- Ashera était une déesse-arbre. Dans la rhizosphère, les racines des arbres se lient à des mycorhizes. Les filaments de ces champignons symbiotiques tissent un immense réseau d’échange de nutriments et de signaux sous la litière forestière (image : Simon Egli).
Une visite au petit mais précieux musée du Malgré-Tout, à Treignes (B), m’a enrichi de quelques utiles connaissances sur l’origine des monothéismes, qui est au cœur de l’exposition temporaire du musée d’archéologie. Je me contenterai ici de mentionner quelques faits saillants, en les resituant dans le cadre de l’approche « symbiologique » proposée sur le blog Symbiosphere.
Comme je l’ai suggéré ailleurs (voir p.ex. Le Grand Labour, Hermès contre Leibniz), il est possible de voir le monothéisme comme un geste d’arrachement aux écosystèmes naturels, indissociable d’une condamnation des pratiques écologiques et rituelles (polythéistes) qui prévalent parmi les peuples « sans État ». Cela rejoint le concept de déterritorialisation proposé par Deleuze et Guattari dès 1972, mais aussi à la thèse plus récente de James Scott, dans Against the Grain, selon laquelle la naissance de l’État coïncide avec une « domestication » de l’humain à travers son assignation exclusive à l’agriculture céréalière. Pour résumer grossièrement tout cela en une hypothèse simple, on pourrait proposer que le monothéisme est liée à des phénomènes de désertification et de déforestation (peut-être les premières conséquences néfastes d’une dépendance accrue à la culture céréalière), même si l’image de « religion du désert » est sans doute un peu littérale et simpliste.
Akhenaton, COUP D’ESSAI DU MONOTHEISME D’ETAT
Vers l’an -1350, Akhenaton fit une première tentative monothéiste. Son adoration d’un dieu solaire, Aton, qu’il voulut imposer comme divinité unique à ses sujets, résume le geste monothéiste dans toute sa radicalité et sa normativité brutale. Le Soleil, divinité ultra-céleste brûlante, est à la fois indispensable pour faire pousser les plantes et dangereux pour les cultures, qu’il peut détruire. Ce cocktail de crainte et d’adoration est au cœur du monothéisme patriarcal. Il est important de comprendre – et les premières pages de l’Ancien Testament laissent peu de doute à ce sujet – que le passage à un Dieu unique est également l’avènement d’une divinité avec laquelle il est impossible de négocier, au contraire des divinités « terrestres », que l’on peut séduire ou amadouer, et qui peuvent également se neutraliser et se contrebalancer mutuellement. Tout cela transparaît dans le geste d’Akhenaton, même s’il s’agit sans doute alors d’un geste plus politique que religieux, d’une stratégie destinée à concentrer le pouvoir et contrôler le clergé, davantage qu’une conviction que Dieu est Un. Il s’agit aussi d’un exemple typique d’une société impériale dans laquelle le monarque se présente comme l’envoyé, l’incarnation ou le fils du Dieu suprême. Nous savons que la population fut réfractaire au projet d’Akhenaton et qu’elle continua de pratiquer ses cultes variés, de manière secrète s’il le fallait. Le bon sens populaire nous fait tenir à des choses qui semblent parfois bancales, mais sont ancrées dans le pouvoir pacificateur que des pratiques longuement éprouvées exercent sur le corps social. Tout à la fois prophète, monarque et zélateur intégriste, Akhenaton est un concentré de doctrine monothéiste à lui tout seul.
Ashera, une embarrassante épouse
Vous cherchez un mot à ajouter dans votre dictionnaire personnel ? Je vous propose le mot « hénothéisme ». Il indique la situation dans laquelle les humains honorent une divinité en particulier, sans pour autant affirmer que celle-ci est la seule et l’unique. Cette situation correspond à une époque transitoire, qui s’étend de la naissance des premières cités-États à l’avènement des grands empires et la naissance du monothéisme proprement dit. L’hénothéisme correspond dans ces États à la primauté d’une divinité tutélaire, qui n’exclut ni la présence de divinités subalternes et/ou périphériques, ni l’existence d’autres divinités tutélaires de même rang dans les cités et États voisins. Chez les Hébreux, l’hénothéisme précède en effet le monothéisme. À côté de Yahvé, divinité principale, on trouve donc initialement un cortège de divinités secondaires, assignées à des lieux ou des fonctions plus délimités. Parmi celles-ci, Ashéra apparaît, selon les témoignages et les époques, comme l’épouse de Yahvé, ou peut-être sa mère. L’étymologie et certaines représentations plaident en effet pour l’hypothèse d’une divinité primordiale maternelle (une figure qui semble universelle) qui aurait été associée aux arbres. La similitude avec la déesse Gaia des anciens Grecs saute aux yeux, de même que le parallèle de Yahvé et de Zeus (voir ci-dessous). Bien que le lien entre religions et patriarcat soit souvent discuté et bien que la présence ancienne de divinités terrestres féminines soit largement attestée et reconnue, j’ai été surpris de trouver une illustration aussi flagrante de la filiation directe entre l’oblitération d’une divinité naturelle féminine et la naissance du monothéisme dans la préhistoire du judaïsme.
La dimension écologique de cet « oubli » est également patente, lorsqu’on tient compte des données suivantes. (1) Une divinité-arbre, mère de toute chose, est attestée par l’archéologie aux côtés de Yahvé dès le 15ème siècle avant JC et lors des deux ou trois siècles suivants. (2) Vers 1200 débute un cycle d’effondrements dans la Méditerranée orientale, dans lequel des modifications climatiques et une désertification des sols ont joué un rôle sans doute crucial (cf. le livre d’Eric Cline). (3) Vers le 9ème siècle, le monothéisme hébreu est clairement en voie de formation et d’affirmation. Un processus qui s’achève après la destruction du temple par les Babyloniens, au 6ème siècle. C’est d’ailleurs l’objet du point suivant. De ces trois constats, il ressort que l’abandon d’une divinité féminine terrestre, mère de la nature, au profit d’un Dieu unique, céleste et créateur de toutes choses, pourrait être lié à un appauvrissement des écosystèmes et à une dégradation des relations symbiotiques entretenues par les humains avec leur environnement naturel, qui cesse peu à peu d’apparaître comme une source de nourritures et de bienfaits multiples et variés.
Dieu est Colère
Dans sa forme historique accomplie, le monothéisme judaïque résulte d’une interprétation du malheur d’un peuple par lui-même. Après la destruction du Temple par l’armée babylonienne, il semble qu’une explication se soit imposée chez les hébreux. Selon cette explication, la catastrophe infligée au peuple juif serait l’expression de la colère de Yahvé, lequel aurait utilisé l’armée de Babylone pour punir son peuple de ses penchants idolâtres, c’est-à-dire de son goût pour les divinités subordonnées, locales, terrestres. C’est ainsi que se serait imposée la logique de l’unicité de Dieu. (On remarquera que l’élection du peuple de Yahvé en découle par pure logique. En effet, admettre implicitement que les Babyloniens agressent les Juifs non pour servir leurs propres dieux et intérêts, mais pour servir Celui de leurs victimes, voilà qui installe nécessairement les adorateurs du Dieu unique en peuple privilégié, central, les autres étant réduits au statut de « signes » envoyés par Yahvé.)
Certes, ce processus ne fut pas soudain et un monothéisme de fait s’était progressivement installé dès avant la destruction du temple. Cependant, c’est bien à la suite de cette destruction que le monothéisme hébraïque trouve l’expression de sa logique interne et de son fondement propre. Cette logique contient non seulement le principe de l’unicité de fait de Yahvé, mais aussi celui de son exclusivité en droit. C’est cette logique exclusive qui s’exprime à travers la colère et les menaces de Yahvé envers son peuple. Comme Zeus, Yahvé fut d’abord lié à la foudre et la guerre. C’est une divinité du thumos, donc éminemment capable de colère. Vaincu, il retourne cette colère contre son peuple. Des pages impressionnantes de la Genèse témoignent avec force de la furieuse jalousie de ce Dieu qui exige une dévotion sans partage, et ne cessera de mettre son peuple à l’épreuve, lui faisant chèrement payer son élection.
La Kaba, ou lA FERVEUR PAR LE VIDE
L’une des informations qui m’a le plus ébranlé, en visitant l’exposition du Malgré-Tout, concerne l’origine du pèlerinage à La Mecque, et en particulier le rite de la procession circulaire autour de la Kaba. Comme on le sait, la première tentative que fit Mahomet d’imposer le monothéisme à La Mecque fut un échec, si bien qu’il dut quitter la ville (Hégire). Ce que je ne savais nullement, c’est qu’à son retour triomphal, et guerrier, le Prophète fit détruire les statuaires qui se trouvaient dans le temple de la Kaba. Le fait que des millions de fidèles célèbrent aujourd’hui leur Dieu en tournant autour de ce temple qui fut vidé intentionnellement de son contenu sacré est une image saisissante.
Ce point rejoint une autre hypothèse, à savoir que l’athéisme est davantage une prolongation du monothéisme qu’une rupture avec celui-ci. A travers la poursuite d’une même condamnation de l’idolâtrie ou des « croyances », il s’agit de relativiser, de moquer ou de combattre la façon dont les humains ont depuis toujours veillé à établir des liens qui comptent avec leur monde, des liens de fidélité, de dépendance et d’attention avec la Terre ainsi que les esprits et puissances qui la peuplent. Les symbioses interdites…
LE CHRISTIANISME, Un monothéisme soft ?
Pour être complet, je me dois d’ajouter quelques mots sur le christianisme. Ici, pas de découverte bouleversante (il faut dire que j’ai survolé rapidement cette partie de l’exposition), mais une curiosité à mentionner tout de même. Sur des pièces très anciennes, on peut observer un motif cruciforme : le chrisme. Il est formé par la superposition des lettres grecques Χ (khi) et Ρ (rhô), soit les deux premières lettres du mot «Christos». Il est assez remarquable que la symbolique doloriste et sacrificielle de la croix soit apparue de manière plus tardive, en lieu et place de ce chrisme qui tient davantage du sigle ésotérique, mais aussi d’autres symboliques animalières (et pas uniquement le poisson, dont les lettres forment un acronyme codé pour « Jésus-Christ, Fils de Dieu, notre Sauveur »). Par ailleurs, la présentation du christianisme dans l’exposition confirme de quelques particularités générales de ce courant religieux. Un panneau insiste notamment sur le fait qu’il ne peut être réduit à une religion orientale, tant il est vrai que la religion chrétienne a été façonnée et modifiée dans une atmosphère romaine (notamment le droit romain, et sa dimension proto-individualiste ?), et mâtinée de philosophie grecque. On ajoutera enfin que sa progression dans l’Europe « celtique » et les forêts tempérées du Nord s’est accompagnée de nombreux emprunts aux rites et pratiques locaux, au point que le christianisme a fini par héberger en son sein une forme de polythéisme secondaire sous la forme du culte des Saints. Toutes ces observations vont dans le sens d’un adoucissement (certains diront d’une compromission) du monothéisme chrétien, qui cadre avec la doctrine universaliste du christianisme, à savoir l’incarnation du divin dans un homme, qui parle à tous les humains. Mais alors que le monothéisme juif était largement défensif (il s’agissait de préserver l’identité d’un peuple vaincu, opprimé et menacé), le monothéisme chrétien est un monothéisme de conquête. Ses alliances et compromissions avec le pouvoir impérialiste (romain puis franc), les croisades ou le colonialisme incitent à relativiser sa « douceur ». Et jusque dans sa version laïque humaniste, on y retrouve la même logique exclusive, qui exige, autant que l’affirmation de l’unicité de Dieu ou de l’Homme, le rejet de la pluralité située des divinités et des peuples.
Merci infiniment pour cet article. Je me sens moins seule, tout à coup !
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Il n’y a pas de traces d’hébreux avant le 9éme siècle. Le monothéisme d’Akhenaton n’existait plus et ce sont des araméens qui se sont installés en Palestine en venant du nord (et des peuples de l’ex empire Hatti, mais pas jusque chez les « hébreux »).
Le monothéisme stricte (par rapport à l’hénothéisme) a réellement commencé aux alentours de la chute de Samarie en -722. Il est motivé par une exaltation monarchique, en particulier sous l’impulsion du roi Josué, et la chute des autres royaumes hénothéistes laissant l’unique Yahvé/El aux seuls Judéens et Édomites. Dans les faits, il n’y a plus qu’un seul dieu, puisque les autres ont « disparus ». C’est un monothéïsme de fait avant l’exil à Babylone (en -622).
L’affirmation que Yahvé, Yah, El, Elohim… soit une figure du patriarcat n’est pas reconnu par les théologiens. Une lecture matriarcat/patriarcat est une relecture biaisée contemporaine. A mon sens, ce sont des biais de confirmation qui font que certains croient que le judaïsme est patriarcal, entendu en son sens contemporain et péjoratif. Le lien de la société juive avec la nature, la place des arbres dans les rites, est très fort.
Ce qui peut être développé, c’est le conflit entre nomade et cultivateurs.
« Pulsion hégémonique » devrait être défini. Pour rappel, les romains ont commencé par persécuter les juifs et les chrétiens. Les francs n’étaient pas, à la base, les seuls en Gaule…
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Cet article contient beaucoup d’approximations et d’exagérations. Nous l’avons retravaillé en tenant compte de certaines de vos remarques (même si l’orientation générale demeure, à titre de suggestion et non de démonstration). Merci pour vos commentaires utiles !
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Top ! C’est un sujet assez vaste et complexe.
Ici des slides avec quelques pour une présentation de l’effondrement du bronze axé sur la Palestine. https://docs.google.com/presentation/d/1EHSXabUqObO2Q6NathcpuNkK9gOgEpy9m2MqorUKrZE/edit?usp=drivesdk
Et le texte source.
https://documentcloud.adobe.com/link/track?uri=urn%3Aaaid%3Ascds%3AUS%3A6c355500-6f4f-45f0-9240-27180e4675a8
(=> merci de l’utiliser pour votre présentation et de supprimer ces liens si possible. ; -) )
Cordialement.
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