L’Anthropocène n’est pas une ère géologique, mais une virgule sombre dans l’histoire de la Terre et des vivants. Seulement, il faut absolument que nous soyons au centre de l’univers. Alors, quand la situation se révèle indéniablement catastrophique, nous choisissons d’être cette catastrophe. L’honneur est sauf, sauf… que le ridicule tue.

À Symbiosphère, cela fait longtemps qu’on se méfie de l’anthropocène (lire ici et encore ici). Mais une fois encore, c’est Isabelle Stengers qui, en Artémis philosophe, décoche la flèche la plus acérée contre cette extravagante présomption à être l’alpha et l’oméga du destin mondial. Dans une interview, elle rappelle que la trace géologique que laissera notre époque d’anthropisation intensive ressemblera probablement à cette couche minuscule d’iridium qui témoigne de l’impact de la météorite qui eut raison des dinosaures il y a 66 millions d’années, et indique la césure entre le Crétacé et le Tertiaire. Tout comme la météorite qui mit fin au Crétacé, notre catastrophe à nous délivrera ses effets sur quelques siècles, voire quelques millénaires, avant de faire place à autre chose. Avec ou sans nous.
Au mieux, donc, l’anthropos est un désastre épisodique, qui marquera d’une césure insignifiante la transition entre deux âges de la Terre, c’est-à-dire deux grands régimes chimico-biologiques de la biosphère. Ou pour le dire encore autrement : deux configurations dans le cycle du carbone et les modes écosystémiques de résistance à l’entropie. Le climat, dans tout cela, n’est que l’onde amplifiée de la respiration du vivant (lire ici).
« À l’anthropos et l’anthropisation, il est temps d’opposer l’humus et l’humanisation. À l’anthropocentrisme et l’ivresse de ses vapeurs morbides, une ère de l’humique et de l’humain, le réseau mouvant et flou des relations…
Alors pourquoi cet affairement de toutes les âmes inquiètes autour de « l’anthropocène » – cette grenouille conceptuelle qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf géologique ? C’est sans doute qu’il s’agit du dernier soubresaut du tropisme atavique de l’Occident pour l’anthropocentrisme, pour ne pas dire l’anthropo-égo-centrisme. On pourrait en rire, à ceci près que cette métaphysique du soi est aussi ce qui nous détruit, nous et nos mondes, avec nos partenaires vivants.
Cette tendance à faire gonfler des bulles anthropocentriques, à larguer sur le monde des vessies qui se prennent pour des lanternes, on en trouve les renflements précurseurs dans la plus haute antiquité. C’est la divinisation des monarques égyptiens, l’exclusivisme du dieu unique, puis l’universalisation de la cité grecque, et aussi la féodalité de droit divin, et l’exceptionnalisme humaniste… À chaque fois, l’homme, un monarque, ou un dieu à son image, se proclame au faîte de la création et affirme son mépris dominateur pour les rampants, bêtes et peuples qui frayent dans la glèbe palpitante des mondes vivants. Il faut que nous soyons le centre lévitationnel de l’univers. Et si la situation se révèle catastrophique ? Bah, nous serons alors la catastrophe. L’honneur est sauf.
Ce mouvement, bien attesté dans la mythologie par la prise de pouvoir de Zeus et des Olympiens (lire ici), est profondément ancré dans notre psyché collective et individuelle. Non pas depuis sapiens, comme d’aucuns le pensent (lire ici), oubliant tous ces peuples que nous avons expropriés ou éradiqués, et érigeant en nécessité la domination occidentale. Mais sans doute depuis les prémices du monothéisme (lire ici) et la constitution des premiers États centralisateurs et exploiteurs. Ceux qui s’en sont échappés pour vivre libres dans les montagnes et les profondes forêts sont ceux que nous appelions naguère « primitifs »[1]. Ces rebelles n’étaient-ils pas juste un peu plus modestes et prudents[2] que nous le sommes devenus ?
Ainsi, la civilisation ne cesse de générer des bulles d’égotisme collectif, qui projettent sur la Terre une ombre méprisante et destructrice. C’est ce processus qui, avec l’avènement de la technique mondialisée, a pris une ampleur et connu une accélération véritablement catastrophiques, pour devenir le visage obscène et satisfait d’une exploitation éhontée du vivant, et de la pulvérisation des liens de solidarité entre les êtres.
« la civilisation ne cesse de générer des bulles d’égotisme collectif, qui projettent sur la Terre une ombre méprisante et destructrice.
Comment en sortir ? Sans doute en s’inspirant de tous ceux et toutes celles qui ont pu échapper à la fascination de l’anthropos. À l’anthropos et l’anthropisation, il est temps d’opposer l’humus et l’humanisation. À l’anthropocentrisme et l’ivresse de ses vapeurs morbides, opposer une ère de l’humique et de l’humain, le réseau mouvant et flou des relations qui composent les individus, les sociétés, les milieux…
Mais cela, c’est une autre histoire, qui est racontée depuis longtemps par les « Autres » – les peuples autochtones, les païens, les sorcières médiévales, les écoféministes et bien d’autres encore – et que nous continuerons à vous raconter, ici et ailleurs…
[1] Cf. James C Scott, Homo Domesticus : une histoire profonde des premiers États. La Découverte, 2019.
[2] Cf. Pierre Clastres, La société contre l’État. Minuit, 1971.