Au fil de nos recherches, l’espace grec archaïque se dévoile dans une tension entre plan d’immanence nomade et centres « d’émanence » locaux. Cette fois, cette composition duale de l’espace se révèle à travers les occurrences du végétal dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode. Un texte qui dissimule peut-être aussi de la « magie politique » et nous interroge en questionnant la valeur du travail.
« Les travaux et les jours » (T&J) est une diatribe adressée par Hésiode à son frère Persée, qui l’a spolié de sa part d’héritage. L’ensemble du texte passe pour une exhortation à adopter une vie simple et juste, en se gardant des excès de l’hybris et de l’envieuse avidité qui conduit au conflit et à l’injustice. La figure de la vie droite et modérée, c’est le laboureur besogneux, résigné à son sort, qui exécute scrupuleusement et soigneusement les tâches nécessaires pour assurer sa subsistance, tâches qui sont énumérées dans T&J. Deux récits d’origine, le mythe des races et celui de Pandore, apportent successivement une justification à cette condition humaine qui voue les hommes aux rudes travaux des champs. Si ce texte de moraliste est avant tout centré sur la litanie des tâches agricoles qui rythment le temps cyclique des saisons, il comporte pourtant une série d’éléments qui intéressent notre recherche sur l’espace antique. C’est par une discussion de quelques-uns des nombreux passages renvoyant au monde végétal que je tâcherai d’esquisser quelques grands traits de cet « anthropospace » propre à la Grèce ancienne, dans le sillage d’autres recherches récentes : sur le foyer grec, la déesse Hestia et leur lien discret à l’arbre comme topos archétypal (Le sens du foyer) ; sur l’espace sauvage, son extériorité et son lien aux lisières, domaine de la déesse Artémis (Nature, limites et pandémies : la colère d’Artémis).
À propos du vers 145 dans Les travaux et les jours
Lorsqu’il évoque la troisième race humaine créée par Zeus, la race de bronze, Hésiode mentionne que celle-ci est « née des frênes » (1). Pour Jean-Pierre Vernant, cette remarque ne demande guère d’élucidation, le frêne étant, comme le bronze, associé à la guerre, en particulier parce que son bois dur est apprécié pour la fabrication d’armes offensives telles que les javelines (2). Et en effet, la race de bronze est décrite par Hésiode comme une race d’hommes ivres de combats, dévouant à la destruction leurs bras puissants et leur cœur insensible. Terreur et violence sont la démesure propre à cette troisième race, bardée de bronze et armée de frêne. Cependant, la phrase d’introduction du paragraphe consacré à la race de bronze, aux vers 143-145, comporte une tournure particulière qui rend quelque peu ambigüe l’allusion à cet arbre élancé. La traduction de Paul Mazon en reflète assez fidèlement la construction :
« Et Zeus père des dieux créa une troisième race d’hommes périssables, la race de bronze, bien différente de la race d’argent, fille de frêne, terrible et puissante. »
D’après cette traduction, la mention « fille de frêne », en incise, pourrait semble-t-il être aussi bien attribuée à la race d’argent. C’est d’ailleurs ce qu’il m’avait semblé tout d’abord, parce que cela corrobore un autre passage ayant retenu mon attention, aux vers 130-131, à propos cette fois des hommes de l’âge d’argent.
« Pendant cent ans, l’enfant était nourri par sa mère et croissait dans sa demeure » (trad. Leconte de Lisle)
Dans le sillage d’une hypothèse « dendro-topologique » sur le foyer grec et sa déesse tutélaire Hestia (à lire dans Le sens du foyer), cette description de l’enfance des hommes de la race d’argent évoque pour moi une forme d’identité ou de filiation lointaine entre les arbres et ces hommes mythiques. C’est en effet une particularité du cycle de vie forestier des arbres que de garder très longtemps une taille chétive du fait d’une croissance lente à l’ombre de leurs aînés. Mais que l’on attribue l’ascendance du frêne à la race de bronze ou à la race d’argent, il semble que l’une au moins de ces deux races d’hommes – et peut-être les deux – portent la trace d’une lointaine filiation entre les arbres et les hommes. Nous y reviendrons plus loin.
Hypothèse des deux autochtonies
Cette ascendance dendrologique n’est pas sans évoquer les mythes d’autochtonie, qui ont une certaine importance dans le monde antique. Observant que la race de bronze (au contraire de celle d’argent) ne connaît ni enfance ni vieillesse, Vernant souligne combien « L’analogie est frappante avec les mythes d’autochtonie, où les Gegéneis (Géants), jaillissant de terre, se présentent (…) comme des adultes, déjà tout formés, tout armés, prêts au combat » (ibid.). Or il faut ici noter que les mythes d’autochtonie peuvent prendre deux formes. L’une, vitaliste, évoque des hommes nés de la terre à la manière des arbres – ou à partir de ceux-ci. On la retrouve notamment chez certains peuples de l’Italie préromaine (3). L’autre est conçue sur le modèle du potier, avec un mélange de terre et d’eau auquel un Dieu céleste donne la vie. Je suggère ici l’hypothèse, qui demeure entièrement à vérifier, que ces deux formes d’autochtonie ont un rapport fondamentalement différent à la terre et à l’émergence anthropologique, et peut-être des origines ethnoculturelles et éco-géographiques distinctes.
(A) L’autochtonie potière serait davantage liée aux sociétés à tendance despotique et monothéiste ou hénothéiste, dans des zones quasi-désertiques (notamment au Proche-Orient). Les récits de démiurgie potière font en effet appel à un Dieu suprême dont jaillit toute vie animée, et qui insuffle cette vie dans un mélange inerte de terre et d’eau (terre sans vie telle celle épuisée par le labour, mais aussi brûlée par la sécheresse et lessivée par les inondations, qui hantent les récits d’origine et menacent régulièrement les États antiques). On la retrouve chez Hésiode dans le mythe de Pandore, juste avant le mythe des races. Nous en reparlerons.
(B) L’autochtonie dendrologique ou forestière renverrait au contraire à une terre elle-même porteuse de vie et d’auto-organisation, et ainsi sans doute à une ancienne religion naturaliste païenne, en particulier dans les régions tempérées (cf. l’hypothèse d’une religion des arbres chez les Celtes). On en trouve une trace intéressante dans le monde romain, avec l’ambiguïté du mot « lucus », signifiant à la fois « bois sacré » et « clairière ». Dumézil (4) suggérait déjà que cette ambiguïté était le résultat d’une transition oubliée entre les sociétés forestières du Latium, qui tenaient les arbres pour des puissances spirituelles ou tutélaires, et une civilisation agricole et conquérante, installée dans l’ouvert, où les forêts ne forment plus que des îlots opaques, conservant néanmoins la trace de ce passé forestier sous la forme d’une inquiétante et indéfinie présence divine.
Avec cette autochtonie végétale, c’est une autre humanité qui est ici en jeu, née de l’humus et inscrite dans un cycle de vie et un paysage tissés d’interdépendances écologiques. Autopoïèse contre Création. Co-émergence contre prééminence. Et deux spatialités radicalement différentes s’opposent ainsi. (A) L’une se projette depuis le ciel culminant sur des étendues homogènes et planes, à cultiver ou à contrôler, à découper en champs aux sillons bien droits, à mesurer et arpenter, pour en régler l’appropriation et en faire le partage entre les hommes et les nations. (B) L’autre est parcouru par les devenirs multiples d’un processus en perpétuelle composition-décomposition, dont le relief vivant se forme et se déforme au fil des vies qui s’entrelassent, dont le tissage inversé de Pénélope, refusant aux prétendants de prendre racine dans Ithaque, fournit une image assez révélatrice. Espace tissé contre espace strié. Espace d’alliance entre humains et non-humains contre espace de souveraineté divine et royale.
Mythe des races et puissances terrestres
Donc, les races d’argent et de bronze, utilisées par Hésiode pour dénoncer les dangers de la démesure, de l’hybris, semblent faire signe au-delà de la fonction morale du mythe, vers des formes culturelles et cultuelles très anciennes, plus proches des puissances naturelles que ne l’est encore la Grèce archaïque d’Hésiode. Cette interprétation pseudo- ou para-historique est certes inorthodoxe en regard d’une lecture structurale stricte, mais elle ne peut être complètement ignorée, ne serait-ce que parce que ces deux races sont encadrées par deux autres, la race d’or et celle des Héros, qui ont quant à elles une inscription temporelle incontestable. La race d’or est celle des premiers hommes, donc du temps originaire, et elle fait écho aux hommes du mythe de Pandore, ceux d’avant que la vengeance de Zeus ne s’abatte sous forme d’une créature femelle déversant les peines et les fléaux sur le monde des hommes. Quant à la race des Héros, elle est naturellement celle des fondateurs historiques, ces guerriers conquérants qui ont vaincu Thèbes et Troie, comme le souligne Hésiode lui-même. Elle est donc originaire en un autre sens et renvoie à une réalité avérée, bien que devenue légendaire à l’époque d’Hésiode : l’effondrement de plusieurs civilisations, dont la civilisation mycénienne, vers 1200 avant l’ère chrétienne, et le x d’une nouvelle vague de peuplement, par ceux qu’Homère nomme les Achéens.
Or, les trois races « préhistoriques » – or, argent, bronze – sont effectivement attachées à la terre par un vitalisme local et végétal. Selon Hésiode lui-même, ces trois générations de métal ont en effet fourni, après leur disparition, le contingent des démons et génies qui peuplent la terre et le sous-sol. Les hommes d’or deviendront des divinités, « les bons génies (daimones) de la terre, gardiens des mortels, dispensateurs de la richesse » ; ceux d’argent seront des « génies (malakès) inférieurs », « que les mortels appellent les Bienheureux des Enfers, mais que quelque honneur accompagne encore » ; la race de bronze, enfin, rejoindra « le séjour moisi de l’Hadès frissonnant, sans laisser de nom sur la terre ». Si seuls les premiers sont honorés nommément comme des dieux, les trois générations fournissent donc le contingent des divinités, génies et esprits qui habitent et animent la terre et ses cavités profondes, évoquant peut-être d’anciennes et vagues formes religieuses de cultes rendus aux puissances naturelles.
« C’est bien la structure de production écologique des forêts, avec son caractère populeux et autosuffisant, qui semble dominer la matrice alimentaire de l’âge d’or »
On cherchera en vain dans le texte l’indice d’un lien direct entre la race d’or et une hypothétique religion antique des arbres. On peut cependant relever quelques tournures liées à une écologie végétale, forestière et humique. Celle-ci notamment, concernant la race d’or : « la terre fertile produisait d’elle-même et en abondance ; et, dans une tranquillité profonde, ils partageaient ces richesses avec la foule des autres hommes irréprochables » (trad. Leconte de Lisle). C’est bien la structure de production écologique des forêts, avec son caractère populeux et autoalimenté, qui semble ici dominer. Et quel autre vivant que l’arbre incarne mieux cette « tranquillité profonde » évoquée par le poète ? Il faut y ajouter l’idée d’un retour à l’humus, qui suit immédiatement au vers 121, et qui vient clôturer le cycle forestier de l’âge d’or : « Depuis que le sol a recouvert ceux de cette race, ils sont (…) les bons génies de la terre ». Un autre élément descriptif peut rapprocher la race d’or des arbres majestueux : « la vieillesse misérable sur eux ne pesait pas ; mains, bras et jarrets toujours jeunes », puis : « Mourant, ils semblaient succomber au sommeil ». Voilà pour la race d’or et son hypothétique berceau forestier.
La mauve et l’asphodèle, ou la cueillette transformatrice
La présence d’une terre fertile, qui produit et nourrit sans travail, est partagée par la race d’or avec celle des Héros, lorsque ces derniers rejoignent, après la mort, leur séjour paradisiaque méritoire sur l’Île des Bienheureux. Alors, dit Hésiode, « la terre féconde leur donne ses fruits mielleux ». Ainsi se clôture un cycle, de la terre originaire à la terre insulaire, entre le paradis perdu des premiers hommes et l’éden des justes. Bien que ce paradis soit essentiellement mythique, il ne laisse pas d’évoquer le célèbre livre de Marshal Sahlins et son titre alors provocateur : « Âge de pierre, âge d’abondance ». Car il semble bien, à la lecture du texte hésiodique, qu’avant que Zeus eût caché aux hommes leurs moyens de subsistance, la cueillette était le bien commun d’une humanité heureuse et libéré du joug du travail.
De ceux qui fomentent l’injustice pour satisfaire leur avidité et entretenir leur oisiveté, et auxquels Hésiode adresse ici ses admonestations, l’auteur dit, dès les premiers vers des T&J : « Ils ne savent pas (…) combien la mauve et l’asphodèle sont un grand bien ». L’asphodèle et la mauve sont des plantes sauvages dont la valeur était autant alimentaire que médicinale et magique. L’interprétation traditionnelle se contente de considérer ces fleurs sauvages comme une nourriture du pauvre paysan besogneux, dont la vie est érigée en modèle par Hésiode. Mais cette explication ne satisfait pas entièrement, car elle néglige le caractère spontané de ces plantes sauvages, qui les rend étrangères aux plantes issues de la production agricole. Il faut donc aller plus loin.
Nicolette Brout (5), qui insiste également sur la dimension sauvage de la mauve et l’asphodèle, observe que pour désigner les céréales et plantes cultivées, Hésiode utilise le terme bios, « la vie ». Et c’est bien « leur vie », c’est-à-dire leur subsistance, que Zeus a caché aux hommes en les obligeant à semer et labourer la terre sombre. C’est dès lors à une forme d’anthropophagie que s’adonnent les rois « mangeurs de présents », de même que l’avide Persès, en confisquant le fruit du travail d’autrui (les céréales) pour s’épargner à soi-même la peine du labour. Il y a donc, en filigrane, une critique de l’institution royale appuyée sur l’impôt, qui exploite le labeur des hommes, en même temps que la condamnation d’une forme dévoyée d’Éris, qui recourt à l’argutie juridique pour tirer avantage de biens immérités.
« Se libérer de la faim en recourant aux pouvoirs de plantes spontanées, c’est aussi se libérer du pouvoir des États et des rois, qui s’imposent à travers le travail des champs et le prélèvement sur la récolte. C’est donc aussi un acte de magie politique. »
Alors faut-il peindre Hésiode en proto-anarchiste pourfendeur des injustices, ennemi de la tyrannie et du mercantilisme ? Ce serait sans doute aller un peu loin, d’autant qu’en exhortant ses semblables au dur labeur de la terre, Hésiode les invite naturellement à assumer humblement leur condition et assurer propre subsistance dans le labeur et la justice. D’autre part, en soulignant en prologue de son poème qu’il existe une « bonne » Éris, qui ne consiste pas à s’approprier le bien d’autrui, mais à rivaliser de travail et d’ingéniosité pour s’enrichir dignement, il pourrait même passer pour un chantre antique d’un « libéralisme » agraire et productiviste. Cependant, la référence aux plantes spontanées que sont la mauve et l’asphodèle ouvre bien une autre voie pour une vie juste, fût-elle utopique ou perdue dans les limbes des origines mythologiques. Une vie qui rapproche les mortels des créatures de l’âge d’or, des Héros dans leur repos éternel, mais aussi des dieux sur les cimes de l’Olympe. Tous ceux-ci ont en effet en commun de jouir d’une nourriture spontanée, qui pousse et naît sans labeur. D’ailleurs, dans l’Odyssée, la « plaine Élyséenne » a pour autre nom « prairie d’asphodèles » (cf. Leclerc (6)).
Ainsi, il serait possible d’échapper à la fois à l’injustice des mauvais rois ou des voleurs et au dur labeur des champs (c’est-à-dire à deux types de spatialité, nomade et sédentaire, j’y reviendrai). Car si certains « ne savent pas (…) quelle richesse il y a dans la mauve et l’asphodèle », il faut bien supposer qu’Hésiode, lui, le sait. Mais de quel type de savoir s’agit-il ? Sans entrer dans les détails, on peut supposer qu’il relève de pratiques rituelles et magiques. Comme le montre Nicolette Brout, la mauve est associée au culte d’Apollon à Délos, et Pythagore lui confère le statut de « ce qui est le plus sacré ». Et les deux plantes sont selon Plutarque des « souvenirs de la nourriture primitive » (op.cit., p.101), elles constituent en outre une drogue (pharmaka) qui permet de se rendre insensible à la faim. Nous touchons là au cœur de leur fonction dans le texte d’Hésiode. En offrant une nourriture spontanée (sans travail) qui a en outre le pouvoir d’anesthésier la faim, ce n’est pas seulement l’abondance sauvage de ces plantes et leur connaissance botanique, mais aussi l’ascèse et une connaissance magique, qui sont convoquées dans le but d’échapper à la condition du laboureur et à l’avidité coupable des tyrans et des voleurs. D’ailleurs, N. Brout montre que ces plantes ont également la réputation d’élever l’homme vers les dieux. En effet, selon Platon, Épiménide avait adopté cette alimentation, et s’étant ainsi libéré de tout besoin, était devenu une sorte de démon, « par un expédient qu’Hésiode a annoncé jadis prophétiquement » (op.cit. p.107, cit. des Lois). Platon retourne ainsi en prophétie eschatologique et en idéal de désincarnation une remarque qui désignait initialement des pratiques ancestrales ou peut-être mystérieuses. Or, à suivre le texte d’Hésiode, se libérer de la faim en recourant aux pouvoirs de plantes spontanées, c’est aussi se libérer du pouvoir des États et des rois, qui s’imposent à travers le travail des champs et le prélèvement de grains sur la récolte (7). C’est donc aussi un acte de magie politique, non seulement d’ascèse métaphysique.
Arbres, oiseaux et composition de l’espace
Venons-en maintenant à la figuration générale de l’espace dans T&J. Certes, c’est d’abord de temporalité qu’il s’agit ici. Alors que la Théogonie déplie le temps originaire du cosmos et des dieux, T&J déroule le temps cyclique des hommes, voués aux travaux de la terre. Toutefois, les deux textes hésiodiques comportent des indications précieuses pour aborder l’espace antique. Alors que la Théogonie ouvre pour ainsi dire l’espace de manière verticale, creusant entre Terre et Ciel l’interstice nécessaire à l’épanouissement de ce que nous appelons aujourd’hui la biosphère et son évolution (roche sédimentaire, humus, biomasse et atmosphère), c’est-à-dire le « milieu », T&J permet d’entrevoir, par petites touches, une image de la composition générale de l’espace étendu dans la Grèce ancienne. Cette composition, que je vais essayer de dégager du texte d’Hésiode, transparaît dans d’autres mythes et rites grecs, que nous avons explorés ailleurs (à lire ici).
Chez Hésiode, on retrouve une composition spatiale grecque marquée par deux dimensions complémentaires : d’une part un espace ouvert et infini, sans repères fixes ni coordonnées stables, dont le modèle peut être fourni par la mer qui baigne l’espace grec ; d’autre part, et en contrepoint, des centres flottants d’émergence locale, qui sont typiquement le foyer domestique ou l’agora de la cité, qui essaiment en générant leur propre champ de polarisation parcellaire. Dans Le sens du foyer, j’ai tenté de faire apparaître ces centres locaux comme les résidus d’une ancienne culture des arbres, arbres privés de leur entrelacs forestier, créant leur propre champ d’autochtonie protectrice et symbiotique, leur milieu connectif, ouvert à la réciprocité.
(A) Commençons par cet espace ouvert et mouvant, que l’on nommera espace « nomade » ou « lisse » selon la terminologie de Deleuze et Guattari (8). Il se rapporte bien sûr au lien étroit qui unit la civilisation grecque à la mer et, à travers elle, au commerce et aux conquêtes maritimes. Cet espace, c’est le « Pays de Nulle Part » où dérive Ulysse durant dix longues années. Par conséquent, on s’attendra à en trouver la trace dans le court passage qu’Hésiode consacre au calendrier de la navigation, à la fin de T&J. Elle s’y trouve en effet, dès les premiers mots, mais sous une forme qui ne se limite pas au contexte maritime : les vents terribles qui règnent sur les flots, comme une présence impalpable et toujours menaçante, susceptible de lever une houle fatale, de déchaîner une armée de vagues et de courants, livrant l’insignifiant navigateur au sac et au ressac de cette surface capricieuse et insaisissable, capable d’engloutir ses biens et sa vie. Ainsi l’étendue marine peut-elle à tout moment devenir espace de perdition, de dilution des repères, d’inversion des directions, de surgissement de creux et de plis fatals, d’engloutissement abyssal. Un espace livré à des puissances d’égarement invisibles et imprévisibles, qui mènent le marin à sa perte. Ce lien entre les vents et l’égarement du marin est confirmé par le géographe antique Eratosthène, lorsqu’il écrit : « Vous trouverez le lieu des errances d’Ulysse lorsque vous trouverez le corroyeur qui cousit l’outre des vents » (d’après Strabon in Finley (13)).
« La spatialité grecque oppose un plan d’immanence global à des centres d’« émanence » locale. »
Ce sont ces mêmes vents qui menacent les récoltes de l’humble laboureur d’Hésiode, pourtant « loin de la mer retentissante » (trad. Leconte de Lisle). Présentés comme des agents hostiles à l’agriculteur besogneux traçant obstinément son « sillon droit », image de l’homme juste et résigné à son sort, ils sont comme une horde d’assaillants invisibles qui peuvent transformer le champ de blé en un désert de désolation. Ce rôle du vent est également à l’image de la perdition morale qu’Hésiode appelle à conjurer, celle qui livre Persée, mais aussi les tyrans « dévorateurs de présents » et tous les paresseux et voleurs à une hybris destructrice et spoliatrice. Mais au-delà de cette métaphore morale, le lien du vent avec l’étendue marine renvoie silencieusement aux razzias des pirates et des guerriers nomades, rôdant dans un espace sans loi ni frontière. Espace de guerre. Le lien entre le vent qui menace les récoltes et la guerre, une curiosité textuelle permet de s’en convaincre : il s’agit d’une similarité remarquable entre un passage de T&J et un passage du Bouclier, un texte attribué (sans doute erronément) à Hésiode. Dans T&J, on lit à propos du souffle de Borée :
« il s’abat sur la vaste mer et la soulève tandis que mugissent la terre et les bois. Par milliers, il renverse sur la glèbe nourricière chênes à la haute crinière et larges sapins quand il se précipite dans les gorges de la montagne »
Et dans le Bouclier, Hésiode décrit ainsi les prémices du combat entre Héraclès et Kycnos :
« Ainsi quand du haut sommet d’une grande montagne dévalent des rochers (…) par centaines font crouler les chênes hauts et chevelus, par centaines vont brisant pins et peuplier aux larges racines, et roulent eux-mêmes, rapides, jusqu’à ce qu’ils atteignent la plaine ; ainsi ils se ruèrent l’un sur l’autre »
Quelle que soit l’origine de cette similitude textuelle, fût-elle une simple imitation, elle témoigne de la manière dont le vent et la guerre sont porteurs pour les Grecs d’une même logique propre à l’espace nomade, qui se déploie ici dans la destruction des forêts primitives subsistant à l’étage alpin, et instaurant un régime d’ouverture qui échappe à tout repère et toute stabilisation.
(B) Cela nous amène à l’autre composante de cette spatialité duale grecque, qui oppose à l’espace ouvert nomade un essaimage de centres d’auto-organisation. Nous savons combien les Grecs sont épris de centralité, et combien cela est fondateur pour l’invention de la démocratie (9). Comme mentionné plus haut, j’ai ailleurs proposé une origine « dendrologique » à cette émergence de centres locaux. Un texte notoirement archaïque tel que T&J semble confirmer cette parenté entre les centres « d’émanence » locale (par opposition au plan d’immanence de l’espace nomade) et la figure de l’arbre. En effet, c’est très souvent en observant les arbres que le paysan d’Hésiode est appelé à saisir les signaux, les points de repères, qui vont lui indiquer l’ordre et la nature des travaux à exécuter pour assurer sa subsistance et lui permettre ainsi de stabiliser l’espace de production agricole. En voici quelques occurrences :
Lorsque le bois « répand son feuillage à terre » ; « après que le coucou aura pour la première fois lancé son appel, dans les branches du chêne » ; « quand l’escargot monte de la terre à l’escalade des arbres » ; quand on aperçoit « au sommet du figuier des feuilles ».
D’autres végétaux et animaux complètent ce répertoire de bio-indicateurs :
« Quand fleurit le chardon » et que chante la « cigale bruyante » ; « au moment où vous entendrez la voix de la grue », au son de « l’hirondelle au gémissement aigu ».
Il faut insister sur la place particulière réservée aux oiseaux dans ce dispositif. Agents de circulation des signes entre l’espace mouvant nomade et les « éminences-émanences » arborescentes, les oiseaux se perchent aux arbres pour apporter un élément de repère, de stabilisation provisoire, dans un monde agraire toujours menacé par la furie des vents et les razzias du climat, même s’ils peuvent aussi se manifester simplement par leurs cris, venus « du haut des nuages », comme celui de la grue. C’est que les oiseaux, qui semblent se déplacer sur les forces invisibles de l’air et se jouer des vents, sont souvent migrateurs. Ils appartiennent à cet espace sans limite ni contour, d’essence fluide, et parcouru d’ondes invisibles et de mouvements nomades, où les événements surgissent sans s’inscrire dans un enchaînement visible de phénomènes. Ils en rapportent des signaux dont il faut impérativement pouvoir tenir compte.
Il est d’ailleurs remarquable que les oiseaux utilisent eux-mêmes les éminences-arbres pour constituer par le chant des territoires qui définissent une stabilité provisoire et imparfaite d’une espace sonore, visuel, de parade amoureuse, de devenir parental, mais aussi de diplomatie frontalière et de mouvements de défense (alarmes, menaces, rituels, marquages…). Vinciane Despret a raison d’y voir une géopolitique (10).
Il faut souligner le caractère ambivalent des oiseaux, qui apportent des signes nécessaires et salutaires pour l’organisation du travail agricole, mais qui portent aussi de sombres présages et ont eux-mêmes les traits de ces brigands nomades venant prélever le bien durement acquis. Ainsi est-il nécessaire, lors des semailles, qu’un petit esclave « donne du mal aux oiseaux en cachant bien la semence ». Et celui qui bâtit sa maison ne la laissera pas inachevée, au risque que « la corneille criarde ne vienne parfois s’y asseoir » (trad. Leconte de Lisle). Ceci nous conduit à un autre type de signes porté par les oiseaux : les augures. Dans la partie finale consacrée aux jours du mois, Hésiode préconise de ne conduire l’épouse à sa maison qu’après « avoir consulté les oiseaux les plus propres à vous conseiller sur cet acte ». On sait le rôle divinatoire des oiseaux dans l’Antiquité, et on se bornera ici à mentionner une forme de circulation ou de translation possible entre l’espace lisse et l’écoulement du temps (11). Tout comme l’oiseau établit une connexion entre espace nomade et polarisation arboricole, apportant une ébauche de stabilité spatiale pour le travail aux champs, et offrant de conjurer les destructions portées par les vents invisibles, de même l’oiseau est susceptible de donner à l’homme une prise fragile sur un destin capricieux et changeant, soumis aux aléas des humeurs chamailleuses des dieux.
Espace agraire naissant
Concernant ce que Deleuze et Guattari nomment « l’espace strié », cet espace sédentaire et foncièrement agraire (n’est-il pas strié d’abord par le labour, ensuite par la pousse droite des céréales ?), soumis à la souveraineté d’un roi et d’un dieu ainsi qu’à la quantification géométrique (espace mesurable et partageable en « lots »), il nous apparaît de plus en plus nettement comme une dimension sinon absente, du moins fragmentaire, balbutiante et sans doute exogène, dans l’expérience grecque archaïque. Il faut cependant signaler un passage décisif pour la conception grecque de l’espace agraire dans T&J. C’est en effet dans ce texte qu’est formulé de la manière la plus éloquente l’équivalence entre femme (mariée) et champ (cultivé). Je l’ai abordé et l’aborderai plus en détails ailleurs, mais je vais en dire quelques mots. Le mythe de Pandore, et la manière dont il est inséré dans le propos hésiodique, établit une corrélation entre le dur travail de la terre et la reproduction sexuée, sous l’aspect d’une punition imposée aux hommes par les dieux courroucés. L’angle est ici nettement négatif, bien que le rôle du féminin dans l’inscription territoriale de l’oikos et la lignée temporelle des générations présente aussi des aspects plus valorisés (cf. la déesse Hestia, voir Le sens du foyer).
L’essentiel ici est de relever que la terre agricole, synonyme des peines du labour, est une création ex nihilo imposée aux humains par un Dieu souverain. Tel est le statut de l’espace agraire, des terres cultivées, labourées et semées par le travail des hommes. Ce statut relève à la fois d’un décret divin, d’une vocation morale pour les hommes, d’une ressource dont il est facile d’abuser pour les tyrans. C’est exactement le sens de la culture céréalière dans les États royaux antiques que décrit James C Scott (12), et « l’espace strié » – ou sillonné – que Deleuze et Guattari identifient à la sédentarité. Cet espace agraire présente une dimension encore essentiellement parcellaire, fragile et artificielle dans la vision grecque archaïque.
« C’est la communauté première de la ligne droite et de l’étendue, du tracé royal et du sillon agraire, qui permettra un striage de l’espace propre à le rendre apte à un calcul juridique nécessaire en vue d’instaurer la propriété et de prélever l’impôt. »
Bien qu’il soit une figure mineure dans la Grèce ancienne, cet espace institué par le dieu souverain est cependant l’espace dans lequel doit s’inscrire le « sillon droit », tracé par l’homme honnête et laborieux, et dans lequel doit s’établir la souveraineté du roi juste, dont le pouvoir trace au sol les limites des attributions et possessions de chacun. C’est l’espace de la civilisation par excellence. Le rapport fondateur du tracé droit à cette étendue sédentaire et à la royauté a été établi étymologiquement par Benveniste autour de la racine « rex » (13). Benveniste souligne qu’orego signifie étendre et que la notion d’extension en ligne droite se retrouve diversement dans la racine rect et le mot regio. Cette notion se double d’une dimension morale, par opposition à ce qui est courbé ou tordu. Benveniste y voit une preuve du sens archaïque de la fonction royale, selon lui plus religieuse que politique. Il ressort de son étude que la notion même d’étendue relevant d’un tracé en ligne droite est associée intimement à la fonction royale. C’est cette communauté première de la ligne droite et de l’étendue sédentaire, du tracé royal et du sillon agraire, qui permettra le striage de l’espace, rendant celui-ci disponible pour un calcul juridique nécessaire en vue d’instaurer la propriété et de prélever l’impôt. Ainsi, toute cette conception de l’étendue, avec ses déploiements en termes de pouvoir souverain, de droit foncier et de rectitude morale, repose sur la faculté de tracer des lignes droites sur le sol, c’est-à-dire le geste besogneux et appliqué du laboureur (mais aussi du notaire et du géomètre).
« L’expérience grecque, ce n’est pas celle du triomphe d’un empire agraire sur des tribus nomades, mais celle de la prolifération de centres locaux auto-institués au sein d’un espace global instable et fluide. »
De tout ceci, il ressort que l’espace strié, agraire, est en Grèce un élément mineur et inachevé de la composition spatiale, un élément sans doute encore exogène à l’époque archaïque. Un signe de cela réside peut-être dans la nature potière du mythe démiurgique de Pandore. Créée de terre et d’eau par un dieu souverain, la porteuse de fléau qui assigne les hommes aux peines du labour est le signe d’une forme de territorialité qui s’impose d’en haut, et évoque davantage l’émergence des États archaïques du Proche-Orient avec leur monarchisme absolu, suspendu à un hénothéisme ou un monothéisme céleste (voir plus haut, « Les deux autochtonies »). La Grèce est au contraire foncièrement dubitative quant au pouvoir des tyrans, dont la dimension locale est relativisée par la vaste unité de l’aire grecque, au-delà de la frontière des cités et colonies disparates, et le caractère multicentrique de ces puissances politiques locales. L’expérience grecque, ce n’est pas celle du triomphe d’un empire agraire et colonisateurs de plaines alluviales sur des tribus nomades, mais celle de la prolifération de centres locaux auto-institués au sein d’un espace global instable et fluide (évoquant le Chaos dont émerge Gaia à l’origine du monde, dans la Théogonie d’Hésiode). Tout ceci plaide pour une origine exogène de cette constitution d’un espace sédentaire strié, et pour la figure de Pandore elle-même. Cela se traduit aussi par les notions hybrides et ambigües d’agros et agrios, signifiant tantôt les champs cultivés, tantôt les terres sauvages. C’est que l’agros se conçoit d’abord comme ce qui est éloigné du centre, dans un dégradé de valeurs qui mène du coeur civilisé de la cité aux lointaines forêts sauvages (cf. l’ager et le foris – c’est-à-dire le « dehors » – médiévaux, lire à ce propos notre article Le moyen âge ou la délocalisation).
Les traces d’un tiers-espace
Est-ce à dire qu’il n’y a chez Hésiode aucun signe d’un troisième espace, cet espace qui se tisse de manière non individuée sur des relations de co-émergence ? Il me semble plutôt que cet espace apparaît en creux, et de trois manières différentes.
(A) Il est l’espace perdu des origines, de la terre « automaton », produisant d’elle-même la nourriture sans qu’aucun effort ne soit nécessaire, offrant aux hommes de l’origine le miel et les fruits sauvages. Il subsiste sous la forme d’un paradis perdu, celui de l’âge d’or, voire sous la forme eschatologique du champ élyséen promis aux héros. Il est symboliquement annihilé et aplani par les vents, qui font tomber les forêts des montagnes. (B) Il existe encore à la manière d’un espace à recréer dans l’expérience de l’oikos. À travers celui-ci, nous avons cru déceler la figure d’un arbre avide de retisser autour du lui un écosystème quasi-forestier. C’est la dimension d’inscription de l’homme et de sa descendance dans un terroir, grâce au rôle de l’épouse et sous le patronage de la déesse Hestia, qui veille sur l’enracinement du foyer et déploie une ombre protectrice et « climatisée » autour de la demeure (cf., à nouveau, Le sens du foyer). C’est aussi le sens de la xénia, cette très puissante et très archaïque exigence d’hospitalité et de réciprocité qui lie ensemble, sur plusieurs générations, les foyers grecs (cf. Benveniste, op.cit.), et qui évoque ces relations matrimoniales, mais aussi protectrices et sémiotiques, que les arbres d’une même espèce entretiennent entre eux et à distance par l’émission de pollen et de métabolites de défense. Les choses se passent donc tout comme si le foyer était une résurgence de ces arbres-dieux de la forêt primitive, cherchant à reconquérir un espace de partage et d’émergence commune, un « mi-lieu ». (C) Enfin, plus proche de l’intention du texte hésiodique, il y a la façon dont un espace agraire, lambeau d’espace strié, est conquis sur le fond d’un espace bien plus vaste et plus profond que lui, immensité nomade, par prélèvement de signes écologiques, en particulier botaniques et aviaires, lesquels permettent une mise en coordonnées provisoires d’un espace ouvert aux limites relativement modestes, qui celles du champ, de l’agros cultivé. Cette attention portée aux signes vivants, au cri de la grue comme aux fleurs du chardon, ne porte-t-elle pas le signe d’une écologie qui renvoie à l’espace tissé du vivant, à travers la notion de territoire, également chère à Deleuze et Guattari (op.cit., cf. aussi Despret op.cit.). Geste proprement grec, il me semble, cet espace strié doit être constitué, non sous l’égide d’un roi souverain, mais de la droiture morale et de la valeur individuelle du paysan.
Conclusion : diké, hybris et plantes sauvages
Dans une lecture strictement structuraliste, le mythe des races, et plus généralement le poème des Travaux déploie l’opposition entre hybris et diké, démesure et justice. Marie-Christine Leclercq en déduit que le poème et son art consommé du mythe nous mettent face à une bifurcation morale. Ainsi, l’âge de fer ne serait pas forcément le destin funeste et inéluctable de notre race, mais un avertissement qui nous place face à notre liberté, c’est-à-dire face à des chemins divergents. Condamnés à vivre à l’écart des dieux festoyant, séparés définitivement de l’origine de l’âge d’or, les mortels sont à la croisée des chemins, et c’est par leur comportement qu’ils peuvent pencher soit vers l’animalité (par l’hybris de la violence et de la spoliation, dont a vu la nature « anthropophage ») soit vers la gloire des héros et des dieux (par la justice et le travail).
J’ai cherché à compliquer ce récit dualiste par l’introduction d’un troisième terme, qui apparaît de diverses manières dans le texte hésiodique, et que j’ai globalement associé aux éléments botaniques du texte. Il me semble en effet qu’une voie à la fois moins moraliste et moins strictement « mythologique » s’ouvre dans le texte d’Hésiode. Elle fait signe vers une origine réelle (et non mythologique) de l’âge d’or, sous la forme d’une entente symbiotique et magique avec les productions spontanées de la nature (les hommes naissent des arbres et consomment des plantes sauvages aux multiples vertus), mais aussi vers un au-delà, une sortie de la condition humaine et de son acceptation fataliste, une forme d’élévation par un savoir qui rapproche à nouveau l’homme des puissances naturelles, incarnées ici par les figures florales de la mauve et l’asphodèle. Mais c’est surtout vers une autre composition de l’espace, et partant, une autre façon d’habiter un monde, que nous emmène cette promenade botanique dans le texte hésiodique. Car l’approche structurale la plus rigoureuse des mythes antiques ne peut toutefois échapper à une réalité métabolique : la puissance nourricière et transformatrice des plantes sauvages et leur usage alimentaire autant que pharmacologique et psychédélique, dont l’origine préhistorique est incontestée.
(1) Sauf indication contraire, les citations sont tirées de la traduction de Paul Mazon in Hésiode, 1982.
(2) Vernant Jean-Pierre. Le mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale. In : Mythe et pensée chez les Grecs, La Découverte, 1985 (1965).
(3) Dans le chapitre intitulé « Les géants de Vico », Harrison décrit cette filiation mythique et secrète entre les arbres et les hommes, dont la civilisation serait sortie par l’ouverture de clairière expansionnistes, dans lesquelles les hommes ont remplacé les géants sauvages déracinés par leurs propres arbres généalogiques. In Forêts, Flammarion, 1992.
(4) Dumézil G, Fêtes romaines d’été et d’automne, Gallimard 1975.
(5) Brout Nicolette. La mauve ou l’asphodèle ou comment manger pour s’élever au-dessus de la condition humaine. In : Dialogues d’histoire ancienne, vol. 29, n°2, 2003. pp. 97-108.
(6) Leclerc Marie-Christine, Le mythe des races, In : Kernos, 6, 1993.
(7) Un processus historique décrit par James C. Scott, notamment dans Homo domesticus, une histoire profonde des États antiques, La Découverte, 2019.
(8) Deleuze G et Guattari F, Mille plateaux, Minuit, 1980.
(9) Vernant Jean-Pierre, Espace et organisation politique en Grèce ancienne. In : Mythe et pensée chez les Grecs, op.cit.
(10) Despret Vinciane, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019.
(11) C’est l’occasion de signaler combien la dialectique deleuzienne entre espace lisse et espace strié semble s’inspirer de l’opposition entre durée et espace chez Bergson.
(12) Scott James C, Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États. La Découverte, 2019 (2017). (13) Benveniste E, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Tome 2. Minuit, 1969.
(13) Finley M I, Le monde d’Ulysse, Maspero, 1978 (1954).