Tous prolétaires ! De la prolétarisation des travailleurs à celle du vivant. (1/3)

Épisode 1 : la prolétarisation détisse les liens au monde

Nous revenons ici sur la notion marxienne de « prolétarisation » et nous déchiffrons ses avatars récents à travers les figures de la consommation, de la digitalisation et de la décarbonation. Ce sera aussi l’occasion d’un exercice d’auto-anthropologie par un « bobo ». Avec en toile de fond, la solidarité résistante du réseau des relations sociales et symbiotiques. Et un appel aux prolé-terriens !

Noone’s at home – Photo : ©martin_collette

Pour comprendre ce que produit le capitalisme, il faut revenir à la notion de prolétarisation, telle que Marx l’a définie. La prolétarisation, c’est tout autre chose que le prolétariat. Penser le prolétariat sans penser la prolétarisation, c’est se condamner aux errements de la social-démocratie. La gauche s’abîme alors dans les promesses anesthésiantes de la redistribution des miettes du capitalisme (qu’il s’agit donc de maintenir à flot) et de l’augmentation du « pouvoir d’achat » (c’est-à-dire du renoncement au pouvoir politique). On rêve à des idéaux frelatés comme l’allocation universelle et l’automatisation du travail. Pendant ce temps, la prolétarisation, elle, continue de gagner des sphères nouvelles de la société, du monde et de la vie. Mais commençons d’abord par le début…

Épisode 1. La prolétarisation détisse le monde.

La prolétarisation, selon Marx, ce n’est pas la lutte des classes mais ce qui, en sous-main, fabrique les classes et leur exploitation les unes par les autres. Décrire la fabrique des prolétaires humains, ce n’est donc pas, tout d’abord, opposer des exploiteurs et des exploités, des capitalistes et des travailleurs, tracer une frontière entre riches et pauvres à l’instant t. C’est commencer par dénouer les processus par lesquels chacun et chacune se trouve dépossédé de ce qui lui confère dignité, puissance d’action et statut relationnel dans une société et un environnement donnés.

« La conception capitaliste de la main-d’œuvre est une négation à la fois de la main et de l’œuvre. Défaire des symbioses et des socialités vivantes pour fabriquer des rouages machiniques. »

Marx décrit la première prolétarisation, celle qui fait basculer le monde dans l’ère industrielle. C’est la transformation des artisans en ouvriers, c’est-à-dire en chair à machine. Il s’agit d’une opération d’abstraction, opérée à vif sur l’humain : déraciner le travailleur, dévaloriser son savoir-faire, son tour de mains, pour le convertir en pur opérateur machinique, force de travail vectorielle. Défaire des symbioses et des socialités vivantes pour fabriquer des rouages. Ironiquement, la conception capitaliste de la main-d’œuvre est une négation à la fois de la main et de l’œuvre, de la compétence et de la fierté, une confiscation du travail non seulement comme production de bien, mais aussi comme manière de s’intégrer au monde en l’intégrant à soi. Il s’agit littéralement de défaire l’être relationnel des artisans. Nous devons donc révoquer cet euphémisme de « main-d’œuvre » pour parler plus justement de force de travail.

Car, à la rigueur, il s’agit moins de transformer les « travailleurs » en « prolétaires » que de créer « LE travailleur » comme type humain abstrait et interchangeable, dont la seule fonction est d’accomplir un travail, au sens physique du terme (W=F.d – travail = force exercée sur une distance). En prélevant ce travail et en l’enfermant dans un temps acheté et privatisé, le capitaliste extrait la puissance : P = W/t (travail par unité de temps). La productivité équivaut donc au gain de puissance obtenu lors de cette opération, qui se traduit dans l’accroissement financier du capital. Dans le langage de Deleuze et Guattari, le capitalisme naît historiquement et conceptuellement dans l’ajustement de la rencontre de deux flux devenus quasi abstraits : un flux d’argent et un flux de travailleurs, tous deux « déterritorialisés », c’est-à-dire débarrassés de leur sens et de leurs valeurs sociales, religieuses, morales, écologiques…[1] De leur rencontre naît un nouveau flux, celui des marchandises.

D’ailleurs, au départ, la prolétarisation est moins un choix industriel rationnel qu’une stratégie délibérée d’asservissement. On a ainsi pu montrer que la décision des industriels anglais d’adopter la machine à vapeur ne représentait pas un gain productif substantiel au moment où elle a été prise, mais qu’elle présentait l’avantage de déplacer le rapport de force en faveur des employeurs, en déracinant les ouvriers et en dévalorisant leur savoir-faire, en les arrachant à leurs modes de production coopératifs locaux et leur insertion dans des mondes vivants[2].

« L’invention » et la systématisation de la grève sera une réponse à cette nouvelle situation. Face à la massification et l’anonymisation du travail, il fallait faire appel à une massification et une anonymisation de la résistance. Bientôt, ces nouvelles dynamiques de luttes sociales vont déclencher des mouvements tectoniques au sein du capitalisme, qui recherche de plus en plus à faire son profit à l’extérieur, exploitant le hiatus entre l’Occident et le reste du monde, à travers la mondialisation des flux de marchandises. En Occident, ce mouvement produit la figure pacifiée du consommateur, au sein d’une société nimbée dans une intense illusion de bonheur, dont les brumes se dissipent aujourd’hui, laissant les consommateurs que nous sommes face à un monde dévasté.

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[1] In L’anti-Œdipe, Minuit, 1972. Sans doute faudrait-il aujourd’hui y ajouter un troisième flux, de matière et d’énergie, qui a été abstrait de la texture vivante du monde, et dont le destin est d’être converti en marchandises. Ce flux de « terre déterritorialisée » se révèle aujourd’hui à travers la crise environnementale. Il explique peut-être l’origine du fétichisme de la marchandise dénoncé par Marx, mais cette fois dans une visée bien moins matérialiste. Si l’on admet que le « peuple » (comme masse collective et confuse, non rationalisée, de nos sociétés et de nous-mêmes) possède une mémoire de ses attachements aux lieux, aux choses et au monde, le fétichisme peut alors être réinterprété comme la résurgence translationnelle d’un « sens du monde » ou d’un « animisme modernisé » : une relation au monde vivant qui cherche désespérément asile sur une nouvelle terre mais ne trouve d’autre ancrage que la marchandise elle-même - on songe ici aux passages énigmatiques de Walter Benjamin sur le kitsch onirique (« le dernier masque pour nous incorporer la force du monde disparu des objets »), texte qui a d'ailleurs inspiré le surréalisme. (Nous envisageons de publier prochainement un bref appendice consacré à cette question.)
[2] Jean-Baptiste Fressoz développe cette réflexion au sujet de l’adoption de la machine à vapeur par les industriels anglais : selon lui, leur choix est d’abord guidé par la recherche d’un rapport de pouvoir plus favorable aux capitalistes. L’énergie hydraulique, sûre, performante, et encore abondante, empêchait en effet les industriels de délocaliser leurs usines dans des grandes villes très peuplées, ce qui les obligeaient à loger et sédentariser leurs ouvriers, et surtout à négocier avec les travailleurs, ainsi qu’avec les autres usagers de la rivière. Il l’explique par exemple dans cette vidéo.