Le complotisme est-il un virus mortel pour nos démocraties, ou bien une forme imaginative pour s’approprier collectivement des problèmes qu’on nous présente comme trop complexes pour être laissés aux mains de non experts ? Et s’il était tout simplement la figure démocratique que mérite notre époque ?
Ce qu’il y a de bien, avec les théories du complot, c’est qu’elles stimulent l’imagination. L’intrigue opère à la manière d’un schème d’intelligibilité, qui permet au plus grand nombre de se saisir par la pensée, mais aussi parfois par la méfiance et la colère, de situations complexes et confuses qui sont le lot de notre époque mondialisée. Vous ne lirez donc pas ici une énième condamnation publique du complotisme, au chef de fléau qui menace les démocraties. Au contraire, je voudrais tenter de montrer en quoi il s’agit plutôt d’une précieuse manifestation de vigueur démocratique en ces temps troublés où les citoyens vivent un écrasement collectif. Une réaction de saine révolte, ou au moins un soubresaut de vie inquiète, face à la dérive apocalyptique d’une machine capitaliste en passe de détruire tout ce qu’il reste de vie sociale et peut-être de vie tout court. Le plus stimulant, c’est sans doute que cette réaction vienne de ceux qui précisément ont été écartés des décisions, priés de ne pas se mêler de problèmes bien trop compliqués pour eux, qu’il faut à tout prix laisser aux experts de l’économie et aux ingénieurs de l’industrie le soin de résoudre.

« Complot », « complexe », « complices »
D’emblée, il faut comprendre le « complot » comme une tentative de répondre au « complexe ». Comme souvent, l’étymologie apporte ici un éclairage qui permet de s’extraire de la gangue gluante du présent, durcie à la moraline que notre époque sécrète en abondance. Tandis que le terme « complot » désigne l’action coordonnée de ceux qui s’entendent pour rouler une pelote commune, donc aussi enrouler les fils d’une intrigue (« plot » en anglais), « complexe » et « compliqué » indiquent une collusion entre des « complices », qui s’accordent pour produire ensemble un « plexus » (entrelac, pliure, pli), ce qui revient à rendre une situation à la fois inintelligible (l’entrelac empêche de saisir les fils dans leur continuité) et occulte (la pliure est aussi une dissimulation). Par conséquent, les théories du complot sont des tentatives de dérouler quelques fils d’une pelote et d’identifier ceux qui roulent ces fils et tirent parti d’une situation qu’ils s’attachent eux-mêmes à rendre compliquée et à cacher, c’est-à-dire à plier pour mieux nous faire plier. Parce qu’elle grossit dans l’opération décrite par le complot, la pelote est donc aussi une figure du profit. Face à ces complicités qui (s’)entrelacent, les démocraties n’ont d’autres recours que de créer des commissions et dépêcher des experts, le plus souvent liés aux grands intérêts économiques, quand l’expertise n’est pas tout bonnement privatisée (cf. la tarte à la crème de l’innovation, qui nous invite à laisser les multinationales et les start-ups trouver des solutions technologiques à nos malheurs, dans le secret de leurs laboratoires sous copyright). Ajoutons au passage que les grands médias de presse, qui se présentent volontiers comme un rempart moral contre les « fake news » et les simplifications coupables, sont désormais placés eux-mêmes sous la coupe de grands groupes financiers, et leur mission « d’éclairage » se résume souvent à rappeler combien les choses sont compliquées (ce sont ces fameux « pour ou contre » dans lesquels deux experts s’annulent).
Une révolte de l’imagination
Le complotisme a ses dangers et ses excès, qu’il ne s’agit nullement de nier ou de minimiser. (A) Il arrive en effet que les théories du complot soient complètement erronées, comme lorsqu’elles en appellent à l’ingérence extra-terrestre ou qu’elles nient la réalité de faits historiques reconnus. C’est que l’imagination est un cheval fougueux, qui échappe souvent au contrôle. Peut-être que ces incartades pourraient être évitées si des gens plus informés acceptaient de se mêler à l’élaboration commune des récits complotistes, au lieu de détourner les yeux en se bouchant le nez. D’ailleurs, ces théories basées sur des contre-vérités historiques restent généralement confidentielles, car elles ne résistent pas à la confrontation. (B) Il arrive également que les théories du complot soient proprement dangereuses, inquiétantes, en particulier lorsqu’elles désignent un bouc émissaire sous la forme d’une race, d’une religion, d’une classe sociale. Quand le peuple se met à penser, a fortiori s’il s’agit de penser sa propre oppression et sa propre déréliction, il est somme toute normal que sa pensée puisse porter un danger, qu’elle menace de déborder et quitter le sillon feutré des conversations civilisées. Au fait, cette menace d’un peuple indocile n’est-elle pas la condition même de l’exercice de toute démocratie, en particulier lorsque ses fondements sont menacés par des puissances qui échappent et dépassent de très loin nos institutions, comme c’est le cas aujourd’hui ? (C) Enfin, il est vrai que les théories complotistes sont généralement « simplistes ». Mais c’est là une accusation de mauvaise grâce, car c’est justement le rôle d’un schème d’intelligibilité, fût-il un modèle mathématique conçu à Harvard, que de rendre simple une réalité complexe.
Si le complotisme est un schème d’intelligibilité démocratique à l’heure des réseaux globaux, c’est probablement pour des raisons objectives, dont je me contenterai de mentionner les plus évidentes. Premièrement, l’art de la narration est une expertise universelle et ancienne, comme en témoignent l’existence de contes, légendes et mythes à travers les âges et les continents. Les peuples fondateurs de la culture occidentale, en particulier les Grecs de l’époque homérique, étaient eux-mêmes prolifiques en intrigues complotistes, si ce n’est qu’elles étaient ourdies par des dieux et des héros, plutôt que par des hommes. Ce n’est pas une si grande différence quand on sait les divinités des Grecs étaient bien aux affaires dans ce monde-ci. Deuxièmement, cet art ancien de la narration complotiste est sans doute ranimé et entretenu aujourd’hui par l’un des seuls exemples de la culture mondialisée que constituent le pullulement des séries qui feuilletonnent leur suspens ad nauseam sur nos écrans connectés. Troisièmement, enfin, la forme imposée étant celle de l’internet et de son réseau mondial, seule un schème transculturel, simple à établir et à mémoriser peut être approprié par une population culturellement et géographiquement hétéroclite. Ce schème est sans doute le seul susceptible de « faire peuple » face à des problématiques globales qui dépendent de l’économie libérale capitaliste et concerne la planète elle-même, en particulier dans un contexte où l’État a abdiqué purement et simplement de ses missions d’éducation et de diffusion de la culture, au profit d’un internet qui a de fait supplanté l’école, l’église ou l’armée pour jeter les bases d’un peuple commun sur son agora dérégulée. C’est aussi une révolte de l’imagination, dans un monde désespérément privé de futur, ou même d’utopies lointaines (les seules utopies sont foncièrement anti-démocratique, puisque des robots y prennent en continu les décisions les plus appropriées, condamnant des humains joyeusement inutiles à s’absorber dans le plaisir de la consommation et de la communication technomédiée, de préférence sur une exoplanète encore à souiller).
Naturellement, je ne prétends pas que les théories du complot sont une manière entièrement satisfaisante et toujours adéquate d’évaluer une situation et d’envisager des réponses à cette situations. Ce que je soutiens, c’est qu’il s’agit d’une des seules grilles de lecture disponibles aujourd’hui pour permettre à des populations largement mondialiséesde s’emparer démocratiquement de problèmes politiques et économiques face auxquels elles ont été rendues impuissantes. Ce contexte, encore une fois, c’est celui d’institutions démocratiques qui sont devenues largement inopérantes pour mettre les peuples en capacité de défendre leurs droits et leurs intérêts démocratiquement.
Affirmer que ce monde fait naufrage et qu’une poignée d’entre nous se bâffrent sur ses décombres ne relève pas du complotisme, mais d’une évidente lucidité de la part des peuples abandonnés à leur sort dans un monde organisé par et pour le profit, au mépris de la viabilité de la planète et de la survie de sa biodiversité. Crier aux loups face aux complotistes, c’est s’efforcer de fermer les yeux, se boucher le nez et les oreilles face à ce qui nous arrive. D’ailleurs, ce sont souvent les mêmes qui s’indignent face aux complotistes et qui s’empressent de fustiger le « catastrophisme » de Greta Thunberg et de la « nouvelle religion écologiste ». Dénigrer et disqualifier les théories du complot, c’est aussi dénier aux masses leur dernière liberté. Celle de chercher à comprendre et exprimer ce qui nous arrive en identifiant, non pas ceux qui tirent les ficelles, mais ceux qui nouent les fils et roulent la pelote. La pelote, c’est justement cette chose qui ne cesse de grandir tandis qu’elle enroule les fils de la confusion globalisée, qui protège l’exploitation globalisée et prépare un désastre global. Appelez-la croissance, productivisme, Gafam, Capital, ou profit. C’est elle qu’il faut arrêter, pas ceux qui tentent de la dénoncent ou de la combattre, serait-ce maladroitement.
La convergence d’intérêts et de puissances qui fait la guerre aux habitants de la terre mérite une intelligibilité qui nous mette en capacité de résister collectivement et de déjouer les récits dominants de la mondialisation. Le complotisme est peut-être ce type d’arme, l’une des dernières armes de défense de la démocratie. La meilleure preuve en est sans doute que l’accusation de complotisme est brandie à chaque fois qu’émerge un discours dont la simplicité est susceptible de pointer du doigt et de mettre en danger la machine néolibérale.