Trump, premier président US d’un monde post-croissance ?

Trump a su incarner l’état d’esprit des classes populaires occidentales. Dire que cet état d’esprit est « transactionnel », c’est dire qu’il acte la fin de la croissance comme mode de pacification. Désormais, nous savons qu’il y aura des gagnants et des perdants. Alors autant se ranger derrière le plus violent. Rendre crédibles d’autres possibles est une urgence absolue pour la gauche et l’écologie politique.

Possibilités d’habiter (série) ©M_Collette

Les Démocrates sont sonnés. Ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, littéralement. Pour le comprendre, il faudrait qu’ils sortent d’une illusion tenace, qui consiste à croire que les triomphes populistes sont des anomalies monstrueuses incombant à l’ignorance des peuples ou à leur immoralité.

Le premier pas, c’est d’accepter l’idée désagréable que Trump a su capter et incarner un état d’esprit de plus en plus majoritaire. Pour preuve : il a remporté non seulement l’élection, ce qui était prévisible étant donné le mode de scrutin américain, mais aussi le suffrage universel, ce que personne n’avait vu venir. Il a même su séduire une partie de ces minorités noires et latinos qu’il ne ménage pourtant pas.

l’état d’esprit transactionnel est l’état d’esprit qui prévaut dans un monde limité, a fortiori si ce monde est brutal et inégalitaire

Les analystes le répètent à longueur de plateaux : Trump est « transactionnel ». Pour lui, tout échange diplomatique ou commercial se solde par une victoire et une défaite, un gagnant et un perdant. C’est cet état d’esprit qui a remporté les élections américaines. Pourquoi ? En première approximation, la réponse est simple : une majorité d’Américains vivent déjà dans cet univers transactionnel et sa violence quotidienne – qui est d’abord économique, comme la motivation du vote Trump.

Mais il y a plus… Au fond, le « transactionnel » est un état d’esprit logique dans un monde limité, a fortiori si ce monde est brutal et inégalitaire. Le paradoxe serait donc le suivant : Trump, le capitaliste climatosceptique, acte l’avènement d’un monde limité et décroissant1. Le dogme de la croissance indéfinie permettait d’éluder la question des conflits pour les ressources. Partager un gâteau n’est pas douloureux quand on se persuade que la taille du gâteau augmente au fur et à mesure qu’on le distribue. Mais ce monde fantasmé n’est plus. Et les classes populaires le savent.

Alors, pris dans un étau entre un néolibéralisme brutal et les aspirations de tous ceux qui, moins bien lotis, aspirent à atteindre leurs standards de vie et de sécurité, les peuples d’Occident font ce qu’impose le bon sens aux vivants. Ils luttent pour conserver leurs maigres acquis. Et la fin inévitable de la croissance mondiale les oblige à se ranger derrière la bannière des plus forts. Dans les pays riches, c’est encore possible, ce qui explique le retour remarqué d’une forme de féodalisme2. De son seigneur on est en droit d’exiger deux choses : le pain et la protection. Les peuples ne demandent rien d’autre.

Ce dont manque le peuple, c’est moins d’éducation que d’imagination. Et l’imagination croît sur le terreau des possibles.

Contrairement à ce que pensaient les stratèges des partis de la gauche démocrate, les classes populaires ont compris les enjeux et les conséquences de la crise environnementale. Seulement, elles ne les perçoivent pas à travers le prisme d’une morale universaliste et d’une « rationalité démocratique ». Elles sont convaincues, sans doute à raison, que les « valeurs de gauche » triompheraient aujourd’hui à leurs dépens. Sauf à renverser la logique capitaliste dominante. Mais les peuples sont bien trop pragmatiques pour croire à cette éventualité (de ce point de vue, la présence inquiétante de Musk aux côtés de Trump n’a-t-elle pas joué le rôle du Croquemitaine des contes populaires ?)3.

Certes, la gauche est entravée par la mondialisation rampante du capitalisme financier, qui ne laisse aucune marge de manœuvre sociale aux dirigeants nationaux (sauf sans doute aux USA et en Chine). Mais elle est aussi dépassée par ses propres insuffisances. Son insensibilité aux affects populaires. Son intoxication au mythe de la croissance4. Sa conviction que le peuple, gâté, ne « comprend pas » ou qu’il a besoin de pédagogie confine parfois au mépris de classe. Ce dont manque le peuple, c’est moins d’éducation que d’imagination. Et l’imagination croît sur le terreau des possibles. Offrir de nouveaux possibles, c’est la tâche de la gauche et de l’écologie politique.


  1. Le climatoscepticisme de Trump en est une preuve paradoxale, ex absurdo. Tout son message politique se cache au creux de ce déni : « à tout prix, continuer comme avant ». Tel est le sombre mantra que dissimule le slogan clinquant « Make America Great Again ». ↩︎
  2. Une résurgence récemment dénoncée par Yanis Varoufakis sous le concept de techno-féodalisme. ↩︎
  3. Quant à la géopolitique, contentons-nous de dire l’évidence : nous sommes passés d’un monde où les États allaient s’unir et négocier pour sauver la planète et éviter la catastrophe climatique, à un monde où les nations se déchirent pour exploiter les dernières ressources et gagner les derniers points de croissance. Et l’homme le plus puissant de ce nouveau monde s’en remet aux idées paranoïdes d’un milliardaire dont la seule vraie vision pour l’humanité est qu’elle devrait quitter la Terre… Bien sûr, on espère se tromper et que tout ceci est un cauchemar éphémère. ↩︎
  4. Il y a bien sûr de notables exceptions dans le champ intellectuel, comme Pierre Charbonnier, qui signe récemment l’ouvrage « Vers une écologie de guerre », ou encore Jean-Baptiste Fressoz. Mais ce ne sont pas des leaders politiques. ↩︎