L’écologie est par définition une discipline qui franchit les frontières des espèces. Y compris la nôtre. Pour la définir, on adopte ici le cadre de la sémiotique de Peirce. L’écologie est alors un ensemble de savoirs et de pratiques impliquées qui étudient, traitent et échangent les signaux vivants.

L’affirmation fondamentale du pragmatisme de Charles Sanders Peirce tient en trois syllabes : tout est signe. C’est cet axiome – de l’eau pure ontologique – qu’il s’agit de pousser dans ses conséquences pour envisager une science et une éthique des liens vivants dans un univers pluraliste.
L’idée est simple. Il s’agit de considérer que ce qu’on appelle « écosystème » est d’abord et avant tout une toile sémiotique, un réseau de liens et de plis entre des émetteurs-récepteurs qui « parlent » des langages différents et fonctionnent selon des régimes sémiotiques distincts. Pour aller au bout de la logique de Charles Sanders Peirce, il faut ajouter que ces émetteurs-récepteurs sont eux-mêmes des signes (le tac-tac du pic qui attaque le bois du chêne) perçus par les autres, que ceux-ci soient des semblables, des alliés ou des ennemis. Le tissu vivant qui constitue un écosystème est alors la somme non totalisable d’une pluralité de mondes perçus…
Un monde de signes, des mondes perçus
Par suite, ce qu’on nomme « espèces » désigne des points de vue partiels sur ce monde vivant, plutôt que des essences fixes. Ces points de vue sont donc des centres d’émission de signes, intentionnels (cris, chants…) ou non (odeurs, traces…). Or, chaque espèce perçoit certains types de signaux et en ignore d’autres, qui restent tapis dans les sous-bois obscurs de l’imperceptible[1]. Autrement dit, toutes les espèces d’un écosystème partagent un même monde où s’entremêlent les multiples productions de signes vivants, mais chacune le perçoit autrement, et partiellement, en fonction de ses aptitudes sentientes, qui définissent son monde senti propre (Umwelt[2]). Inversement, chaque être vivant fait partie du monde d’autres espèces – parasites, prédateurs, commensaux, proies – qui captent les signaux qu’elle émet, souvent à son insu (et à ses dépens).
l’un des principaux apports de cette vision éco-sémiotique, c’est qu’elle nous comprend dans ce que nous tentons de comprendre.
Enfin, si cet écheveau est souvent présenté sous l’angle des relations trophiques (la « chaîne alimentaire »), c’est parce que, pour les animaux, les plantes et les microorganismes, les signaux sont souvent comestibles (ou toxiques). Ainsi, les organismes les plus simples perçoivent presqu’exclusivement des molécules chimiques qu’ils consomment (ou qu’ils évitent). Par conséquent, ils consomment (ou évitent) ce qu’ils perçoivent[3].
Indices, icones, symboles
Ce caractère matériel du signe se distingue nettement de la catégorie de signes qui a inondé notre réalité humaine : les symboles. Les symboles ne sont liés que conventionnellement à leur référent. Les indices, au contraire, en sont une émanation matérielle, une métonymie : c’est le bruit, la trace, le délaissé… Peirce y ajoute une troisième catégorie de signes : les icones. Ceux-ci sont liés à leur référent par une relation de ressemblance, ils sont métaphoriques. Ainsi, divers insectes exhibent des couleurs et motifs aposématiques, qui les font ressembler à des guêpes, ce qui éloigne ou au moins fait douter leurs prédateurs. Les ocelles des papillons jouent ce même rôle à l’égard des oiseaux, avec un succès modeste mais prouvé.
Il va de soi que les animaux, et même les plantes, perçoivent les signes indiciels (en particulier chimiques) – souvent mieux que nous d’ailleurs. La preuve en est qu’ils y ajustent continument leur comportement et leur phénologie. Nous savons aussi que de nombreux animaux réagissent aux signes iconiques. Sans cela, attirer des canards ou des poissons avec un leurre serait une entreprise vaine. Quant aux symboles, il n’y a plus beaucoup d’anthropologues pour considérer que ceux-ci constituent une exclusivité humaine absolue. Des animaux de plus en plus nombreux montrent des aptitudes symboliques face à des chercheurs et chercheuses de plus en plus curieux[4].
De l’animisme au darwinisme
Cette continuité des différents régimes sémiotiques le long de l’arbre phylogénétique du vivant, c’est ce qui a permis à Eduardo Kohn de reformuler l’anthropologie des peuples amazoniens à travers une idée étonnante : les Amazoniens pensent avec la forêt[5]. Ce mode de pensée est basé sur une attention constante aux signes perçus et émis, et l’exigence de ne jamais vexer ou léser les êtres de la forêt. L’expertise écologique des peuples des forêts se double d’une pensée animiste : la forêt se peuple d’esprits-maîtres avec lesquels il s’agit de négocier des conventions de chasse et de cueillette, des protections et des alliances face aux dangers invisibles. Ce n’est ni rationnel, ni irrationnel. C’est une traduction symbolique opérante, dont une espèce particulière – la nôtre – se dote pour élaborer et délibérer des décisions et des actions au sein d’un réseau sémiotique pluriel, saturé d’équivoque et d’incertitude.
Dans cette symphonie fractale, « nous autres » humains sommes simplement des « nous » parmi « d’autres ».
Le darwinisme a sa place dans ce panorama sémiotique. Une place qui n’est plus en surplomb. En effet, chaque espèce devient actrice de l’évolution, en répétant et en mettant en variation les sémioses[6] dont elle hérite. Le chant des oiseaux en est une illustration. Que serait la sélection sexuelle des « meilleurs chanteurs » sans la capacité des femelles à exercer et affiner leur oreille musicale ? De la même façon, les mâles font évoluer leur propre chant au gré des circonstances et des transformations du milieu (ainsi le merle des villes, qui mêle son répertoire des échos des ambulances). Plus « grave » encore : si certains oiseaux demeurent des espèces distinctes, malgré un patrimoine génétique si proche qu’ils sont interféconds[7], c’est en partie parce qu’ils « choisissent » de s’accoupler préférentiellement avec des individus exhibant certains caractères visuels et sonores. Au moins dans la phase de spéciation, les individus contribuent à créer les espèces par leurs penchants et leurs décisions. Il faut donc opérer un renversement de perspectives : ce n’est pas seulement l’espèce qui conditionne le comportement de l’individu, mais l’individu qui contribue par son comportement à la différenciation de l’espèce. Les scientifiques sont parfois des réalistes idéalistes, et les oiseaux des nominalistes prosaïques.
Complexité
De Darwin, on peut sans doute tout garder, en prenant soin de lire L’Origine des espèces par la fin. Dans le dernier paragraphe, Charles semble pris de vertige devant la complexité du vivant. Sans renier sa théorie, il marque un arrêt face au foisonnement d’une nature prodigue. Son esprit vacille devant les buissons touffus et bourdonnants d’une berge enchevêtrée (« tangled bank »[8]). Cet enchevêtrement est l’icône vivante de la vision éco-sémiotique défendue ici. Et l’évolution paraît alors la résultante des interactions créatives de forces plurielles et dissonantes, plutôt que l’expression majestueuse d’un principe qui déroule le tapis rouge pour des « espèces supérieures ».
L’ontologie des vivants est symbiotique, elle passe du côté des symbioses-sémioses co-évoluées, plutôt que d’une génétique spéciste et déterministe.
Honorer, comme Darwin lui-même sut le faire, la com-plexité du vivant, c’est reconnaître une multi-plicité de perspectives qui se plient les unes dans les autres. Car tout est affaire de pli dans la nature[9]. Des plis qui séparent et des plis qui rapprochent. Des plis qui tuent et des plis qui transforment. Dans ces pliages en tous sens, l’écologie doit être une pratique sémiotique plurielle. Une science im-pliquée et une éthique com-plice. Les échanges de signes entre des vivants hétérogènes supposent des plis nombreux, qui dévient les intentions, décalent les perspectives, compliquent les significations, diffractent les motifs, déclenchent des répliques…
L’ontologie des vivants est symbiotique. Elle passe du côté des symbioses-sémioses co-évoluées plutôt que d’une génétique spéciste et déterministe. C’est ce substrat ontologique qu’on nomme ici la symbiosphère.
L’écologie comme pratique politique
Cette science éminemment pluraliste, qui chevauche les frontières entre sujet et objet, nature et culture, vérité et relativité, elle ne peut se concevoir sans des pratiques collectives. L’écologie est donc politique. Elle doit devenir une géopolitique des signes. Une diplomatie du sensible, qui renonce à se draper dans des postures morales, pour se parer d’une cape de sensibilité, et plutôt que s’insurger au nom de « la planète », entrer en résistance dans le maquis de la multiplicité. Et cultiver tout ce qui révèle nos dépendances. Car dans cette symphonie fractale, « nous autres » humains sommes simplement des « nous » parmi « d’autres ». Irréparablement ouverts et limités, comme tous les agencements vivants spécifiques. A la fois « totalités et non-totalités »[10]. Partiaux par nature. Partiels par culture. Parties prenantes. Partis pris.
L’écologie est politique, elle doit devenir une géopolitique des signes. Une diplomatie du sensible…
Mais l’un des principaux bénéfices de cette vision éco-sémiotique, c’est sans doute qu’elle nous comprend dans ce que nous tentons de comprendre. Depuis longtemps, des scientifiques – souvent au féminin – transgressent les frontières interspécifiques à travers l’étude éthologique engagée (Jane Goodall) et la science des symbioses (Lynn Margulis)[11]. Il ne s’agit pas seulement de dire que la culture et la nature ne doivent plus être radicalement opposées. Il faut encore dire que nous fabriquons de la culture avec nos partenaires et compagnons vivants, que nous édifions des langues baroques qui enchevêtrent les signes provenant de sources hétérogènes, visibles et invisibles, empilant les ruses trompeuses et les découvertes authentiques. Tous ces langages et leurs malentendus rendent nos sens plus fins, nos perceptions plus riches, nos pensées plus ouvertes, nos pratiques plus diplomatiques.
Ces mondes vivants pluriels, nous les avons tissés ensemble durant des milliers d’années. Jusqu’à ce qu’on décide de détruire ce qui nous construit.
[1] Au plan philosophique, il y aurait à considérer ici un « pressentiment » par lequel les différentes espèces sentent confusément le foisonnement des signes qui échappent au crible de leur perception nette et de leurs réactions rôdées. Ce pressentiment habite les âmes inquiètes des vivants sur le qui-vive.
[2] Le fameux Umwelt (« monde senti » ou « monde proche ») que Jakob von Uexküll décrit dans un célèbre passage consacré à la tique.
[3] Cette équivalence entre signes et aliments, ainsi que les bruits et brouillages qui en découlent, sont explorés par Michel Serres dans Le Parasite. Dans les langues mêlées de la grande cité interspécifique, la tromperie n’est jamais loin (cf. les célèbres orchidées de Darwin).
[4] L’éthologie regorge d’exemple. Cf. V Desprets : Que diraient les animaux… si on leur posait les bonnes questions.
[5] Kohn E, Comment pensent les forêts.
[6] La sémiose, terme utilisé par Eduardo Kohn (op.cit.), désigne le « processus de production de signifié et d'agencement de signification » (wiktionary.org).
[7] Un phénomène étudié pour les espèces de goëlands arctiques, dans les zones de recouvrement de leurs distributions (« espèces annulaires »), et connu chez certains fringillidés, notamment par les éleveurs de canaris.
[8] « It is interesting to contemplate a tangled bank, clothed with many plants of many kinds, with birds singing on the bushes, with various insects flitting about, and with worms crawling through the damp earth, and to reflect that these elaborately constructed forms, so different from each other, and dependent upon each other in so complex a manner, have all been produced by laws acting around us… »
[9] Développée par Deleuze dans Le pli, à propos de la monadologie de Leibniz.
[10] Cf. Héraclite, fragment 11, à propos de tous types de syllapsies : « agencements » ou « arrangements » – littéralement : des « saisies ».
[11] Ces femmes sont souvent entrées en science par une porte dérobée, d’où le paysage a révélé de nouveaux reliefs, de nouvelles relations, qu’il s’agissait désormais d’explorer, et non plus seulement de maîtriser.