Comment donner un sens à la brutale dégradation politique, sociale et écologique qui s’opère sous nos yeux ? Plutôt qu’une série de mécanismes et de concepts abstraits, on dégage ici trois pensées implicites du « capitalisme terminal ». Une forme de complotisme raisonné – ou l’ébauche d’une anthropologie des grandes forces de destruction contemporaine.

Trouver un sens aux évolutions récentes de la situation économique et géopolitique, incarnées avec un panache destructeur par l’administration Trump, paraît tour à tour une tâche inaccessible, et un honneur exagéré rendu aux acteurs qui dominent la scène. Ce n’est pas une raison suffisante pour ne pas essayer, au moins, de débroussailler l’accès au chemin.
On opte ici pour la formulation de quelques « pensées directrices », qui sont comme « croyances » implicites permettant, sinon d’expliquer, du moins de formuler en termes humainement intelligibles, une réponse à la question : « que nous arrive-t-il ? ».
Plutôt qu’une explication articulée, enchaînant causes et conséquences, il s’agira donc de quelques fragments hypothétiques pour une anthropologie perplexe du capitalisme terminal – ce « capitalisme de fin du monde » qui se déploie sous nos yeux avec fracas, à partir de son épicentre américain, qui en est comme la scène médiatique (bien que les forces agissantes se déploient dans les nations émergentes).
Ces hypothèses sont plutôt hétérogènes – ce qui leur permet d’ailleurs de dessiner des variantes et alternatives à combiner et doser entre elles. Pour chacune d’elle, je prendrai un exemple « trumpien », étant donné que la présidence américaine est à elle seule un festival débridé de symptômes révélant un « inconscient capitaliste ». Ensemble, ces hypothèses forment une proto-anthropologie contemporaine des élites mondiales.
1. « Détruire rapporte plus »
L’idée s’impose de plus en plus nettement que perturber profondément la société et l’économie n’est pas si grave, en comparaison des gains engrangés à court et long termes en capitalisation, en dérégulation, en défiscalisation.
Ainsi, nombre d’actions entreprises par Trump contre la science, les institutions internationales et la crédibilité de son propre gouvernement sont considérées comme absurdes et fragiles, car sujettes à de multiples actions en justice et/ou corrections par la Cours suprême, le Sénat ou la future présidence. Cependant, la frénésie de ces actions destructrices, associée aux gains engrangés par le président et ses proches, soutient nettement l’analyse selon laquelle la maxime de gouvernance est : « détruisons tout, il en restera bien quelque chose » (entendez : « ils ne pourront jamais tout réparer, ni reprendre les gains accumulés »).
Ainsi, les compromis et arbitrages macro-économiques et géopolitiques semblent s’opérer de plus en plus ouvertement au détriment de la population générale, de sa qualité de vie, mais aussi de la stabilité sociale et démocratique, ou encore de l’image de sérieux et de la crédibilité de l’État. Ce fait indique potentiellement que les élites ont acquis une conscience, ou du moins une préscience que, de toute façon, l’avenir est sombre pour les masses laborieuses et les classes moyennes. Ce qui nous amène à la deuxième grande hypothèse.
2. « La fête est bientôt finie »
Autre idée sous-jacente, complémentaire de la précédente : les (ultra) riches font le plein avant fermeture de la pompe. Ils peuvent bien sûr (feindre de) ne pas croire aux dérèglements climatiques, mais ils savent que la réalité terrestre s’imposera à eux. La preuve en est leur propension à surinvestir l’exploration spatiale (offrant une à la vie sur Terre) et l’intelligence artificielle (qui suppléera la démographie humaine).
La conséquence de ceci est qu’ils acceptent tacitement la destruction du monde pour éviter quelque chose de bien pire encore à leurs yeux : la gestion responsable d’un stock de ressources et de terres limité. Dans la situation que la science nous la décrit aujourd’hui, cette gestion serait presque à coup sûr un « communisme » aménagé, c’est-à-dire qu’elle impliquerait une planification et/ou une régulation économique globale ainsi qu’un meilleur partage des ressources, impliquant une culture hostile aux inégalités extrêmes. Dès lors, ce n’est pas une surprise si ce sont les plus grandes fortunes et puissances mondiales de tous les temps qui nourrissent la fuite en avant du capitalisme vers des politiques anti-démocratiques et des technologies déshumanisantes.
Ici, c’est la politique étrangère de Trump qui fournit l’image mentale la plus parlante. Au nom de « la paix » et surtout des « intérêts américains », Trump n’hésite pas à engager (ou plutôt dilapider) l’argent et la crédibilité des USA et de son propre camp politique. Lorsqu’il remet à flot l’économie argentine ou qu’il propose de transformer Gaza en projet immobilier, il jette sans doute par la fenêtre l’honneur et l’argent des contribuables américains. Pourtant, il n’hésitera pas à brandir comme trophée les gains financiers réalisés par les États-Unis, bien souvent au bénéfice de sa famille et de sa fortune personnelle (qui a plus que doublé en un an de présidence – au contraire du pouvoir d’achat des Américains).
La question est alors : comment cela peut-il tenir dans l’opinion ?
3. « Il faut conjurer le retour du peuple »
Ainsi, de manière paradoxale, le populisme, qui a permis l’accession au pouvoir une oligarchie décomplexée, est la négation du peuple. Il procède d’une peur absolue que le peuple puisse penser par lui-même et exiger des changements dans l’intérêt de la majorité.
C’est pourquoi il faut, à la fois, bombarder le peuple de fausses informations qui lui fournissent un lot généreux de boucs émissaires (étrangers, élites, écologistes…), et mettre en place des systèmes d’information et d’éducation qui le rendent incapable d’accéder à une pensée critique et de former un quelconque consensus démocratique (boucles de rétroaction algorithmiques, prime à l’indignation et à l’invective, politique-spectacle…).
Inutile de dresser ici la liste interminables des opérations de Trump et de son administration qui ont favorisé la dérégulation des réseaux sociaux, démantelé les administrations et les centres de recherche les plus sérieux et capables (par exemple dans le domaine climatique), attaqué les médias centristes, décrédibilisé la parole publique et les statistiques des instituts indépendants, sans compter la création du propre réseau social du président, destiné à promouvoir des vérités alternatives…
De cette époque terminale du capitalisme, Trump est à la fois le génie ultime et le clown ridicule. Néanmoins, sa propre incompétence, comme homme d’affaires et comme politicien, est le meilleur signe que nous vivons peut-être la fin d’un capitalisme en perdition morale.
Certains relèveront la forme complotiste des propositions esquissées ci-dessus. Ce n’est pas un hasard. En effet, cette approche tire les conséquences d’une conviction maintes fois ressentie ces dernières années, à savoir : que les scénarios conspirationnistes élaborés par les leaders populaires paraissent plus rationnels que les actions déclenchées par les grandes puissances.
Et si la meilleure manière de lire les mouvements des puissants étaient de les envisager comme des divinités malfaisantes, ainsi que, de tous temps, l’ont fait les peuples opprimés ?