Recul de la protection du loup : notre incapacité à faire sa place au vivant

Le 3 décembre dernier, les loups ont perdu leur statut d’espèce strictement protégée en Europe. C’est le résultat de conflits réels et de craintes ressenties, au sein d’un monde de plus en plus anthropisé qui ne parvient plus à faire sa place au vivant. Pourtant, l’histoire des loups et des humains cache bien des secrets et complicités derrière ces incompatibilités dramatisées.

Canis Lupus : Blanc ou Noir ? ©M_Collette

Ne soyons pas naïfs. Les loups posent de véritables défis. D’abord et avant tout à des secteurs minorisés et précarisés dans notre société : le petit élevage et l’élevage ovin, peu industrialisés et économiquement fragiles.

Il ne s’agit donc pas simplement de hurler contre le déclassement du statut de protection du loup. Car ce déclassement n’est pas seulement la « faute » de lobbies sans scrupules et de politiques sans courage. C’est une défaite générale de notre capacité à imaginer et organiser un monde dans lequel activités humaines et vie sauvage se croisent et se mêlent sans se détruire. C’est cette incapacité qu’il faut questionner.

Qui est un loup pour qui ?

Ironie de l’histoire, la triste sentence du philosophe Thomas Hobbes – L’homme est un loup pour l’homme – n’a jamais été d’une actualité aussi forte que dans cette société brutalement libérale et conflictuelle. Placée à la base de notre pensée politique moderne, cette maxime est pourtant profondément erronée, quand on la saisit dans le contexte plus général du lien qui nous unit aux autres espèces. À titre d’exemple, l’agriculture s’est construite durant des siècles sur un réseau de mille alliances minuscules entre les humains, les plantes, les pollinisateurs et les prédateurs auxiliaires. Un monde d’entraide qui s’effondre aujourd’hui sous les assauts d’une logique simplificatrice, obsédée par les rendements et la monoculture.

« si l’homme est un loup pour l’homme, doit-il être un loup pour le loup ? »

Alors posons la question : si l’homme est un loup pour l’homme, doit-il être un loup pour le loup ? Pour aborder cette question, notre point de départ sera le succès phénoménal du chien, devenu à l’instar du smartphone, la compagnie incontournable de nombreux jeunes gens.

Une histoire entre chien et loup

Or, ce triomphe du chien est aussi celui du loup. Chien et loup appartiennent à la même espèce (Canis lupus), dotée d’une capacité unique à se glisser dans nos pas. Depuis des temps immémoriaux, le loup a su se faire homme parmi les hommes, et faire de l’homme un loup parmi les loups. Il nous a lancé l’appel : « Accueille-moi dans ta tribu et je t’accueillerai dans ma meute ». Et nous sûmes saisir cette chance. « Chien » est le nom de ce pacte.

Dès la préhistoire, les loups s’adaptent aux méthodes de chasse et aux habitudes de vie des humains, tout en leur apportant leurs capacités physiques et leur flair hors norme. La coopération finira par transformer le loup en un corps professionnel de la société humaine : chiens de traque, de protection, de berger ou d’aveugle. Toujours la même capacité à étendre le lien de meute, réduit aujourd’hui à un lien d’amour personnel entre maître et animal.

Le loup dit : « accueille-moi dans ta tribu et je t’accueillerai dans ma meute ». « Chien » est le nom de cette alliance.

Le retour du loup sous sa forme sauvage prend cette histoire à revers. Depuis quelques années, l’espèce montre une capacité remarquable à s’étendre, utilisant nos voies de communication et pillant nos pâtures. En bon opportuniste (anthropomorphe, de ce point de vue), le loup préfère dévaliser ces garde-manger à ciel ouvert que de s’épuiser à courir le gibier. Il prospère suivant notre logique, comme le font les espèces dites « invasives »1. Ainsi, paradoxalement, c’est l’homme qui nous dérange dans le loup – son aisance à trouver sa place dans un monde où le sauvage n’a plus sa place.

Un monde de symbioses

Cette double histoire du chien et du loup nous montre deux facettes d’une histoire plus grande encore. Depuis l’origine de la vie organisée, et jusque dans nos moindres cellules, nous dépendons de symbioses profondes et variées (saviez-vous que nous respirons grâce à des bactéries « apprivoisées »2 ?), dont nous faisons partie et qui font partie de nous. La plupart du temps, nous ne les voyons pas, ou nous en percevons seulement les contre-exemples inaboutis, comme les parasites et microbes pathogènes. Pourtant, même ceux-ci font partie de cette grande histoire co-évolutive tissée de rencontres et d’adaptations, de drames et de réussites (les virus ont constitué une bonne partie de notre ADN). Le loup paie aujourd’hui cette cécité mentale, et l’oubli de nos dépendances multiples.

Alors, une dernière fois, reposons la question. Le loup est-il l’ennemi des humains ? Ou le compagnon de nos propres destructions ? A moins qu’il ne soit le révélateur de nos inconséquences ? Et enfin : le laisserons-nous être la dernière victime de nos inconséquences, comme le seront nos propres enfants ?

La réponse dépend (encore) de nous…

Etymologie des fauves ©M_Collette

  1. Cf. Anna L Tsing, Proliférations (2022). ↩︎
  2. La biologiste Lynn Margulis a tôt vu ce rôle vital des endosymbioses. Et dès les années 70, son comparse James Lovelock avait établi le rôle crucial des écosystèmes et des microorganismes dans la stabilité atmosphérique (L’hypothèse Gaïa, 1978). ↩︎