Ezra Klein est un bloggeur et journaliste américain de renom. Derrière sa lecture des événements politiques qui secouent les États-Unis en 2025, se découvre une philosophie exigeante, qui nous guide dans le traitement d’un matériau politique hautement radioactif : l’avenir.

Les journalistes ont pour mission de relayer les faits. C’est cette fonction, et la déontologie qui l’accompagne, qui font leur dignité et rendent leur tâche si essentielle. Et c’est parce que cette dignité et cette mission se trouvent menacées que les démocraties vacillent face à un nouveau régime technologique et médiatique de fabrication, de fanatisation et d’instrumentalisation des opinions.
Mais précisément, lorsque l’équilibre vital du système démocratique et médiatique est menacé, le rôle du journaliste devient celui d’un militant. Non pour une cause ou un parti. Mais simplement pour que survive la possibilité même d’un débat fondé sur des faits, et donc que se maintiennent les conditions de l’exercice de la démocratie. Il devient alors un éclaireur sur la voie d’un futur incertain. Et à la recension des faits, s’ajoute l’anticipation de l’avenir, ses risques et ses potentialités. Un exercice délicat. C’est là qu’Ezra Klein entre en scène.
« L’analyste prospectiviste doit être cet observateur minutieux des petites quantités et des petites bifurcations qui modifient, d’instant en instant, les chances de réalisations des différents mondes possibles. C’est un exercice bien différent de celui qui consiste à lancer une prédiction en hurlant son nom dans l’espoir qu’elle se réalise.
Interviewé sur les bouleversements des premiers mois du second mandat de Donald Trump et sur sa position de journaliste et d’écrivain engagé, Klein a livré une série de remarques à haute teneur méthodologique. Considérées in abstracto, elles se résument en trois idées simples – du moins à première vue. Nous les formulons ci-dessous en formes de maximes et d’énigmes à décortiquer.
1. Les pressentiments sont préférables aux prédictions
Faire des prédictions est un art superflu et dangereux. Il faut éviter d’en faire, et encore plus de s’y accrocher comme à une patte de lapin. Faire une prédiction, c’est nécessairement ajouter une pièce dans le flipper des spéculations et des controverses qui agitent la houle médiatico-politique de l’instant. Ezra Klein a une façon bien à lui de se projeter dans les inquiétants méandres du futur. Par exemple, il commence ses phrases par : « Dans les différentes versions possibles du monde de 2028, il y a celle où… ». Cette formule est révélatrice d’une attention portée à la façon dont l’avenir se constitue, par petites additions de probabilité.
L’analyste prospectiviste doit donc être cet observateur minutieux des petites quantités et des petites bifurcations qui modifient, d’instant en instant, les chances de réalisations des différents mondes possibles. C’est un exercice bien différent de celui qui consiste à lancer une prédiction, comme on lance un lévrier dans une course, en hurlant son nom dans l’espoir qu’elle se réalise (car les prophéties ont rarement plus à offrir que le pari indigent de autoréalisation).
Or, à un niveau poussé de cette science prospective présentée par Klein, les éléments qui pèsent sur la probabilité des scénarios sont si ténus, si peu explicites, que la prévision doit se fonder sur une forme de pressentiment. C’est pourquoi j’ai indiqué que le pressentiment est préférable à la prédiction.
2. L’histoire n’est pas faite de répétitions mais de moments critiques
Connaître l’histoire est une tâche nécessaire et hautement louable, aujourd’hui plus que jamais. L’histoire est un répertoire de figures et de formes qui ne cessent d’alimenter le présent et l’imagination de ceux qui le fabriquent (nous, y compris). Toutefois, chercher dans l’histoire une séquence en imaginant qu’elle va se plaquer sur le présent pour produire le futur, c’est une vision magique de l’histoire qui ne fonctionne pas. Ezra Klein présente les choses de la manière suivante (je cite en substance) : « Je ne crois pas que le passé se répète. Je préfère me consacrer à voir arriver le prochain moment qui fera à nouveau basculer l’histoire ». Cette fois, il ne s’agit pas seulement d’évaluer les chances d’un monde en devenir, il s’agit de détecter le moment où ce monde sera en situation de devenir une réalité. C’est-à-dire le moment de bascule, de précipitation ou de création dans l’histoire en train de se faire. Le momentum politique.
3. Une vraie voix vaut mieux qu’un faux héros
Le troisième point est un complément prévisible aux deux précédent. L’histoire a besoin de héros (et d’héroïnes), ne serait-ce que pour être racontée. Certains de ces héros jouent d’ailleurs un rôle actif dans sa fabrication. Mais de même que les prédictions trop tôt clamées peuvent se révéler des incantations vides, les héros trop vite adorés peuvent se dégonfler comme des baudruches. Le champ politique est jonché de la peau flasque de ces chevaliers-vessies qui se prenaient pour des lanternes du temps.
« si nul ne connaît le prochain héros, nous savons et nous pensons que sa voix devra sortir d’un cœur pur et d’une âme enthousiaste
Lorsqu’on demande à Ezra Klein quel sera selon lui le futur porte-drapeau de la démocratie et du progressisme aux États-Unis, il répond de la même manière qu’aux questions précédentes : « Je ne sais pas qui ce sera et je pense qu’il est trop tôt pour la savoir. Ce que je sais, c’est que des gens portent une voix singulière et authentique qui résonne dans le moment présent. C’est eux que j’écoute ».
Une fois encore, les sens et la sensibilité sont convoquées dans une forme d’urgence à ralentir pour emboîter le pas du temps. Cette fois, c’est l’oreille qu’il convient de poser sur le débat, pour entendre battre le cœur des protagonistes. Car si nul ne connaît le prochain héros, nous savons et nous pensons qu’il ou elle devra être sincère et que sa voix devra sortir d’un cœur pur et d’une âme enthousiaste. Cherchons ces voix, plutôt que de miser sur des héros comme sur de vulgaires chevaux de courses.
En guise de conclusion : la créativité du temps
Faussement simples, ces trois lignes directrices sont connectées entre elles par une conscience aigüe des dangers de la polarisation du débat public. Ezra Klein parle d’une mécanique qui s’autoalimente. Car les systèmes polarisés s’autoentretiennent et s’autoéquilibrent : ils s’autoentretiennent parce qu’ils se nourrissent de la haine réciproque entre les camps opposés ; ils s’autoéquilibrent parce que chaque gain dans un camp renforce la violence de l’autre camp (dans les systèmes bipartisans et les élections à deux tours, la démocratie par sondage n’a-t-elle pas cet effet de conduire à des élections toujours plus serrées ?). À y bien regarder, les trois préventions de Klein décrites plus haut trahissent un même effort pour surfer à la surface de la houle conflictuelle de ce champ polarisé, en évitant de s’y plonger ou de l’alimenter avec des prédictions apocalyptiques, des références aux années 30 ou un culte absurde de la personnalité.
Mais les « dogmes » de Klein ne sont pas seulement une exigence de rigueur et de vigilance. Elles sont aussi un optimisme philosophique. Ou plutôt, une foi profonde dans la nature incertaine et plurielle du monde qui se fait. Dans la créativité du temps. Car comme le disait Bergson dans une de ses fameuses intuitions philosophiques : à quoi servirait le temps s’il n’apportait rien de nouveau ? Réjouissons-nous, car l’incertitude est la gloire et l’espoir de ce monde. Elle est surtout la fibre même dont se tisse la chose politique. Et la possibilité d’une démocratie.