le prix du sang ». Reporterre, 2019.