HORS PISTE – FICHE CINEMA
(Re)voir « Tenue de soirée » aujourd’hui est une expérience troublante. Qui interroge sur la manière dont on aborde la place du genre et du désir dans le corps social. Cascade d’humiliations jouissives, quête de liberté sans issue, où jamais ne s’impose la question piégeuse de ce qui est subi ou choisi, le film est à la fois impossible à regarder, et plus que jamais nécessaire.

En première analyse, « Tenue de soirée » semble une formidable entreprise de déconstruction de la société bourgeoise et de ses « role models ». Mari, épouse, riche, pauvre, honnêtes gens et malfrats y voient leurs contours s’évanouir et leurs places échangées, dans un tourbillon qui ne cesse de s’accélérer et emporte tout sur son passage.
Pourtant, on devine dès les premières minutes que le film a dû traverser un long purgatoire au cours des dernières années. C’est que les femmes en prennent plein la gueule. Littéralement. Et ce, dès la scène initiale, matricielle, dont le comique réside dans une gigantesque baffe appliquée par Bob (Depardieu) à Monique (Miou-Miou). En rire aujourd’hui nous emplit d’une culpabilité insondable. C’est pourtant là que réside l’essentiel : tout le monde en prend plein la gueule. Et plein le c**. Dans une scène inattendue, Monique pique une colère contre Antoine (Michel Blanc), estimant qu’il pourrait bien consentir un petit effort (comprenez : accepter de se faire sodomiser par Bob). Après tout, elle-même ne cesse de subir ce sort humiliant. « Oui, mais pour les femmes, ce n’est pas pareil », tente Antoine. L’argument est balayé. Tous et toutes baisé-es.
S’en prendre plein la gueule, c’est précisément jouer le « rôle féminin ». Dans la fiction comme dans la vie. C’est ce que montre le film, sous tous les angles et dans toutes les positions. Comme un porno des âmes. Et c’est pour cela qu’il est bon à voir et à penser aujourd’hui encore, y compris peut-être dans une optique féministe. Il possède une force révélatrice de l’humiliation subie par les femmes et tous ceux qui sont « féminisés ». Être féminisé signifie ici seulement perdre son statut social masculin, d’honneur et de domination. Il suffit de voir comment tous les « il » deviennent des « elle ». « Qu’est-ce qu’elle a, l’autre ? », « Elle boude », « la pétasse » ? Toutes les insultes réservées à la gent féminine sont ici appliquées indistinctement aux personnages masculins, sans précaution d’accord de genre – et encore moins d’inclusivité.
Néanmoins, et même avec ces précautions, le film de Blier se situe sans doute à mille lieues de toute entreprise de « déconstruction » (mille lieues en-dessous, comme nous le verrons bientôt). C’est que celle-ci opère à une distance où les représentations « déconstruites » sont dévitalisées et neutralisées, vidées de leur intensité, de leur puissance magique de capture, de leur force de frappe affective, pour devenir de simples pièces analytiques d’un puzzle qu’il s’agit de défaire (et défaire un puzzle est facile, comme analyser une situation, c’est le faire qui est compliqué).
À l’inverse, « Tenue de soirée » fonctionne à la façon d’un couloir d’intensités. Comme les personnages le disent et le vivent eux-mêmes, il n’y a pas de point de vue extérieur à la grande comédie sociale (on ne sort pas de cette construction-là). Il ne s’agit pas de s’extraire du jeu pour en manipuler ou en ranger les pièces. La seule option pour les protagonistes est de dériver à travers la vie et d’encaisser tous les coups et vexations. Être toujours à l’endroit où on nous la fait à l’envers.
Dans ce road-movie sans route ni horizon, tout est affaire d’intensités. Les représentations ne doivent en aucun cas être dédramatisées ou démystifiées, mais seulement traversées, éprouvées, renversées. Il ne s’agit pas d’y échapper mais d’être pris-e de tous les côtés, traversé-e dans tous les sens. La preuve est donnée en contrepoint par le couple de bourgeois dépressifs (Jean-Pierre Marielle et Caroline Sihol). Ils avouent mener une vie morne et vide, faite de conventions et d’un insondable ennui. Se découvrant cambriolés, ils se sentent vivre à nouveau et implorent leurs visiteurs de les emmener dans leur épique dérive. Ils en veulent plus : volez tout, violez-nous, prends mon flingue, baisons à quatre, passons les uns dans les autres. Le trio, pas preneur, se fait la belle.
Qu’il s’agisse d’éprouver toutes les intensités, d’occuper toutes les positions sexuelles et sociales, cela est rendu assez évident par le fait que le film en est pour ainsi dire un catalogue des renversements possibles : frapper, être frappé, baiser, se faire baiser, voler, se faire voler, tromper, être trompé, se faire voyeur, se faire voir, (se faire) sodomiser, vendre, être vendu, (se) prostituer, etc. Toutes les positions sont réversibles et à multiples entrées, sauf une : tuer. Car comme le dit Bob, « la vie est une prison dont on ne s’échappe qu’en mourant ». Mourir, ce serait donc sortir du carrousel. Et il n’y a rien à espérer hors de ce tourniquet perpétuel. Sinon un amour mièvre dans une caravane minable. Une vie « qui sent le poireau ».
Blier va plus loin. Plutôt que de se contente d’un pot-pourri de sketches (et c’en est un, en un sens), il organise la succession des scènes en une cascade d’intensités descendantes. Dans ce grand dévalement de désir, le rôle de la femme, la contrainte ou la pulsion de « faire la femme », est l’opérateur de transition. C’est en devenant chaque fois un peu plus femme, en allant toujours un peu plus loin dans l’humiliation subie au féminin, que les personnages alternent les positions et expérimentent la perte des statuts sociaux, dans un decrescendo infernal. C’est justement en cela que le film dénonce – ou plutôt dévoile, car le film ne dénonce rien, personne n’y occupant une position morale – la soumission des femmes.
C’est aussi pourquoi le film rebutera les âmes pointilleuses : Monique est toujours la première à se faire frapper, à se faire baiser, à se faire humilier. Mais il ne faut pas s’y tromper. Elle ne fait que montrer la voie. Et à la fin, nos trois protagonistes font le trottoir de concert, dûment maquillés, parés de fourrure et de résille. Abandonnés de la clientèle effrayée par l’arrivée du SIDA, ils en sont réduits à se chamailler comme des gosses. Trois putes désœuvré-es et aigri-es, perdu-es dans les brumes de l’ennui. C’est qu’on ne peut pas descendre plus bas que le caniveau social. Alors l’histoire s’arrête là.
Si l’hypothèse d’une lecture féministe à un sens, c’est à travers une conception particulière de l’humour, qu’il faut sans doute relier aux idées de Gilles Deleuze sur le masochisme. Rire de soi, glisser en porte-à-faux de la dignité sociale, en position de soumission volontaire, d’humiliation bravache, c’est expérimenter une forme de liberté inaccessible aux « bourgeois », qui acceptent les rôles prévus et se démènent pour les incarner de la façon la plus conforme et aboutie. C’est aussi admettre qu’il n’y a pas de position d’extériorité, bien loin de cet individualisme abstrait et héroïque qui voudrait que l’on devienne ce qu’on veut. Autoentrepreneurs de l’idéal libéral du soi.
La voie de l’humour (sado)masochiste*, ce n’est pas s’extraire des assignations sociales et sexuelles, mais les incarner jusqu’à en subvertir les déterminations. Jusqu’à jouir de la déchéance et de l’humiliation, pour désarmer tous les censeurs et les bourreaux, y compris ceux du bien-penser. Si c’est bien de cela qu’il s’agit, alors devant « Tenue de soirée », on ne rit pas pour se mettre à distance, mais parce qu’on tombe d’intensité en intensité, dans une cascade d’humiliations jouissives. Comme dans un film burlesque où Keaton ne cesse de se casser la gueule, enchaînant inlassablement les courses et les chutes, en perpétuel déséquilibre, jusqu’à atteindre la grâce absolue : la suprême gaucherie (chez Keaton, certes, le héros épouse la fiancée, années 1910 obligent).
Or, dans ce film masochiste, il n’y a pas de sadique. Sauf peut-être, parfois, nous-mêmes, spectateurs amusés de cette déchéance jubilatoire, enfoncés dans le fauteuil confortable et stable de notre position sociale (film pour les pré-bobos des années 80). Ici, le génie de Blier est d’utiliser les types physiques à contre-emploi. On pense d’abord que Bob impose son désir par la peur. On croit trop facilement que sa force et sa stature lui confèrent pouvoir et statut au sein du trio. En réalité, il n’use jamais de cette supériorité physique. Sa véritable puissance, qui lui donne l’initiative, vient de son passé, auquel il fait fréquemment allusion. Bob a fait de la prison. Il a été brisé. On devine qu’il a été abusé, violé, pris de force. Mais eu lieu de l’éteindre, cela a déclenché en lui une tornade de désir que rien ne peut arrêter et à laquelle personne ne peut résister. Bob a été banni de la société, déchu de son rôle de citoyen mâle hétérosexuel. C’est cela, et uniquement cela, qui en fait un être libre. Le seul être libre du film. Même si c’est une liberté amère et sans issue. Une liberté qui ne garantit rien d’autre qu’elle-même. Quelque chose qui est là et qu’il faut saisir. Et puis c’est tout.
Cette liberté n’est pas une quête ou une morale. Elle se traduit dans la forme même du scénario, qui recourt massivement à l’ellipse. Au diable les transitions et les enchaînements, le réalisateur et le spectateur sont libérés de la nécessité d’établir des chaînes logiques de faits. Le film fonctionne en tableaux de relations. De tableaux en tableaux, on passe de la séduction homosexuelle au couple à trois, de la baffe au meurtre, de la femme au foyer à l’homme au foyer, du jeu de rôle au travestissement, du proxénétisme à la prostitution volontaire, et finalement au tapinage de groupe. On se moque de savoir comment les personnages migrent d’un tableau à l’autre. Comment ils entrent dans ces demeures cossues. Et comment ils se sortent de situations compromises. Aucun enquêteur ni policier ne se lance sur la piste des malfaiteurs, personne ne relève leurs empreintes, personne ne laisse de trace. On ne fait que passer.
« Tenue de soirée », c’est le féminisme sans la déconstruction. La critique sociale sans l’illusion individualiste. L’humour sans la morale. Un film à interdire à nos enfants. Et à leur montrer d’urgence.
*Il ne s’agit pas ici de faire l’apologie de pratiques destructrices de soi-même et de l’autre. Le sado-masochisme doit être vu comme une composante humoristique qui met à distance les déterminations sociales et biologiques, à travers une relation codécidée.