La restauration de la nature passe aussi par la restauration de notre sensibilité. Avec ses contraintes propres, la photographie argentique offre un chemin privilégié pour déconstruire notre regard et recréer une sensibilité aux paysages et à leurs dynamiques vivantes. Un chemin d’ombre et de lumière.

« Photographie » signifie étymologiquement « écrire avec la lumière ». La chimie argentique, surtout en noir et blanc, avec ses contrastes marquants et ses gris indistincts, le rappelle souvent cruellement à l’apprenti photographe. Car ce qui s’imprime sur la pellicule reproduit rarement l’imaginaire que notre regard projette sur le monde.
Ici, il ne suffit donc pas d’appuyer sur le déclencheur pour mettre en boîte une mémoire informatique des objets et des formes captées par notre regard, suivant les codes innés ou appris qui sont ceux de notre espèce et de notre culture.
À l’écart de l’utile et du beau, le regard se perd dans le flou de l’indécis, pour s’en remettre à la magie noire d’une obscure chimie d’argent. Qui sait ? Il en émergera peut-être, après révélation, un regard tout neuf pour rhabiller notre sensibilité diminuée…
La lumière pour déconstruire le regard
Nous sommes des chasseurs-cueilleurs, par la force d’une longue habitude évolutive. Notre vision est conditionnée à effectuer un découpage pratique de notre environnement. On y distinguer les obstacles et leurs contours, les sols et leurs irrégularités, afin d’assurer nos déplacements. On saisit les objets et animaux qui peuvent constituer des cibles, des proies ou des menaces potentielles. Il en va de la capacité ancestrale des humains à survivre et se nourrir. Une société angoissée par la possession et obsédée par la performance ne fait que l’accentuer.
La pellicule, elle, ignore ces objets et leurs contours. Elle ne « ressent » que la lumière (et parfois, la couleur), et marque, en creux, son absence. Développer l’œil photographique, c’est donc apprendre à déconstruire ou suspendre nos habitudes adaptatives, pour mieux saisir les jeux d’ombre et de lumière à la surface du monde, aller chercher les contrastes qui fabriquent la géométrie capricieuse des images argentiques.
Le cadre pour raconter les paysages
Déconstruire les structures figées qui conditionnent notre regard, c’est aussi s’extraire des schémas pavloviens qui imposent une beauté conventionnelle. Prendre ses distances avec un monde toujours déjà instagramé. S’il ne s’agit plus seulement de capturer un beau décor, comme on cueille un beau fruit ou comme on abat une proie fuyante, alors se pose la question de ce qui va orienter la composition de l’image.
Une fois apprivoisé le jeu de la lumière et des ombres, il nous reste à composer le cadre qui accueillera leurs ébats. Que place-t-on dans le cadre ? Que laisse-t-on hors champ ? Un dilemme constant pour le photographe… Au creux de ces questions, il y a une invitation à repenser le paysage, mais aussi à réapprendre à le lire.
La compréhension des paysages, nourrie par leur histoire naturelle et culturelle, apporte les clés de lecture qui permettront de construire un champ de forces à l’intérieur de l’image. Ici, les formes tracées dans l’espace d’anciennes pratiques agricoles ou minières. Là, la marque d’une gestion brutale ou, au contraire, d’une rébellion sauvage. Ici encore, des usages passés et présents entrent en compétition.
Autant de fragments d’histoire, pour installer la tension d’un drame sur la scène photographique. Secret et feutré, ou tragique et spectaculaire, le drame ouvre un dialogue entre l’histoire des humains à la spontanéité du vivant.
La profondeur de champ pour explorer le vivant
Enfin viennent les arbitrages qui entrecroisent la lumière et la focale. Ouvrir le diaphragme, c’est réduire la profondeur de champ. Donc prélever des formes et des courbes de plus en plus précises. Et rejeter le reste du monde dans un flou feutré, un tout indéterminé.
Dans la pénombre du sous-bois, l’enjeu est encore plus sensible. Ici, allonger le temps de pause peut rapidement entraîner un souci de netteté. Alors on ouvre et on laisse entrer le flou, produit des courbures multiples des lentilles. La question cruciale devient : quel est mon objet ?
L’attention se porte alors sur les structures et organes des végétaux. Leurs interactions avec le sol et leur voisinage. L’œil capte un rayon de lumière qui rebondit en traversant le feuillage. On isole la fleur offerte au soleil. L’insecte posé sur un pétale. Ici, tout près, les formes laissées par le lichen sur la pierre, ou les traces d’anciennes vies fossilisées. Là, les sinuosités qui s’impriment dans l’écorce, le tissage laissé dans l’aubier par les anciennes vascularités.
Tout autour : le fameux bokeh. Ce soyeux flou en dégradé semble nous dire : « Regardez, chaque chose dans le monde cherche à rejoindre le fond indifférencié d’un tout cosmique ».
Car la photographie n’est qu’un fragile prélèvement dans l’entrelac infini des formes et des relations vivantes. Une pellicule prélevée soigneusement…
Le temps du développement pour fabriquer une sensibilité
Il ne faudrait pas oublier le facteur temps. Entre la prise de vue et le tirage, ce sont des jours, parfois des semaines, qui s’écoulent. Ce temps n’est pas neutre. Il s’y installe dans notre conscience une boîte noire, à l’instar de celle qui enferme la pellicule. Quelque chose mature lentement dans cette boîte. À l’insu de notre moi.
Alors, lorsque l’image apparaît, elle n’est plus collée au moment et au lieu de sa capture, comme c’est le cas avec un smartphone ou un appareil numérique. Elle semble plutôt surgie d’un passé lointain et enfoui, comme une mystérieuse réminiscence, non dénuée d’une saveur d’inédit, une image surgie du passé, dont on n’est plus très sûr de savoir si elle émane d’un moment vécu ou d’un vieux rêve planté en nous par des rites ancestraux. Dans cette étrange latence, une sensibilité fermente, une culture se réinvente.
Nous devenons soudain spectateurs et spectatrices de nos propres photographies, qui nous paraissent étrangères au flux de notre quotidien. C’est dans cette étrangeté, dans ce moment de redécouverte, que nous pouvons être témoins d’une nouvelle manière de voir, lentement instillée en nous.