Dans leurs défaites comme dans leurs combats, les peuples de la Terre nous aident à comprendre la mécanique qui nous rend impuissants, insensibles et indolents face à la destruction du monde. L’exemple des Amérindiens est d’autant plus paradigmatique qu’il est sans doute inaugural dans l’histoire du capitalisme moderne. Voici pourquoi Indien vaut mieux que deux « tu l’auras ».

Voyage aux racines du mal. Venus d’une Europe accablée par la peste et portée à incandescence par le fanatisme religieux et les velléités guerrières des nouveaux États-Nations, des aventuriers avides et des chrétiens fondamentalistes se lancent à l’assaut du Nouveau Monde. Nous sommes à l’aube d’une ère nouvelle, qu’on appellera « moderne ». L’ère de la colonisation et de l’exploitation capitaliste.
Avec quatre siècles de recul, la destruction lente et systématique des sociétés amérindiennes, mais aussi leur résistance jamais éteinte, offre l’occasion de dégager une série d’opérations génériques par lesquelles des systèmes socio-écologiques sont capturés, exploités et épuisés. Ces opérations, à la fois mentales et physiques, éreintent les communautés entre les humains et leurs mondes, détruisant les liens de solidarité et de spiritualité qui unissent les vivants, les paysages, les esprits. Pour voyager à travers le temps et les plaines d’Amérique du Nord, nous prendrons pour guide James Wilson et son histoire de l’Amérique indienne[1].
Ce travail ne se veut pas seulement rétrospectif. Réduites à leur forme la plus rudimentaire, ces opérations forment en effet une typologie de base du « maraboutage » moderne capitaliste[2]. Elles révèlent le plan de construction d’une machine de broyage qu’il est aisé de voir à l’œuvre en tout lieu et en tout temps, et jusque sous nos yeux.
Les 5 mâchoires de la broyeuse capitaliste que nous voulons décrire ici. Nommons-les :
- La fausse réciprocité
- Le profit délocalisé
- La dépendance aliénante
- L’effondrement socio-éco-systémique
- Le récit progressiste
1. La fausse réciprocité
Tout commence par un échange qui dissimule un malentendu. Et dans le cas des Amérindiens comme ce fut le cas pour bien d’autres cultures non-occidentales, le malentendu est d’autant plus saillant qu’il porte sur la notion même d’échange, et non seulement sur la chose échangée : il ne s’agit pas seulement des termes et objets du contrat, mais de sa nature même.
La question n’est pas de se demander pourquoi les Indiens ont été assez naïfs pour accepter de la verroterie ou de la menue monnaie contre des millions d’hectares. Bien sûr que ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les Blancs ont acheté des terres, des montagnes et des rivières, à des gens pour qui de tels biens ne pouvaient en aucun cas être vendus, pour la bonne raison qu’ils n’appartiennent à personne, sinon à leur propre puissance de manifestation et de don (Lire aussi : Le Jésuite, l’Indien et les Communs). Les deux parties n’échangeaient pas donc la même chose. Le contrat était vicié.
« Ce qu’il faut comprendre, c’est que les Blancs ont acheté des terres, des montagnes et des rivières, à des gens pour qui de tels biens ne pouvaient en aucun cas être vendus »
Mais qu’est-ce donc alors que les Indiens pensaient « échanger » si, dans leur esprit, il n’a jamais été question de céder un droit de disposer (abusus) et d’épuiser leurs forêts et leurs plaines ? Ils pensaient en réalité échanger les signes qui scellent une alliance avec des égaux. Dans la langue des Amérindiens, l’incompréhension qui en a résulté s’exprime sous la forme suivante : « nous avons accueilli les Blancs comme des frères, mais ils se comportent comme nos pères », la fraternité étant ici le modèle de l’alliance, la paternité celui de l’autorité et de la préséance. Voilà le fait : les Indiens ont conclu des alliances rituelles entre égaux pour cohabiter pacifiquement dans un monde qui n’appartient à personne[3]. Toutefois, dans la logique des Blancs, ils avaient cédé leurs droits de propriété sur une terre qu’il s’agissait de dominer et d’exploiter jusqu’à plus soif.
La notion de propriété est en jeu. Comment céder un droit de propriété sur ce qui ne peut être approprié ? Ce paradoxe a des conséquences incalculables. En ouvrant un droit de propriété sur les terres qu’ils acquièrent par contrat, les Blancs créent un « droit négatif » puisque le contrat concédé par les Indiens provoque leur exclusion de toute souveraineté quant à l’usage et l’occupation de leurs terres ancestrales. Le droit introduit par les Blancs est en réalité un non-droit. Ils achètent aux Indiens le droit de leur dire qu’ils n’ont pas le droit d’être là. Et c’est sans doute pourquoi il n’y a pas de réparation possible pour la colonisation, dont la seule issue est l’assimilation et le partage des richesses issues de ses destructions. Au risque de détruire une deuxième fois les Autres…
« En ouvrant un droit de propriété sur la terre, les Blancs créent en fait un non-droit. Ils achètent aux Indiens le droit de leur dire qu’ils n’ont pas le droit d’être là…
Contrairement à certaines légendes modernistes, les cultures amérindiennes étaient solides socialement et écologiquement. Comme l’écrit James Wilson, « Seule une combinaison mortelle de maladies étrangères et de rencontres avec des peuples qui ne vivaient pas – chose inconcevable pour un Amérindien – dans un univers fondé sur la réciprocité » a pu détruire ces sociétés. Attardons-nous un instant sur ce point : les microbes transportés par les Européens et contre lesquelles ils étaient immunisés ont été un facteur majeur et décisif de l’anéantissement des cultures amérindiennes, c’est là un fait prouvé (quelque 90% des Aztèques disparurent en quelques années, provoquant un effondrement social, militaire et moral, qui permit aux Espagnols de les vaincre avec seulement quelques milliers d’hommes). Mais c’est aussi une parabole de longue portée : nous détruisons le monde parce que nous transportons des maux auxquels nous survivons, auxquels nous avons fini par nous adapter. En bonne « espèce invasive », nous avons été retournés en vecteurs dociles et inconscients de la logique qui nous possède.
2. Le profit délocalisé
La dimension mercantile ajoute encore à la profondeur du malentendu.La monnaie et la transaction commerciale sont porteuses d’une tromperie constitutive car elles dénaturent la valeur de l’échange, dans un monde gouverné jusqu’alors par le don et le contre-don qui entretiennent les rapports d’alliance et de prestige[4]. La monnaie transporte une valeur « en soi » qui a de dangereuses et invisibles ramifications.
Pour les Indiens, la « vente » est une cérémonie qui scelle une alliance dont la portée est politique, religieuse et cosmique. La valeur numéraire des montants ne pouvait qu’être toute relative. Entre la somme reçue et la chose visée (des terres habitées par des esprits), il n’existe tout simplement pas d’équivalence. Même lorsque les Anglais les plus libéraux (eux-mêmes ostracisés parmi les Blancs), qui considéraient les Indiens comme des égaux humains, achetaient des terres de bonne foi contre une somme raisonnable, cette équivalence numérique entre des choses incommensurables demeure vicieuse.
La dimension monétaire de l’échange entraîne d’autres conséquences. Car ce principe d’équivalence numérique de l’argent se propage à travers le globe, le long d’une chaîne commerciale aux ramifications tentaculaires. À travers celle-ci, ce qui échappe aux Indiens, c’est aussi la logique de profit qui gouverne les échanges. C’est le long de cette chaîne transatlantique que la pulsion d’accroissement illimité du capital s’ébranle sans doute pour la première fois, bien qu’elle demeure encore largement inaperçue. Car il s’agit bien, dès les premières implantations en Amérique, de transformer des acquisitions à vil prix en profits financiers qui démultiplient outrageusement les sommes déboursées. L’activité qui condense cette opération, c’est la traite des fourrures, qui détermine la politique des colons vis-à-vis des Amérindiens dans de nombreuses régions du Nord. Les peaux, acquises à peu de frais, sont revendues en Europe au prix fort. Parfois, ce commerce prend des proportions étourdissantes.
À travers ce système d’échange duplice, délocalisé et déséquilibré, les Indiens « sont très vite devenus des producteurs spécialisés dans une économie globale »[5], écrit Wilson. Cette inféodation d’une alliance commerciale locale dans un marché délocalisé est le type de l’incorporation incapacitante. Les Indiens se retrouvent des acteurs minorisés et insularisés dans un monde fragmenté et délocalisé qui échappe à leurs capacités de perception et d’action. Ils détruisent eux-mêmes leur ressource et ainsi s’affaiblissent inexorablement tandis que, de l’autre côté de la chaîne, les bénéficiaires de l’opération n’auront qu’à changer de source d’approvisionnement ou de matière première pour poursuivre leur ripaille.
« le monde vivant des Amérindiens n’existe pas réellement aux yeux des Occidentaux, sinon comme simple fraction d’un stock infini… »
Cette décapacitation se traduit par des phénomènes de dépendance sans cesse accrue et, in fine, la destruction du monde amérindien, d’autant plus inexorable que ce monde n’existe pas réellement aux yeux des Occidentaux, sinon comme simple fraction d’un stock infini. Les Européens s’appuient sur leur foi inébranlable en la religion du Dieu unique pour légitimer leur domination et leur mépris de la culture indienne, fondée sur l’attention aux lieux et au vivant. Comme le note James Wilson, « Des exilés du jardin d’Éden ne peuvent faire partie d’aucun lieu en particulier, il ne peut exister de connexion entre eux et quelque rocher, montagne, cours d’eau ou arbre que ce soit »[6] (voir aussi notre précédent article : Ceux qui n’avaient pas de monde).
Ainsi, le malentendu qui git au cœur du contrat de propriété se double d’une dissimulation. Ce qui est caché, c’est le profit réalisé à l’insu des Indiens, de l’autre côté de l’Atlantique. De ce point de vue, la découverte du Nouveau Monde est littéralement fondatrice pour l’avènement du capitalisme moderne. Il fallait en effet cet écart ouvert par la colonisation, et la découverte soudaine d’une richesse virtuellement infinie, pour connecter exploitation sans limite et profit indéfini. Les opérations capitalistes ne circulent-elles pas toujours sur ce double plan ? Ne naissent-elles pas toujours dans cet écart constitutif ? Ce double jeu, entre local et global, permet de créer du profit invisible sur du droit apparent, du capital privé sur de la richesse sociale, en soustrayant une partie du processus à l’attention des acteurs. La mécanique est d’autant plus prégnante qu’elle est inconsciente, même chez les Colons, qui pensent (parfois sincèrement) agir pour la gloire de Dieu.
« la découverte du Nouveau Monde est fondatrice pour l’avènement du capitalisme moderne. Il fallait cet écart ouvert par la colonisation, et la découverte soudaine d’une richesse virtuellement infinie, pour connecter exploitation sans limite et profit indéfini. »
Les grandes compagnies importatrices de fourrure surent jouer de la fausse réciprocité décrite plus haut. Ainsi, écrit Wilson, « quand le déséquilibre des forces a joué en leur faveur, elles ont rapidement abandonné tout simulacre de réciprocité »[7]. Mais il faut insister sur le fait que les agents locaux de ce commerce pouvaient aussi être de bonne foi. Selon Wilson, nombre d’entre eux établissaient des relations de respect et d’amitié avec leurs fournisseurs indiens, et de nombreux mariages interethniques en témoignèrent (un phénomène de conversion à l’indianité de grande ampleur a même existé, quoiqu’il fut soigneusement dissimulé). Cependant, ils œuvraient pour un système destructeur qui dépassait largement leur champ d’action professionnel et politique. C’est un autre trait du capitalisme que de multiplier sur le terrain des agents faibles qui, par le simple fait de vouloir contribuer dignement à leur propre subsistance, s’affairent au service du Capital sans bénéficier de ses largesses.
3. La dépendance aliénante
« Comment un système de troc si innocent à ses débuts a-t-il fini par prendre en otage et dans certains cas par détruire la plupart des Indiens d’Amérique du Nord ? », demande James Wilson. Et il répond : « En partie parce que ses effets, comme les maladies qui l’accompagnaient souvent, étaient contagieux »[8]. C’est ici que le terme de « capture » prend tout son sens. La capture a lieu lorsque nous devenons nous-même demandeur de l’oppression qui s’est abattue sur nous. Cela, le capitalisme et sa religion « d’État » – le marketing – l’ont compris mieux que n’importe quel tyran.
Il s’agit d’abord d’inonder les sociétés amérindiennes d’objets techniques tels que fusils, outils et ustensiles métalliques. On « crée le besoin », comme on dit. Les récits des premiers explorateurs qui subjuguent les indigènes avec quelques pacotilles, sont en réalité peu représentatifs de la réalité des échanges à long terme. Ces récits renforce l’image des Blancs malfaisants, mais aussi celle des Indiens naïfs. La vérité, c’est qu’il est bien plus avantageux d’offrir aux Indiens des objets et outils qui accroissent leur dépendance au système de valeur occidental, tandis que la verroterie et la camelote d’apparat sont facilement intégrées dans le régime de valorisation indigène en tant que parures et marques honorifiques. Pour le dire brutalement : mieux vaut acheter les terres des Indiens avec une monnaie qui les affaiblit. Cette duperie et cette magie noire d’un échange qui cache une soumission, d’une équivalence qui induit une domination, elles sont au cœur de la divergence anthropologique du capitalisme.
« il est bien plus avantageux d’offrir aux Indiens des objets et outils qui accroissent leur dépendance au système de valeur occidental (…) : mieux vaut acheter les terres des Indiens avec une monnaie qui les affaiblit… »
Cette mise en dépendance de l’Autre se traduit littéralement à travers l’écoulement massif d’alcool, tabac et autres drogues. Selon Wilson, « la traite des fourrures est rapidement devenue une sorte de trafic de drogues, les trafiquants imposant leur domination en créant et en entretenant chez les Indiens une dépendance à l’alcool »[9]. L’addiction et ses ravages sociaux et psychiques déferlent brutalement dans les sociétés amérindiennes. Elle se double des maladies virales et microbiennes dont la contagion est littérale : « l’accroissement de la présence européenne a aggravé leur exposition aux effets meurtriers de l’alcool et des maladies venues de l’Ancien Monde »[10]. Ces afflictions illustrent à l’échelle des corps individuels et des relations interpersonnelles la destruction qui s’infiltre plus lentement dans les organismes sociaux et le monde vivant des Amérindiens.
« Le devenir individu des Amérindiens est un devenir zombie, réalisé à travers l’aliénation culturelle, l’arrachement à la terre et la dépendance aux stupéfiants. »
La chose curieuse qu’il faut ici observer, c’est que ces opérations de mise en dépendance, destructrices des systèmes sociaux et culturels des cultures amérindiennes, est le visage monstrueux de ce que nous appelons froidement « l’individualisme » moderne, comme s’il s’agissait d’un « progrès » inéluctable vers l’autonomie de chacun-e. Le devenir individu des Amérindiens est un devenir zombie, réalisé à travers l’aliénation culturelle, l’arrachement à la terre et la dépendance aux stupéfiants. La dépendance est littéralement aliénante en ce qu’elle transforme l’Indien en un Autre. Mais cette aliénation est sans cesse déjouée par la théologie individualiste : après tout, si l’Individu veut s’aliéner, c’est le fait de sa souveraineté indéniable.
4. L’effondrement socio-éco-systémique.
Cette nouvelle dépendance, alimentée par la machine de profit translocalisée, crée une perturbation profonde dans tous les départements du système social-naturel des populations « capturées » dans l’échange (pré)capitaliste. Le déferlement d’outils et d’armes induit des déséquilibres au sein des sociétés et entre les tribus, bouleversant les pratiques sociales et renversant les positions individuelles, obligeant les Indiens à s’engouffrer massivement dans des logiques d’acquisition technique et de compétition agressive. Les savoir-faire se perdent, ce qui augmente encore la dépendance aux outils, et distend le lien social avec les autres et avec le monde vivant.
Face à une demande insatiable de fourrure, une course compétitive est engagée pour l’exploitation de la ressource. « Très vite, les tribus vivant à proximité des postes de traite ont exterminé les castors et autres animaux à fourrure vivant sur leur territoire, et ont été contraintes d’envahir les territoires de chasse de leurs voisins »[12]. Cela entraîna des guerres tribales qui se répandirent de proche en proche sur le continent. Ces conflits de voisinages furent aggravés par l’acquisition d’armes plus efficaces et plus mortelles, gracieusement fournies par les colons.
Bientôt, les conflits entre tribus devinrent des guerres par procuration entre les nouveaux États-Nations d’Europe en quête de puissance, et qui se déchiraient les lambeaux de terres colonisées. C’est alors que « des milliers d’Indiens ont découvert qu’ils avaient signé sans le savoir un engagement en tant qu’auxiliaires, voire en tant que troupes de première ligne ». C’est une autre capture qui se produit ainsi : celle des forces vives indiennes par les armées des colonisateurs.
« En un sens, l’avènement de la modernité capitaliste n’est qu’un autre nom pour désigner une version très élargie de l’effondrement écosystémique. »
Même lorsque les Amérindiens résistent aux sirènes de la civilisation et aux guerres tribales, notamment en créant des alliances entre les nations, ils ne peuvent échapper aux effets de l’épuisement des ressources par les Blancs ou en raison de la surexploitation qu’ils ont eux-mêmes exercée pour répondre à la demande des Blancs. Ironiquement, on en est aujourd’hui à attribuer des titres de propriété à des tribus canadiennes à des fins de restauration des écosystèmes. Tout simplement parce que les écologistes et environnementalistes contemporains ont compris que, pour préserver ou restaurer une ressource – en l’occurence les populations de castors –, le plus simple est d’en confier la « gestion » aux peuples autochtones.
La tragédie indienne est indissociablement celle de leurs sociétés et de leurs mondes. On parle ici d’effondrement, non au sens globalisant des collapsologues contemporains, mais au sens écologique du basculement ou « shift » écosystémique[11]. Largement documenté à travers le monde, ce phénomène se solde systématiquement par la simplification des milieux, avec un appauvrissement dramatique de la diversité des espèces – et donc des éthos, des manières d’êtres et de vivre – ainsi qu’une accélération des flux. En un sens, l’avènement de la modernité capitaliste n’est qu’un autre nom pour désigner une version très élargie de l’effondrement écosystémique (et la « disruption » dont s’enorgueillissent les communicants néolibéraux n’est que le nom « hype » d’une entreprise de perturbation sociale et écologique).
5. Le récit progressiste
Tous les éléments précités sont d’autant plus effectifs que les agents du groupe dominateur se convainquent de participer à une entreprise glorieuse qui accomplit un dessein divin ou un « ordre naturel ». Pour les colons anglais, comme avant eux les conquistadors espagnols, rien n’est plus fort que ce sentiment d’œuvrer pour le Tout-Puissant, qu’il s’agisse de convertir des âmes égarées ou d’établir le royaume de Dieu sur la Terre promise. Pendant ce temps, une mécanique d’enrichissement exponentiel se met en branle, presque d’elle-même, sans vraie préméditation. Elle profite aux États commanditaires, à des aventuriers au passé de criminel endurci, à des sectes fondamentalistes ou à de riches intermédiaires et marchands privés, alliés des puissances émergentes de la finance. On voir poindre la collusion des États armés et des multinationales, le fameux « complexe militaro-industriel ». Mais qu’importe, c’est partout la même mécanique capitaliste qui s’échauffe avant de s’emballer pour de bon.
À vrai dire, cette dichotomie entre mission divine et enrichissement prédateur n’est pas vécue comme un paradoxe ou une duplicité immorale. Elle finira même par fournir le modèle dont Max Weber a tiré sa fameuse formule de l’éthique protestante du capitalisme. Selon cette théorie, en l’absence d’une autorité ecclésiastique légitime, le croyant protestant en est réduit à se fier à des signaux faibles et immanents d’une incertaine élection divine. Parmi ces signaux, l’enrichissement personnel serait l’un des seuls auxquels nous puissions nous fier. Sous cette formulation austère et personnaliste, on retrouve bien la justification du profit par la foi, qui imprègne si profondément la culture des colons américains et de leurs descendants – en particulier les protestants d’Amérique du Nord, et ce dès les premières heures de la conquête. Il est peu douteux que le capitalisme ait trouvé son creuset d’origine dans ce mélange d’exploitation matérielle et de radicalité spirituelle, avec la confirmation soudaine et providentielle que la voie de Dieu pouvait être récompensée ici-bas, avec la découverte d’une Terre promise aux ressources surabondantes.
Pour ne dire qu’un mot de l’Amérique du Sud, il est remarquable de noter que la Conquista initiée par Colomb et consorts repose sur un héritage direct de la Reconquista et de sa violence débridée. Les Conquistadors sont des Reconquistadors. Le coup de génie des premiers explorateurs ibériques, c’est bien d’avoir trouvé une nouvelle utilisation aux troupes fanatiques et sanguinaires démobilisées une fois la péninsule reprise aux mains des Musulmans. Colomb et d’autres aventuriers, et à travers eux les États-Nations, surent faire un usage astucieux de cette force désormais en jachère et de sa brutalité inouïe.
« La dimension parasitaire du colonialisme éclate dans cette vision duplice du progrès qui consiste à mépriser ce qui assure notre subsistance. »
Les récits justifiant l’appropriation des terres indiennes, et leur extermination le cas échéant, reposent d’abord sur ce fanatisme religieux ou ses versions « soft » et « légalistes » qui en appellent aux subtilités juridiques de la « terra nullius » ou du « vacuum domicilium » et autres arguties invoquant la Bible pour justifier un droit légitime à exproprier les Indiens, sous prétexte qu’ils négligeaient leurs devoir de cultiver leurs terres ou qu’ils n’avaient pas de gouvernement officiel. Comme le note Wilson : « la mainmise sur les terres indiennes étaient justifiées parce que Dieu désirait qu’elles soient cultivées plutôt que laissées à l’état de « pays sauvage (…) » »[13]. Un argument d’autant plus inepte et ironique que les premières générations de colons étaient complètement dépendantes des Indiens pour leur subsistance, vivant principalement des dons de l’agriculture indienne (car ils préféraient se consacrer à des activités plus lucratives que le dur labeur des champs, comme la culture de tabac à destination des consommateurs anglais[14]). Tout ceci en soutenant, sans s’émouvoir de la contradiction, que les terres d’Amérique étaient sans maîtres ni possesseurs puisque les Indiens ne les exploitaient pas. La dimension parasitaire éclate dans cette vision duplice du progrès qui consiste à mépriser ce qui assure notre subsistance.
A posteriori, ce récit a pu s’imposer comme un récit d’intégration ou d’assimilation volontaire : « ils ont choisi » le progrès, le confort, les innovations techniques « qu’on leur a apportés ». Mais la falsification progressiste emprunte parfois des chemins plus amers, insinuant que les peuples autochtones ont été détruits par leur inadaptation, leur naïveté, leur manque de capacité à résister ou à s’adapter à la nouvelle donne… Une histoire triste qui résulte en une sorte de fatalisme confortable face aux inévitables « effets collatéraux » du progrès (la « destruction créatrice »).
« La tragédie vécue par les peuples premiers, et plus encore la résistance dont ils font preuve jusqu’aujourd’hui, nous apprennent comment opère la machine capitaliste, non seulement contre eux, mais contre nous »
Il faut encore une fois balayer cette vision d’un Occident apportant des conditions de vie meilleures à de misérables primitifs. À la suite de nombreux anthropologues, comme Marshall Sahlins, Wilson écrit au sujet des Algonquin : « ce monde des Indien (…) fonctionnait », avec « un mode de vie prospère et ingénieux qui faisait un usage intelligent des ressources de l’environnement et établissait une sorte d’harmonie entre eux-mêmes et le reste de la création »[15]. Avouons que cette description, qui n’a rien de plantureuse, a de quoi faire rêver dans la situation qui est la nôtre aujourd’hui.
Ce récit progressiste et condescendant a-t-il disparu ? Est-il désormais complètement « déconstruit » ? On peut craindre qu’il n’en est rien. Car si le progrès a pris un autre visage, il continue de dominer nos visions du monde. Et même les contre-discours de dénonciation et de déconstruction échouent souvent à sortir de cette logique, se contenant de la reproduire à l’intérieur d’un contexte social occidental ignorant toute altérité. Soutenir que les Indiens auraient été trompés et exploités en raison de la violence de la domination de « l’homme blanc », cela permet d’identifier un agent moral coupable, sans toucher aucunement à la mécanique de la capture capitaliste et aux pièces maîtresses de la machine décrite ici.
Conclusion : Indien vaut mieux que deux « tu l’auras »
La tragédie vécue par les peuples premiers, et plus encore la résistance dont ils font preuve jusqu’aujourd’hui, nous apprennent comment opère la machine capitaliste, non seulement contre eux, mais contre « nous » – qui que nous soyons, pour autant que ce « nous » veuille encore dire quelque chose à nos oreilles. Les peuples autochtones nous aident à comprendre ce qui nous détruit. Ils continuent de nous appeler en dissidence, à leur côté. Comment pourrons-nous répondre à cet appel ? C’est ce qui mérite notre engagement le plus urgent.
À travers les âges et les frontières, les Amérindiens nous envoient un avertissement dont l’actualité ne s’éteint jamais. Nous avons à choisir entre un monde vivant tissé de relations – parfois douloureuses, souvent solidaires – et les vagues promesses d’un avenir radieux, probablement sur Mars. Indien vaut mieux que deux « tu l’auras ».
Post-scriptum
Sans entrer dans une liste infinie de transpositions, il est assez évident que l’on retrouve les enchaînements décrits plus haut dans de grands mouvements socioéconomiques récents. Ainsi du piège qui s’est noué autour des promesses d’augmentation du « pouvoir d’achat », tandis que s’organisait en sous-main une vaste entreprise de délocalisation qui ne pouvait mener qu’à la trahison du deal néolibéral et à l’épuisement des ressources partout dans le monde. En acceptant ce deal, les masses laborieuses ont accepté de renoncer à leur moyen de pression sur le capital (en particulier la Grèce). Ainsi le gain (provisoire) de pouvoir d’achat cache-t-il une perte de pouvoir politique et social, que la soi-disant « liberté de choix du consommateur » ne compense en aucun cas. Ce processus s’est aussi accompagné d’une vaste entreprise de mise en dépendance et de crétinisation par la création de besoins artificiels, à travers une entreprise pensée et rationalisée jusqu’à la nausée (le marketing est le clergé du capitalisme). Sucre, sel, graisse. Mais aussi désormais des outils prothétiques qui se retournent contre leurs « utilisateurs », transformés en hôte de parasitage.
Le récent capitalisme de plateforme est particulièrement édifiant à ce sujet. On y retrouve une double exploitation, déjà évoquée avec les Indiens : sous les dehors d’un échange ou même d’un don gratuité d’accès, les opérateurs exploitent les innombrables données dans des opérations invisibles à destination des assurances, des cabinets de conseils, des agents publicitaires, etc. Mais ce n’est pas tout : la quasi-totalité du système ainsi mis en place, repose sur le « travail » des participants, qui sont invités à créer du contenu, alimenter la fréquentation des réseaux par des querelles stériles, qui finissent par vider le fait social de son sens, ou encore à s’attribuer mutuellement des notations, sur lesquelles repose toute la fiabilité du système. Les « utilisateurs » deviennent ainsi les agents passifs et les vecteurs zombifiés d’un système de profit invisible qui les capture dans une « incorporation incapacitante ».
Dans sa dernière mutation, le discours qui fut imposé par les tenants d’une libéralisation martiale doublée d’une soi-disant inévitable austérité sociale (« TINA »), s’est mué en un prométhéisme technologique et une vision transhumaniste qui exprime la folie de quelques néo-pharaons auto-intoxiqués, et sonne comme un glas lugubre pour l’immense majorité des êtres humains et des autres formes vivantes.
[1] Wilson, J, La Terre pleurera, une histoire de l’Amérique indienne, 2022 (2002).
[2] « La sorcellerie capitaliste » : titre d’un essai d’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre.
[3] Ce modèle est si profondément ancré dans la culture indienne que même quand le système d’exploitation fut manifestement mis en place, « les Indiens considéraient toujours leurs relations avec les Européens comme des échanges ritualisés entre égaux ». Wilson J, op.cit., p.132.
[4] Dans l’Odyssée d’Homère, on assiste déjà au même scandale, au sein de l’aristocratie achéenne. On y lit la colère et le mépris d’Ulysse alors qu’il s’aperçoit que l’or, signe de prestige personnel, amassé au fil des exploits guerriers et des dons d’hospitalité (la xenia), devient dans les mains des Phéniciens un simple instrument d’échange et de profit dénué de sens éthique. Outil d’abus et d’enrichissement, et non plus moyen de cultiver et entretenir le prestige et les alliances entre seigneurs.
[5] Ibid., p.129.
[6] Ibid., p.45.
[7] Ibid., p.129.
[8] Ibid., p.128.
[9] Ibid., p.129.
[10] Ibid, p.131.
[11] Le terme d’effondrement n’est pas à prendre ici dans le sens globalisant des « collapsologues », mais plutôt dans le sens de la science des écosystèmes. Il s’agit seulement de comprendre comment le capitalisme et ses affidés prospèrent systématiquement sur le même type de ravage environnemental. On le voit à la façon dont nos villes et nos campagnes se remplissent peu à peu d’une faune et d’une flore dite parfois « invasive », qui partage avec le capitalisme sa faculté de prospérer de façon opportuniste et généraliste sur des écosystèmes perturbés, appauvris et simplifiés. Nous connaissons divers exemples de ces catastrophes écologiques, que les biologistes appellent « shift », par lesquelles un récif corallien abritant des millions d’espèces interdépendantes se mue en peu d’années en un désert de biodiversité, envahi par les algues et les étoiles de mer. De même, le lac Victoria est passé en quelques années d’un hotspot de biodiversité, accueillant quelque 250 espèces de poissons, en un réservoir piscicole abritant à peine une poignée d’espèces de poissons, dont la redoutable et vorace Perche du Nil (introduite), à la base d’une activité industrielle destructrice également des équilibres sociaux.
[12] Ibid., pp.130-131.
[13] Ibid., p.150.
[14] Ibid., p.144.
[15] Ibid., pp.124-125.