Le pouvoir des idées

Petite philosophie de la création sociale. Nous décrivons ici trois formes sociales de la puissance : statuts, fortunes et idées. Des outils pour créer du collectif et allumer le changement ?

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Tout part du concept de puissance. Celle de Spinoza, qui n’a d’autre objet que de s’éprouver elle-même en actualisant l’être, en se signalant par une libération de joie (il faut imaginer la joie lente et placide des montagnes en formation !). Celle de Nietszche aussi, « volonté de puissance » ou « volonté de volonté » : la vie se poursuivant elle-même dans une danse créatrice, en perpétuel déséquilibre, inventant ses mouvements au rythme des facéties du destin.

Telles sont les images – philosophiques et existentielles – d’une puissance originaire, qui surgit dans l’innocence et se consume dans la jouissance, indifférente aux souffrances qu’elle ne pourra éviter d’infliger : à ce qui lui fait obstacle, comme à celles et ceux qui en font l’épreuve et chevauchent sa tempête.

En termes ontologiques, la puissance s’éprouve dans son actualisation, c’est-à-dire dans le passage à l’acte de l’être, déroulant derrière lui le cortège passé des possibles réalisés (la « réalité »). Autour de ces foyers d’émergence, on voit alors s’agiter les contours fragiles et mouvants des différentes formes de la vie : espèces, individus, sociétés. En termes théologiques, le monde est Création immanente. Spinoza encore : « Dieu, c’est-à-dire la nature ».

Pour être moins aride et métaphysique, rappelons simplement que « puissance » signifie « pouvoir être ». Ou : « être déjà » sans déjà « avoir été ». L’idée d’une imminence ou d’une insistance à être est ici essentielle, sans quoi on pourrait dire de que tout ce qui n’est pas ou n’est pas encore, que cela est en puissance. Il n’y aurait alors aucun enjeu, aucune urgence, pour les humains et pour aucune autre forme vivante, à se trouver là où les choses vont se produire. Autrement dit : la puissance se tapit au croisement du possible, de l’être et du temps.

Le pouvoir est une dégradation de la puissance

Cette force de création vitale, quête d’intensité et de réalité maximale, la société a pour fonction de la mobiliser dans une force collective et coordonnée, mais aussi de la tempérer en la confinant dans des états métastables, qui permettent à ladite société de revêtir une apparence de persistance pacifiée. Ces deux fonctions sont évidemment contradictoires, et leurs nombreuses configurations – de tension et d’équilibre instable – résultent dans la combinatoire quasi infinie des formes sociales que nous connaissons à travers l’histoire et le monde[1].

De cette double contrainte, il découle que la puissance s’exprime en société sous des formes « dégradées ». De manière générale, on dira que ces formes amoindries, dévitalisées, de la puissance, sont des « pouvoirs ». Un pouvoir peut être vu comme un ralentissement, comme une quantification ou comme une fragmentation de la puissance. En effet, il existe plusieurs modalités de dégradation de la puissance en pouvoir, plusieurs manières d’exprimer la puissance vitale et de jouir de son actualisation dans les limites et les contraintes imposées par la société. Et en tout cas, la cristallisation d’une forme du pouvoir implique une perte dans la puissance dont il émane. Il s’agit là d’un axiome nécessaire et absolu, qui accompagne la socialisation de la puissance. Le prix payé pour en faire un objet social et couler le fond incandescent de l’être dans la forme refroidie d’une institution.

Les trois formes sociales de la puissance

C’est en partie sur la base d’une expérience personnelle et professionnelle que j’ai choisi de présenter une typologie des formes sociales de la puissance. Elles correspondent notamment à trois facteurs principaux de la création de projets collectifs à vocation transformatrice.

1. Le statut – ou la puissance dégénérée

Tout d’abord, le pouvoir peut se concevoir comme un ralentissement de la puissance. Or, si ce ralentissement était infini, la puissance serait tout simplement arrêtée et la société se coulerait dans l’immobilité absolue d’un organigramme équivalant à ses rapports hiérarchiques. Ainsi, dans sa forme la plus ralentie, la puissance se cristallise dans des positions de pouvoir – des statuts.

À la limite, la personne qui occupe le statut devient un simple opérateur du pouvoir logé dans ce statut. Autrement dit, l’efficace du pouvoir repose dans la fonction, non dans la personne. Dans les faits, on cherchera un minimum d’adéquation vitale entre la fonction et celle ou celui qui l’occupe. D’un roi, on attendra par exemple qu’il soit énergique, éloquent et brave. Le détenteur du statut possèdera ainsi des attributs de la puissance, mais ce n’est pour ainsi dire qu’en surplus et par coïncidence.

Inversement, les personnes recherchant à occuper les statuts de pouvoir trouvent généralement leur joie dans son exercice. Donner des ordres, vaincre des concurrents, rabaisser des opérateurs de rang inférieur : toutes ces velléités confèrent une joie associée à l’exercice du pouvoir. Ce n’est plus la joie innocente de la puissance qui actualise des possibles. C’est une joie par procuration. La joie opportuniste, narcissique, méchante, de celle ou celui qui occupe le lieu où la puissance s’actualise et se laisse éclabousser par elle dans un statut.

« l’opérateur du statut de pouvoir n’en est pas la source, ni même le véritable porteur, mais seulement un occupant

Donc, l’opérateur du statut de pouvoir n’en est pas la source, ni même le véritable porteur, mais seulement un occupant circonstanciel du lieu d’actualisation sociale de la puissance. S’il en est bien un acteur, c’est au sens du comédien qui tient son rôle, qui mime le passage à l’acte et les postures de la puissance. Gloire, bravoure, cruauté…

Cette forme de la puissance est dégénérée, parce que l’origine a été perdue et remplacée par une fausse origine, qui s’incarne dans le statut. Le fait qu’une personne occupe ce statut, avec plus ou moins de conviction et de panache, ne fait qu’y ajouter une couche de décorum, même si ce décorum anime l’ensemble du corps social et le fait vibrer parfois à l’unisson. Y compris dans sa forme la plus typique, la noblesse, le pouvoir statutaire est dégénéré. Certes, la noblesse tire son statut d’une origine « personnelle » de la puissance : ainsi, dans les mythes archaïques, le noble descend d’une lignée issue d’un ancêtre fondateur, conçu comme un dieu d’où jaillit la source vitale du corps social. Mais si le noble tient son statut de sa naissance, donc de ses gènes, on s’éloigne à chaque génération de cette supposée pureté originaire. Et l’histoire est pleine de ces rejetons au sang corrompu, qui détruisent les sociétés par leur vice et leur bêtise.

2. L’argent ou la puissance disqualifiée

Ces derniers siècles, l’actualisation sociale de la puissance s’est massivement déplacée dans un système financier, au point de produire des concentrations gigantesques de puissance socialisés sous la forme d’acteurs financiers. Sans aucun doute, être riche, et l’être immensément, confère un pouvoir qui surpasse celui de nombreux chefs d’État.

À la différence du statut hiérarchique, la formation du pouvoir financier ne se laisse pas décrire comme un ralentissement, la richesse devant être mobile (c’est d’ailleurs ce qui définit le capital qui renvoie étymologiquement au nombre de têtes de bétail que l’on possède). La dégradation de la puissance trouve ici une nouvelle modalité, non plus par ralentissement mais par quantification.

Les actualisations de cette richesse quantifiée reposent sur des transactions financières, qui prennent aujourd’hui une ampleur nouvelle parce qu’elles privatisent des éléments autrefois statutaires de la société – comme l’hospitalité, le sport ou encore l’information : des milliardaires achètent ou créent des médias qui sapent ou diluent le statut de vérité attaché à la vieille fonction de journaliste.

« Lorsqu’on dit que M. Trump est un président transactionnel, on dit en réalité qu’il donne au pouvoir politique la forme de l’argent.

De ce point de vue, Trump accomplit l’opération ultime de la monétarisation des instances sociales. C’est même une sorte de rituel tragique et grandiose. Lui qui occupe la position de pouvoir la plus élevée qui soit, ne cesse en effet de « liquéfier » son statut, en multipliant les déclarations contradictoires, les contre-vérités manifestes, les insultes et les incohérences, annulant le lendemain ce qui a été fait la veille, Ce faisant, Trump ne désacralise pas la fonction présidentielle, il la liquéfie. À travers un torrent communicationnel, maintenant sous tension un champ attentionnel saturé, c’est une forme liquide du pouvoir qui est produite, dont le cours fluctue chaque jour, à la façon des mouvements boursiers. Chaque parole et chaque acte présidentiel prend la forme d’une émission d’actions ou de monnaie, d’un achat ou d’une vente d’actifs.

Lorsqu’on dit que M. Trump est un président transactionnel, on dit en réalité qu’il donne au pouvoir politique la forme de l’argent. Dans ce mouvement global, les sondages sont au social ce que l’argent est au pouvoir : sa forme liquide. Symptomatique à cet égard fut le lancement d’une monnaie virtuelle à l’effigie du président, le jour même de son investiture. Ainsi culmine l’avènement de l’argent, longtemps conçu comme un gain social marquant le passage d’une société de statut nobiliaire à une société de mérite pécuniaire.

Mais pourquoi parler de puissance disqualifiée ? L’argent, cette forme mobile et dynamique du pouvoir, ne conserve-t-elle pas l’essence même de la puissance, qui est mouvement d’actualisation perpétuel ? C’est là l’erreur des penseurs libéraux, qui célèbrent le règne de l’argent comme celui de la liberté et de la créativité.

En réalité, l’écoulement de la puissance sous une forme purement quantitative implique la perte d’un caractère essentiel de l’actualisation : l’émergence de qualités. Chaque actualisation engage une création nouvelle, introduisant une différence dans le champ du réel. C’est ce que vise Nietzsche à travers son concept d’aristocratie artiste. Et c’est ce qu’on retrouve chez A.N. Whitehead à travers une métaphysique qui place Dieu comme Créativité au cœur de la réalité.

Sans doute, pendant un temps, l’argent n’a pas été une entrave insurmontable à la création de nouvelles formes sociales. Mais avec l’avènement de méthodes d’intelligence et de calcul qui entendent prévoir, puis quantifier, chaque mouvement du corps social, la logique de quantification financière finit par saturer tout l’espace social, ne laissant pratiquement aucun interstice pour l’émergence de nouvelles formes collectives. Peut-être est-ce là la véritable et l’ultime menace qui pèse sur la démocratie, et plus généralement, sur la forme politique du social ?

3. Les idées ou la puissance disséminée

Il nous reste à examiner une dernière modalisation. On la tiendra pour la forme la plus désirable et la plus digne du pouvoir, en évitant toutefois de l’idéaliser, et d’ignorer que cette troisième hypostase nécessite les deux autres pour atteindre l’actualisation pleine et entière.

Les idées (puisque c’est d’elles qu’il s’agit) ne sont pas une forme dégénérée de la puissance parce qu’elles conservent de celle-ci le potentiel d’actualisation pur, c’est-à-dire sa capacité (et son urgence) à créer une différence dans le réel. Elles n’en sont pas davantage une forme disqualifiée puisque chaque idée porte en elle une singularité, une manière inédite de voir le monde et d’y prendre part. Autrement dit : chaque idée apporte sa propre évaluation du monde, crée sa propre monnaie, à sa propre effigie, et ne peut donc être réduite à une échelle de valeur préexistante.

« les idées témoignent du pluralisme irréductible des possibilités et des perspectives sur le monde

Les idées ont certes un aspect quantitatif, du fait qu’elles existent nécessairement au pluriel. Mais elles ne sont pas des quantités. Elles ne s’additionnent pas, elles se multiplient plutôt, chaque idée apportant un point de vue sur les autres. Ainsi, les idées témoignent du pluralisme irréductible des possibilités et des perspectives sur le monde. Le sens de ce pluralisme n’est pas que tous les points de vue se valent (comme autant de « vérités alternatives ») ; mais bien la conviction que le monde s’enrichit de la pluralité des perspectives qui s’y entrechoquent sans se détruire.

Cependant, les idées sont spécifiques et dispersives. Spécifique car, comme les espèces, elles manifestent une forme définie et limitée de la puissance vitale. Dispersives car, à l’instar des graines végétales, elles répandent des embryons de puissance encapsulée. Cette combinaison impriment aux idées un caractère de « dissémination »*.

« Les idées ne nous appartiennent pas. C’est même le contraire : c’est nous qui leur appartenons.

À la différence du pouvoir de statut, qui tend à se décalquer sur une personne, et au contraire du pouvoir financier, qui tend à s’agglutiner en quantités de propriété financière, les idées sont par définition discrètes et impersonnelles. Les idées ne nous appartiennent pas. C’est même le contraire : c’est nous qui leur appartenons. Elles sont une épreuve qui nous traverse, une invitation à la possession, une tempête dont il faut saisir la crinière et qu’il faut chevaucher, dans une épreuve dansante qui conduit souvent à l’épuisement. Le « créateur » d’idées est donc avant tout un réceptacle, à la façon du chamane amazonien, dont l’étrange pouvoir est toujours latéral et entre en dissidence à l’égard de la chefferie et du patrimoine.

Avoir une idée, c’est vivre intensément le passage de la puissance à l’acte. C’est s’engager dans ce temps suspendu de l’imminence. Dans ce pressentiment aigu de ce qui advient avant même d’être sensible. C’est prendre la roue du sprinter dans la ligne droite qui mène à l’actualisation et participer à la création continue du monde. Une agitation ontologique s’empare alors de l’âme : les idées sont des pressentiments inquiétants. L’inquiétude ne vient pas du caractère menaçant de l’actualisation. Mais du risque de manquer la rencontre avec le réel. Ce risque, c’est celui que l’idée demeure à jamais un possible inactivé, une promesse non tenue.

Il ne s’agit pas de tomber dans un romantisme des idées. Les tentations du pouvoir et de la fortune se pressent inlassablement au seuil de nos cœurs. Les idées peuvent être perçues comme des émanations personnelles, voire des possessions individuelles. Le « créateur » revendiquera un statut spécial ou monnayera ses créations. Il le fera toujours, forcément, à un degré ou un autre. Il y est forcé. Et la société s’efforce de mesurer, orienter et trier les idées selon leur degré de complaisance ou leur potentiel commercial. Lutter contre ces tendances implique d’ajouter une nouvelle dimension à cette réflexion : la pleine considération du caractère collectif et relationnel des sociétés.

Les relations, premières ou secondes ?

En somme, les idées transportent des éclats de puissance pas encore pleinement actualisés. Elles sont de la puissance différée. Et leur différance – pour reprendre le mot de Derrida – prend ici le double sens d’un « différé » : un retardement de la libération de la puissance. Telle la graine, qui transporte une plantule déjà différenciée et singulière, mais qui ne s’actualisera pleinement qu’à la germination, lorsque la graine trouvera son milieu. Car les idées, comme les graines, ont besoin d’un milieu, elles ne s’attendrissent et ne libèrent leur potentiel que dans le bon humus. Ce substrat est proprement « le social ». Il ne s’agit pas d’une métaphore : le social est une forme parmi d’autres de milieu vivant. Il y a une écologie du monde social, une biologie des êtres sociaux. Le social est naturel. Pour conclure cette petite réflexion, nous devons donc aborder brièvement la question des relations.

Il est donc essentiel de ne pas réduire les idées à leur source individuelle, mais bien de les envisager dans le tissu des relations qui permettent, favorisent ou compliquent leur dispersion et leur germination. Il s’agit donc maintenant de reconnaître – avec gratitude – combien les idées sont redevables à la foi, à l’attachement, à l’attention et à l’affection de celles et ceux qui accompagnent leur émergence.

On l’a dit d’emblée : les formes sociales de la puissance sont frappées d’une instabilité constitutive. Le théâtre infini des drames et des relations humaines est la manière dont cette instabilité se raconte chaque jour dans nos vies. Cet intense tissu relationnel, qui bouillonne autour des formes sociales en devenir, est le visage quotidien de l’ontologie sociale. Cette agitation est ce qui continue de résister aux efforts de domination, malgré les puissants dispositifs technologiques destinés à contrôler et minimiser ces interactions.

Statuts, fortunes ou idées : à tout moment, ces formes de pouvoir sont prises dans des tissages de relations, et d’avance, elles sont traversées et feuilletées par ces multiplicités connectées. Loin de nous l’idée d’en dresser un portrait idyllique ou moralisateur. Haine, envie, vengeance, admiration, trahison… : voilà les couleurs que prennent le plus souvent À l’évidence, la puissance sous ses trois formes socialisées teinte les relations humaines qui entourent les rôles sociaux…

Ce qu’il convient de dire, avant de refermer cette réflexion, c’est que ces relations ne sont en aucun cas accidentelles. Elles préexistent en droit aux mille facéties de la vie sociale, autant qu’aux nombreuses transactions qui opèrent au voisinage des actualisations de puissance. Avec bonheur, A.N. Whitehead utilisait le terme « société » pour décrire cet aspect métaphysique de chaque entité, même la plus triviale, par lequel elle condense en soi des relations avec d’autres entités, si bien que chaque être devient un « nœud » qui se forme au point où convergent les relations qui le relient aux autres.

Admettre cette primauté des relations implique au moins deux choses. D’une part, il faut une éthique proprement politique. Admettre que le mouvement, la dissidence, la différence, priment sur le statut, la fortune ou le talent, c’est accepter de remettre sans cesse en jeu toutes les formes du pouvoir. Les idées, parce qu’elles peuvent se partager sans nous départager (sauf à les réduire à des questions de droits d’auteur), offrent une voie royale pour cultiver cette primauté. D’autre part, il faut cultiver ascèse de l’idée. Car donner leur chance aux idées et accroître leur potentiel collectif, c’est se rappeler aussi souvent que nécessaire qu’elles ne nous appartiennent pas, qu’elles ne se laissent pas approprier, qu’elles valent plus que la gloire fugace qu’on peut en tirer.


[1] Par simplification, on dira que ces deux tendances s’affrontent dans le combat du libéralisme et du socialisme, le premier prétendant libérer totalement la puissance créatrice des humains en minimisant les besoins de stabilité du social, le second souhaitant assurer la pacification totale en minimisant les disparités chaotiques des actualisations de puissance. Dans un cas, l’erreur est de loger toute la puissance dans l’individu. Dans l’autre, l’erreur est de penser que la puissance peut être domptée dans des formes prévisibles ou constantes.