Tous prolétaires ! De la prolétarisation des travailleurs à celle du vivant. (2/3)

Épisode 2/3 : la fabrique du consommariat

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Dans ce deuxième volet, on rappelle comment se construit l’idéal anthropologique du consommateur, chasseur-cueilleur nomadisant dans un monde sans écologie, un monde peuplé seulement de produits et de marques. La prolétarisation opère cette fois en bout de chaîne, sapant et escamotant tout type de relation, sociale ou écologique, qui menacerait de faire coaguler du lien et de la solidarité avec les autres acteurs vivants de la chaîne de production.

Nous verrons aussi que cette deuxième vague de prolétarisation, qui correspond à la fabrique du consommariat, a rapidement rencontré sa limite dans une « internationale de la symbiosphère », à travers les crises environnementales et climatique. Cette limite suscite des dissensions au sein même des classes moyennes et bourgeoises occidentales, avec la résurgence d’une petite noblesse morale incarnée par le « bobo », dont on tente ici d’ esquisser un portrait autobiographique.

Le consommateur comme nouveau prolétaire

La mondialisation libérale a fait disparaître l’exploitation des prolétaires et la destruction des écosystèmes de la scène visible du marché de détail occidental. Délesté de cet encombrant fardeau social, environnemental et moral, la société capitaliste s’est repeuplée d’objets aux propriétés magiques, convoités par des humains insouciants et avides. Dans ce contexte, être consommateur, c’est abdiquer implicitement de ses qualités de citoyen et de toute conscience politique. Jetés dans les allées des supermarchés et centres commerciaux, les hommes et les femmes circulent comme des atomes pressés, mus seulement par leurs instincts égoïstes, leurs impulsions éphémères et leur rationalité matérialiste. Ce n’est pas un jugement radical, mais la description consensuelle que mobilisent sciemment les agents du marketing et du merchandising chargés d’organiser cette circulation des consommateurs (le consumer journey) et de donner vie à des produits sériels et des marques affublées d’une personnalité propre.

Au cours de l’époque dite « glorieuse » de la création du consommariat, encore souvent invoquée par la gauche comme un paradis perdu, le consommateur de plus en plus individualiste en est venu à revendiquer son insouciante ignorance des conséquences – lointaines dans l’espace ou le temps – de ses achats. Il s’agit de récuser crânement des scrupules d’un autre âge, que l’on considère avec méfiance comme la résurgence d’une conscience religieuse empreinte d’obscurantisme et de culpabilité, fruit empoisonné d’une austère ardeur à nous interdire le bonheur.

« Les consommateurs sont les chasseurs-cueilleurs d’un monde sans écologie sous-jacente. »

La nouvelle dignité du consommateur, c’est d’en obtenir le maximum pour son argent, de profiter au mieux des lois du marché dans la jungle d’une compétition saine et vigoureuse. Ainsi se conquiert le produit convoité, qu’on emporte comme un trophée (monsieur et son téléviseur) ou qu’on ramène au foyer comme le fruit d’une cueillette bénie des dieux (madame et ses légumes). Les consommateurs sont les chasseurs-cueilleurs d’un monde sans écologie sous-jacente. Dans ce monde, régi par un darwinisme aseptisé, le mot « écosystème » a d’ailleurs fini par appartenir au lexique du commerce et des affaires.

Le dernier voyage. Photo : ©martin_collette

Pendant ce temps, les véritables enjeux sociaux et écologiques sont projetés à une distance culturelle et géographique qui les rend insensibles. La prolétarisation du consommateur, c’est même cette opération qui vise à désinsérer l’acte d’achat du tissu vivant qui fait advenir le produit, de la même façon que cela a été opéré pour le travail des ouvriers. Cette néo-prolétarisation est à l’œuvre dans les discours et les opérations matérielles du marketing et du merchandising. Le but est d’éviter par tous les moyens que le commerce soit un lieu où s’échangent des idées et des valeurs, où on crée des liens et on cultive des solidarités, où on entretient des dépendances et des responsabilités, un lieu où on remonte le courant de la production pour retisser des chaînes de solidarité à contre-courant des chaînes de valeur.

L’envers des étiquettes

Cela commence bien sûr par supprimer physiquement toute forme de rapport à la production. Dans les rayons, il n’y a que des produits interchangeables par nature et opaques quant à leur provenance. L’anthropologue Anna Tsing exprime l’idée d’une « face cachée du code-barre »[1]. Celui-ci doit assurer une parfaite transparence quant à la circulation et au statut d’un article mis sur le marché, mais reste absolument muet et aveugle en ce qui concerne l’exploitation des milieux et des travailleurs qui a permis sa fabrication. Derrière l’écran des produits et des marques, tout doit disparaître, le monde est en liquidation totale. Lorsque la destruction ne peut plus être dissimulée, comme c’est de plus en plus souvent le cas aujourd’hui, elle est convertie en nouvelles propriétés magiques, idéalisées à travers des labels plus ou moins fantaisistes et un marketing de greenwashing.  Ainsi les produits deviennent-ils « verts », « bleus », « responsables », « durables » ou « éco ».

« Derrière l’écran des produits et des marques, tout doit disparaître. Le monde est en liquidation totale. »

De manière plus immédiate et prosaïque, il faut faire disparaître le commerce de « proximité », où un lien menace de se créer entre l’acheteur et le vendeur, enter le vendeur et son fournisseur, où des transmissions de responsabilité sont maintenues à travers des relations personnelles. Par conséquent, des questions (forcément gênantes) peuvent être posées. C’est pourquoi les petits commerces indépendants sont une engeance à éradiquer par tous les moyens. Aujourd’hui, c’est la digitalisation au pas de charge qui assure cette éradication. Hier, c’était le modèle du centre commercial et des hypermarchés avec leurs méga-parkings et leurs rangées interminables de caisses numérotées, le tout soutenu à grand renfort de subsides et d’aménagement du territoire. Au sein même des supermarchés, on remplace bientôt les caissières par des caisses automatiques.

Partout, créer une digue étanche entre la consommation des biens et l’exploitation des humains, des animaux et des milieux que cette consommation véhicule implicitement. Partout et toujours, conjurer et dénouer les solidarités qui menacent. Le tout au nom d’une vision « réaliste » et « moderne » de l’humain, comme acteur individualiste rationnel et égoïste : l’Homo œconomicus (aujourd’hui en passe d’être supplanté par « l’humain biaisé », qu’il faut assister et recadrer continuellement – et qui est le sous-produit anthropologique de la nouvelle vague de prolétarisation digitale, dont nous parlerons dans la troisième et dernière partie).

Naissance du « bobo », résurgence de classes

Ainsi, après la prolétarisation du travail, est venue la prolétarisation de la dépense. Celle-ci accouche du consommateur dans une économie mondialisée. Mais le monde lui-même a ses limites, et c’est là que l’idéal du consommateur libre et intelligent connaît ses premières fissures.

Une fois intoxiqué par la consommation, l’ex-prolétaire occidental est sourd aux sirènes de la révolte et de l’idéologie. Ce n’est donc pas l’internationale des travailleurs, mais bien une crise environnementale planétaire – l’internationale de la symbiosphère – qui fera ressurgir les fantômes de l’exploitation, jaillissant soudain de la face cachée des marchandises pour prendre à témoin des consommateurs « responsables ». Ainsi se détache une minorité au sein de la société de consommation, qui entend se distancier de la praxis dominante. Cette élite consommatoire affiche alors un certain mépris condescendant envers ceux qui se parent de fast fashion, se comblent de gadgets chinois, se gavent de produits discount. Ainsi se dessine la classe honnie des « bobos ».

Ici passe la nouvelle frontière entre bourgeoisie et prolétariat au sein des sociétés occidentales modernes. C’est à la fois un reliquat de l’ordre ancien et une réactivation de celui-ci. En réalité, comme il est difficile de pointer du doigt des gens qui ne disposent ni des moyens ni des connaissances pour s’approvisionner de manière « durable », la frontière est reportée à l’intérieur même du camp de la bourgeoisie économique, où elle devient un enjeu moral. Moi-même, j’ai souvent été tenté de culpabiliser des amis qui, bien que disposant de moyens suffisants, préféraient maximiser leurs dépenses plutôt que de les « moraliser », refusant d’opter pour des comportements d’achat « durables » afin de ne pas compromettre un voyage à Cuba ou leur ski à Avoriaz.

Ici aussi, d’anciennes fractures sociales se réveillent. Il existe une inertie sociologique de la division ancienne entre grande et petite bourgeoisie, entre petite bourgeoisie et « nouveaux riches ». La première demeure imprégnée de judéo-christianisme humaniste ou de laïcisme teinté de protestantisme laïc, la seconde, souvent issue d’une classe commerçante, possède des moyens financiers substantiels mais n’identifie pas son statut privilégié à une responsabilité sociale et morale. Cela fait écho à des souvenirs d’enfance assez pénibles lorsque, face à des enfants qui faisaient leur communion dans un esprit grégaire et dans l’espoir de recevoir un cadeau, j’étais celui qui ne faisait même pas sa communion parce qu’il fallait – pensai-je – que mon rapport à Dieu ou au Bien soit entièrement personnel, intériorisé et désintéressé.

Sur le plan des types sociaux, l’exemplarité aux yeux de Dieu (ou de soi-même) se confond avec la nature-même de la « noblesse ». Bien que n’étant pas issu d’une haute lignée, je prolonge en tant que bobo l’idéal aristocratique d’une classe « supérieure » qui se vivait comme investie du devoir de prendre soin de son domaine et de ses gens. C’est cet héritage qui imprègne une bonne partie de ceux qu’on fustige aujourd’hui sous l’appellation « Ecolos-Bobos ». Naturellement, il ne s’agit en rien d’un déterminisme rigide et c’est pour les besoin d’un propos schématique que je laisse ici de côté les mécanismes et contre-mécanismes qui sont à l’œuvre dans la constitution et la transformation des types sociaux.

Mais quoi qu’il en soit de l’importance de ce reflux du monde vivant dans l’estuaire de la consommation, la prolétarisation n’a pas dit son dernier mot…

Au prochain épisode : Digitalisation et prolétarisation du vivant


[1] TSING A, Le champignon de la fin du monde, 2017 (2015).