Genre : le point de vue d’un pigeon mort

Une bouleversante expérience vécue, qui bouscule nos référentiels sexuels en pleine mutation. Avec : une veuve éplorée, un frotteur nécrophile et un observateur embarrassé. Attention, cet article contient des scènes qui peuvent heurter les personnes sensibles.

What’s the point of this view? ©M_Collette on Fuji C200

Détail important : nous ne connaissons pas le sexe du défunt pigeon. Il restera incertain jusqu’au bout de ce récit (note technique : les oiseaux ont un cloaque et non des organes génitaux externes). C’est justement dans cette ambiguïté que s’immisce le point de vue que nous convoquons ici.

L’histoire commence sous le plancher de ma terrasse, où une colonie de pigeons a établi son lupanar et sa nurserie depuis quelques années. Les pigeons domestiques et férals sont proches du pigeon biset, seule espèce de colombidé coloniale dans nos contrées. À l’origine, les bisets nichaient dans des cavités des falaises rocheuses. Comme d’autres oiseaux cavernicoles inféodés à ces milieux, le biset et ses cousins issus de l’élevage ont relocalisé leurs activités de nidification dans les creux et interstices de nos constructions. Les martinets ont connu la même coadaptation avec les bâtisseurs humains.

Veuve éplorée…

Retour sur ma terrasse. Lassé de voir cette colonie croître, et de l’entendre roucouler depuis la pointe de l’aube jusqu’aux derniers feux du soir, j’ai fini par poser un grillage disgracieux au fronton de notre façade arrière (excuses aux voisins). Et ce qui devait arriver arriva. Quelques pigeons ont pu franchir cette protection, mais non en ressortir. L’un d’entre eux l’a payé de sa vie. C’est alors que l’histoire se complique d’étranges perspectives croisées entre l’homme (moi) et le colombidé (« eux »).

« Je prends alors une décision lourde de conséquence, armé d’une visseuse Makita qui donne à mon faible courage un air de virilité héroïque…

Tout d’abord, la présence du pigeon mort sous le plancher de la terrasse m’a été signalée par un autre pigeon, qui errait comme une âme en peine autour de la dépouille invisible. Par déduction, je suppose à ce stade que le défunt est de sexe masculin, car l’autre pigeon, qui titube au-dessus du corps aimé, subit les assauts d’un mâle entreprenant – bien vivant celui-là. À plusieurs reprises, celui-ci exécute une danse nuptiale et tente un rapprochement on ne peut plus explicite. Mais la pigeonne endeuillée lui signale vertement, coups de bec à l’appui, que le lieu et le moment sont inopportuns.

Je prends alors une décision lourde de conséquence. Armé d’une visseuse Makita, qui donne à mon faible courage un air de virilité héroïque, j’accède sous le plancher, d’où j’extrais la bête inerte. Derrière un projet d’observation éthologique, je suis hanté par une idée naïve, et j’en suis conscient : créer une prise de conscience en vue d’accélérer le deuil de la fiancée, avant de me débarrasser du corps. Je songe brièvement à Polynice, le frère d’Antigone, que l’infâme Créon laisse pourrir sous le soleil grec. Et aussi à Hector, dont la dépouille est traînée par Achille sous les yeux de Priam, père du défunt. Une puissance millénaire s’empare de moi (et je trouve que c’est une bonne excuse).

…et violeur nécrophile

C’est à partir d’ici que les choses deviennent scabreuses. Car après quelques minutes seulement, en lieu et place de notre veuve éplorée, c’est un mâle dopé à la testostérone qui surgit, gorge gonflée, plumes hérissées (le même que le précédent ? je ne sais pas). Le voilà qui entreprend une danse nuptiale endiablée autour du cadavre. Quelques secondes plus tard, enregistrant le consentement muet de l’objet du désir, il entreprend un accouplement en bonne et due forme.

« Dans un mélange de fièvre scientifique et de perversion inavouable, je persiste dans ma folie. À bon escient, car ce qui se produit alors est prodigieusement instructif.

Je suis un peu sous le choc. Mon entourage, surtout, est bouleversé. On me presse de mettre fin à cette expérience sacrilège, qui attente aux plus élémentaires lois de la civilisation et du progrès moral, auxquels doivent évidemment se rallier nos animaux proches et commensaux (sinon, quoi ?). Docteur Frankenstein, sors de ce corps !

Dans un mélange de fièvre scientifique et de perversion inavouable, je persiste dans ma folie. À bon escient, car ce qui se produit alors est prodigieusement instructif. Après son acte de nécrophilie avérée, le fornicateur se poste à proximité et observe sa dulcinée. Immobile. Prostré. Il semble totalement désorienté par l’absence de réaction de la dame (du moins suppose-t-on, avec lui, qu’il s’agit bien d’une dame).

Quelque chose ne se passe pas normalement. Et en effet, pour avoir abondamment observé les amours colombophiles sur notre terrasse, j’ai pu me convaincre au fil des années que l’acte sexuel est indissociable, chez nos amis volants, d’un processus d’attachement qui se traduit dans une relation de couple solide et sincère. C’est quelque chose qui est d’ailleurs assez général chez les oiseaux. Bien plus que nous, les oiseaux sont fidèles, et ils coopèrent pleinement dans les tâches qui touchent au nid.

Mais L’absence de réactions de sa partenaire produit chez le mâle une suite de comportements que nous devrons bien qualifier de « déviants », au sens le plus neutre du terme. Après une réaction de prostration, il décide de remettre le couvert. À 3, 4, 5 reprises, il danse puis lutine la dépouille, attendant ensuite vainement un retour d’affection.

« Au bout de combien de frottements frénétiques renoncera-t-il à son projet amoureux ? 50 ? 100 ? Mourra-t-il d’épuisement sur la carcasse dévastée dont il s’est épris ?

Commence alors une deuxième phase de ce deuil libidineux. Le pigeon semble confirmer ma lecture en essayant de provoquer la réaction de sa compagne. Toujours après avoir dansé et copulé vigoureusement, il s’approche du cadavre et tente en vain de susciter une réaction. À coups de becs et de pattes, il prie sa frigide compagne de lui faire un feedback.

Peu à peu, le frotteur nécrophile perd le fil de ses idées et s’abîme dans une copulation compulsive. Il répète encore et encore l’acte sexuel. Le cadavre, à moitié en charpie, défie à ce stade toute espèce de dignité. Je ne compte plus les copulations. Après deux heures, nous en sommes certainement à plus de 30 saillies. Jusqu’où cela ira-t-il ? Au bout de combien de frottements frénétiques renoncera-t-il à son projet amoureux ? 50 ? 100 ? Mourra-t-il d’épuisement sur la carcasse dévastée dont il s’est épris ?

Je ne pousse pas le vice jusqu’à mettre cette question à l’étude. Je décide donc de donner enfin une sépulture au volatile outragé (un sac en plastique dans les ordures ménagères). Et je passe aux conclusions provisoires de cette étude…

Conclusion : l’amour, toujours…

L’absence de relation opposée par le pigeon mort à son sensuel amant est une impasse évolutive, puisque le fécondateur s’épuise et épuise sa semence en pure perte. Et cela démontre, par l’absurde, à quel point la relation et les rôles qu’elle met en scène est une cocréation qui dépasse le cadre d’un strict déterminisme dans l’espèce. Car sans l’acceptation de la femelle, dans un premier temps, et sa prise de rôle dans une relation d’attention mutuelle, dans un second temps, l’ardeur du mâle ne peut être convertie en un attachement amoureux nécessaire au succès reproductif des deux individus. Cette conversion est en effet nécessaire pour offrir une résistance à la répétition indéfinie de l’acte sexuel. Sans cet amour colombin, l’aventure évolutive des pigeons aurait à coup sûr tourné court.

« L’essentiel réside en ceci : la relation détermine le rôle social et sexuel, tout autant (sinon davantage) que l’inverse.


Comme cela a déjà été souligné, les pigeons sont fidèles en amour et forment des couples unis où les tâches parentales sont équitablement réparties. Et la choquante expérience dont on vient de rendre compte éclaire peut-être la manière dont ces rôles se façonnent et se distribuent dans la socialité aviaire. Ce qui en ressort, c’est que le rituel de l’accouplement détermine la distribution des rôles sexuels, bien plus que la réciproque.

Épilogue : constructivisme et déconstruction

Être constructiviste, c’est admettre que les identités sexuelles et les rôles sociaux qui les accompagnent sont largement le fruit de constructions sociales. « Largement » et non « entièrement », parce qu’on construit toujours sur un sol et avec des matériaux qui ne sont pas créés ex-nihilo par nos structures mentales ou nos assignations sociales. De ce point de vue, il n’y a qu’une différence de degré, et non de nature, entre les amours colombins et les rites humains. Non bien sûr que ce soit « pareil ». Mais il ne peut y avoir, d’un côté, un déterminisme total, et de l’autre, une indétermination absolue. Autrement, ce que nous gagnons en déconstruisant les genres, sera reperdu dans l’édification d’un mur séparant l’humain de la nature. C’est là qu’est le risque aujourd’hui. Et y parer est l’enjeu d’un constructivisme bien construit.

Nos pigeons et leurs déviances indiquent la voie de ce constructivisme véritable. Il doit reconnaître le rôle prééminent des pratiques individuelles, plurielles et collectives, qui (re)mettent en jeu les modèles sociaux à l’épreuve du terrain, dans chaque expérience sociale concrète, chaque relation singulière*. Déconstruire c’est bien. Mais il faut aussi, et peut-être d'abord, restaurer un monde de relations, une société qui mise sur la puissance créatrice et indéterministe du lien, a fortiori dans une époque où la relation est largement médiée par la technique, et méprisée par l’économie et le politique. Autrement, nous serons toujours les pigeons au bout du compte.

*Autrement, nous n’aurions, en guise de constructivisme, que le placage autoritaire des schémas idéologiques dominants, sur une société docile et passive. Et il faut bien dire que, ironiquement, ce placage apparaît comme une tentation au sein d’une partie des élites progressistes. Parfois, celles-ci donnent l’impression que pour changer de modèle, il suffirait de matraquer de nouvelles représentations en réécrivant à la va-vite les scénarios hollywoodiens et les contes pour enfant, ou en imposant des normes minoritaires dans l’écriture et la typographie. Le problème n’est pas celui des intentions, qui sont bonnes, mais de la réalisation. L’effet de cette vision sommaire de la déconstruction a déjà produit le triomphe de Trump aux USA. L’Europe suit avec quelques années de retard, comme toujours. Avant de lancer une « guerre culturelle », il faut se demander si on a les moyens de la remporter.