Tous prolétaires ! Épisode 3/3.

3. Digitalisation et prolétarisation de la nature

Retourner à l’épisode 1. Aux sources marxiennes de la prolétarisation.

Retourner à l’épisode 2. La fabrique des consommateurs.

Dans ce troisième et dernier volet, on évoque deux dynamiques contemporaines : (1) la digitalisation, qui impose une prolétarisation de métiers dits intellectuels, et (2) la décarbonation, couplée à la précédente, qui mobilise un capitalisme « vert » porteur du fantasme ultime de prolétarisation de tous les vivants à travers une gestion de la nature muée en actif financier et source de services économiques. Enfin, on rétablit la continuité historique entre État et Capital, en suivant la trace étymologique du prolétariat romain.

A Tree in the Cloud ©M_Collette

Une fois n’est pas coutume, je vais aborder brièvement ma propre expérience professionnelle dans le secteur de la communication. En tant que concepteur-rédacteur et traducteur, je suis responsable de la production de textes et slogans. Je ne me considère pas comme un expert en marketing, mais comme un simple artisan dont la responsabilité se limite à fabriquer des textes attrayants et informatifs, tout en m’efforçant de respecter et transmettre la langue dont je suis un serviteur et, dans la limite des mes modestes prérogatives, un garant.

La digitalisation comme prolétarisation

Cette vision de la communication écrite comme artisanat était bien acceptée par les employeurs eux-mêmes, notamment les agences de publicité et de communication. Jusque dans les années 2000, on recherchait et appréciait en effet les « copywriters » pour leur plume élégante et créative, leur sens de la formule et leur bonne maîtrise de la langue, ses règles et ses usages. Nous étions sélectionnés, appréciés et rémunérés pour des aptitudes pratiques à faire passer un message avec style, humour, efficacité, en maniant les mots dans le respect des règles de la langue. Mais depuis la fin des années 2000, les choses se sont profondément transformées. Mon métier, comme bien d’autres, a été « ubérisé » et standardisé par les usages informatiques. Il menace aujourd’hui d’être en grande partie automatisé par les logiciels de traduction et d’intelligence artificielle (qui tendra à adapter automatiquement le contenu du message à la « cible »).

« la digitalisation consiste à destituer et dévaloriser l’implication des travailleurs dans la constitution de leurs disciplines, leurs pratiques, leurs outils

Rassurez-vous, mon propos n’est pas de pleurnicher sur le sort des publicitaires. Pour ma part, ce secteur largement toxique peut bien disparaître.  Mais ce n’est pas du tout cela qui arrive. Ce qui arrive, c’est une nouvelle vague de prolétarisation basée sur la digitalisation.  Signe de ces temps : aujourd’hui, 80% des revenus de la diffusion publicitaire sont captés par Meta et les autres Gafam, au détriment naturellement des journalistes et des médias publics et privés traditionnels, mais aussi des États et de l’impôt. Avec les conséquences qu’on sait pour le niveau d’information et d’éducation moyen des populations.

Vue de l’intérieur, cette prolétarisation par la digitalisation des métiers de la communication se manifeste de manière insidieuse dans la manière dont le rédacteur est privé peu à peu de sa position d’expert linguistique, mais aussi de la maîtrise de sa propre langue. Ce sont d’abord les méthodes SEO (pour Search Engine Optimization) qui ont porté les premiers coups au statut et à l’autonomie des rédacteurs. Le SEO se traduit par tout un fatras de prescriptions sur le vocabulaire, la grammaire, la longueur des textes, phrases et paragraphes. Il s’agit d’écrire bref, d’utiliser des « mots-clés » attendus, d’éviter les images, le second degré, les termes peu usités (auparavant, je considérait que c’était un peu monde voir de « gardien de la langue » que de maintenir en vie ce patrimoine, aujourd’hui, je n’essaie même plus de sortir d’un vocabulaire de base extrêmement restreint, auquel le français usuel a été réduit).

« l’idéal normatif de l’écriture inclusive véhicule les exigences d’univocité et de neutralité du code informatique

Le deuxième assaut contre le métier de rédacteur a été l’arrivée de « l’écriture inclusive ». Il ne s’agit pas ici de s’attarder sur les motifs, bons sans doute, de cette offensive transformatrice, mais le point est qu’il s’agit bien d’une offensive contre la langue qui, à ce titre, participe à une forme de discrédit à l’égard du métier d’artisan des mots. Car il s’agit bien d’un soupçon qui porte sur la langue et ses usages en général. Par principe, toutes les tournures et expressions étant nées dans une société qui ne reflète pas la diversité et les valeurs actuelles de l’audience occidentale, sont suspectes et révocables. La structure même de la langue et ses conventions vacillent sur leurs bases (l’accord du participe, quand on y réfléchit bien, ne résiste pas à l’écriture inclusive).

Bien sûr, je suis favorable à une prise en compte bien plus poussée des questions de genre et d’inclusion dans la rédaction, mais je ne peux m’empêcher d’observer que cela se manifeste à travers une dévalorisation de la langue et des métiers qui la préservent. Je remarque aussi que cette « contestation » se propage beaucoup plus vite dans les milieux proches du capital et du management de l’infrastructure technique (nous traitons cette curiosité ailleurs). De là à dire, comme le pensait Marx, que l’idéologie n’est que la superstructure qui reflètent les rapports de domination de l’infrastructure, il n’y a qu’un pas. Que l’on franchira sans peine en observant que l’idéal normatif de l’écriture inclusive véhicule les exigences d’univocité et de neutralité du code informatique (nous traiterons ce sujet séparément).

Les récents développements technologiques qui installent l’intelligence artificielle comme outil de traduction ultra rapide et nouvel acteur central de la production de contenus sur simple « briefing », indiquent clairement comment, dans mon métier comme dans de nombreux autres, la digitalisation consiste à destituer et dévaloriser l’implication des travailleurs dans la constitution de leurs disciplines, leurs pratiques, leurs outils.

La prolétarisation de la terre et du vivant

Aujourd’hui le capitalisme envisage de plus en plus de se brancher sur la « nature » comme source de « solutions » (et de profit). C’est le mouvement émergent du « capitalisme vert » et de ses « nature based solutions » (NBS, solutions basées sur la nature), accéléré par l’enjeu brûlant de la « compensation » des émissions de CO2. Il est bien entendu que les écosystèmes nous rendent des services de grande valeur, et en particulier celui-ci : ils ont le pouvoir d’annuler nos méfaits en absorbant le carbone. Dans le sillage d’un « biomimétisme » chargé d’ambiguïté (ce qui se cache derrière ce terme, c’est bien une « bioexploitation »), on voit monter le nouveau « dream in green » du capitalisme qui – à travers le « monitoring » et la « gestion » des écosystèmes « productifs », voire leur contrôle totale et leur fabrication à coups d’OGM – étend son empire sur des milliards de bourdons et d’abeilles, des milliards de milliards de champignons et de bactéries enfouis dans le sol, tels une formidable armée de prolétaires au service de la production et du profit. Ce capitalisme « responsable » enclenche en réalité une nouvelle entreprise de prolétarisation, peut-être la dernière sur cette planète.

« Ce qui se dissimule derrière le terme « biomimétisme », c’est bien une « bioexploitation »

Vous l’aurez remarqué, plutôt que de remettre des travailleurs dans les champs en gestion agroécologique, où ils pourraient s’épanouir de corps et d’esprits en devenant les partenaires experts des milieux vivants (ce serait au passage un formidable projet d’écologie politique), les tenants de la « transformation écologique de l’économie » préfèrent vanter l’usage de satellites, de drones et de robots. C’est que ceux-ci, au contraire des humains qui sentent et aiment leur monde et leur travail, qui vibrent avec le vivant, ne réclameront jamais d’en être les acteurs libres, et encore moins les défenseurs intraitables. Après la connectivité des réseaux sociaux, après la réalité virtuelle du monde social de Méta, voici la réalité « augmentée » et les « objets connectés », destinés à doubler un monde réel jugé déficient et imprévisible en le truffant de dispositifs qui y destituent toute relation directe, tout lien charnel et esthétique, au profit d’un flux de données à gérer et exploiter sans entrave.

Car ici encore, la digitalisation opère à plein régime. Le projet du technocapitalisme « écologique » est clair : chaque chose existant dans le monde doit avoir son double, son avatar numérique, de manière à émettre un flux régulier de données. Chaque objet, c’est-à-dire aussi chaque arbre, chaque rivière, chaque tête de bétail. Car déjà, les bêtes d’élevage et les grands mammifères sauvages sont pucés, tracés et évalués à tour de bras. Chaque forêt géolocalisée et sa « performance » en termes de stockage de CO2, d’évapotranspiration, mesurée par capteurs ou satellite. Bien sûr, il s’agit toujours de « préserver », de « résoudre une crise ». Mais cela fait bien longtemps que les fondamentaux du capitalisme ont intériorisé le fait que les crises sont bonnes à prendre (c’était le sujet de « La stratégie du choc » de Naomi Klein).

« On voit monter le rêve nouveau d’un capitalisme qui étend son empire sur des milliards de bourdons et d’abeilles, de champignons et de bactéries enfouis dans le sol, tels une formidable armée de prolétaires au service de la production et du profit.

Au passage, on comprend pourquoi l’idéal du progrès est si consubstantiel aux sociétés capitalistes. « Dieu tutélaire » du capitalisme, le « Progrès » est le mot-dieu, la forme vide du Bien nécessaire, qui permet de poursuivre et de justifier ce travail de sape qui alimente la prolétarisation sans fin de tout ce qui a le malheur de vivre, défaisant au fur et à mesure les équilibres et les liens de solidarité qui se renouent sans cesse dans la texture sociale et environnementale. L’idéal de progrès est tellement vide qu’il est devenu synonyme de changement, ce dont témoigne la sempiternelle complainte des managers d’entreprises à propos de notre supposée « résistance au changement ».

Conclusion : continuités, glissements et ruptures sémantiques dans le « prolétariat »

Pour conclure, je voudrais réfléchir brièvement à l’étymologie du mot « prolétaire ». Le mot n’est pas inventé par Marx. Il l’emprunte, avec le succès qu’on sait, au vocabulaire politique de la Rome antique, où les prolétaires constituent la sixième et dernière classe, la plus basse sur l’échelle sociale. Ce qui définit le prolétariat romain, c’est qu’il est trop pauvre pour pouvoir s’acquitter de l’impôt. Dans l’État antique, édifié sur l’impôt, cela revient à dire que les prolétaires sont insignifiants et inutiles. Mais la rationalité veut que ces miséreux aient néanmoins une place et une fonction dans le cosmos et son microcosme social. Alors, s’ils ne peuvent produire du bien et de l’impôt, que produiront-ils ? La réponse est aussi simple que géniale : les prolétaires se reproduisent eux-mêmes, ils sont pro oleo (pour croître !). Nous avons sous les yeux comme une définition abstraite et tautologique du peuple comme masse autoproduite. Ceux que l’on dit « nombreux » sont ramenés à la vocation essentielle et l’acte même de « faire nombre ». Cette idée a d’ailleurs été reprise par Marx, puisqu’il en fait la pierre angulaire de sa théorie, en observant que la valeur d’un prolétaire (c’est-à-dire son salaire) dans le système de production capitaliste, se mesure au montant nécessaire à la reproduction de sa force de travail.

s’ils ne peuvent produire du bien et de l’impôt, que produiront les prolétaires ? La réponse est aussi simple que géniale : les prolétaires se reproduisent eux-mêmes !

En réalité, il semble que Marx met le doigt sur une continuité extraordinaire entre l’État et le Capital. Le « pour croître » change seulement de focale par un léger glissement de l’histoire. Il est bien connu que l’État moderne doit être aussi maigre et sobre que possible. L’heure n’est plus au faste des empereurs, des nobles ou des prélats. Mais le faste demeure, il a simplement été réinvesti ailleurs, du côté des empires et des magnats financiers, et de leurs « marques ». Et surtout du Capital lui-même, bête affamée qui grossit et grossit encore, sans jamais atteindre sa taille adulte, attendant avidement sa pitance dans l’antre discrète des fonds de placement. Ici, l’impôt n’est plus une contribution à rechercher mais une perte à éviter. C’est la quête sans fin du profit et de la plus-value qui remplace la mégalomanie de l’empereur.

« Les prolétaires sont toujours « pour la croissance » (pro oles). Seulement, il ne s’agit plus de la croissance de leur propre nombre, mais de celle du profit généré « par » (et surtout pour) le Capital…

Dans ce contexte modernisé, la contribution sociale des pauvres doit être réévaluée. Ils deviennent donc les prolétaires de Marx. Ils sont toujours « pour la croissance » (pro oles). Seulement, il ne s’agit plus de la croissance de leur propre nombre et de leur descendance, mais de celle du profit généré « par » (et surtout pour) le Capital[1], qui prend la place de l’État en tant que sujet du socius. Ainsi émerge l’image du « peuple » comme « masse laborieuse exploitée ». Les prolétarisations suivantes, décrites abondamment plus haut, poursuivent ce même mouvement.

« la fabrication des prolétaires est une entreprise contre la vie, la prolétarisation est « pour la mort » : pro létum.

Pour finir, et dans l’optique particulière de cette réflexion et de ce blog, je cède à l’envie de proposer une étymologie fictive du mot « prolétariat », qui souligne la définition établie au début de cette réflexion, à savoir la prolétarisation comme destruction des relations vivantes ; sociales et écologiques. Si l’on admet que la vie et ses multiples manifestations sont synonymes de création de lien, de rapport (et ne sont peut-être que cela)[2], alors la fabrication de prolétaires par les puissances économiques ou/et étatiques est une entreprise contre la vie. Et la prolétarisation est « pour la mort » : pro létum.

Hommage en forme de post-scriptum : après avoir rédigé cet essai, j’ai découvert qu’Ars Industrialis a consacré un article de son vocabulaire à la prolétarisation, qui confirme les grandes lignes du présent travail et en résume les principales articulations. Il est concis et étayé. En revanche, il n’évoque pas un substrat symbiotique ni une prolétarisation du vivant. À lire ici : https://arsindustrialis.org/vocabulaire-proletarisation


[1] Il serait d’ailleurs intéressant d’explorer ce fait que le thème de la reproduction des prolétaires eux-mêmes n’est plus celui la croissance de leur nombre (cela deviendrait ingérable), mais bien de la reproduction de leur force de travail (définition du salaire pour la rationalité capitaliste). Il me semble que cela explique – ou au moins résonne avec – le point aveugle de l’idéologie libérale capitaliste, à savoir l’augmentation indéfinie de la démographie. La démographie est comme l’angle mort ou la « patate chaude » que se renvoient le Capital et l’État. Le premier ne se préoccupe que de profit et a pour fonction de produire de la croissance économique, le second aurait à gérer les conséquences sociales et la croissance démographique, qui ne manque pas d’accompagner ce mouvement. Mais personne ne sait ni ne dit jusqu’où cette démographie s’accroît et comment elle est « contrôlée ». En réalité, il me semble que la question démographique ne doit pas être éludée, mais que la responsabilité doit en être portée par le Capital…
[2] C’est en réalité une tendance de la biologie et de l’écologie contemporaine que de s’éloigner peu à peu d’une vision centrée sur l’individu, l’espèce ou le gène, au profit d’une vision basée sur la relation symbiotique. « L’histoire naturelle » est celle de la création et de la sélection de relations vivantes (cf. p.ex. A.Tsing).