Penser les invasives avec Anna Tsing

LECTURE. Les espèces invasives ne sont ni une « mauvaise nature » ni le « sauvage retrouvé ». Elles sont les espèces compagnes déchaînées de notre aveuglement destructeur, qui prospèrent avec notre oubli que le monde est fabriqué par les alliances du vivant. La première, Tsing a perçu que les invasives sont un objet anthropologique autant que biologique.

L’œil de Méduse (ici : Chrysaora hysoscella) ©M_Collette on Foma 200

Penser les espèces « invasives » est un vrai défi. Mauvaises ? Sauvages ? Naturelles ? Rebelles ? Rien de tout cela, selon Anna Tsing, qui s’affirme plus que jamais comme notre sherpa dans une mondialisation de la ruine. Tsing, a qui l’on doit l’anthropologie monumentale d’une mycose globale (Le champignon de la fin du monde), est l’une de premières à percevoir que les espèces invasives sont un objet anthropologique tout autant, sinon davantage, que biologique.

Dans Proliférations, Tsing montre comment notre mépris des liens et dépendances qui tissent le monde vivant a fini par produire des êtres paradoxaux, issus des milieux non colonisés, mais liés à nos destructions et dépendants de nos colonisations.

La caractéristique des espèces invasives, qu’elles soient exotiques ou non, est qu’elles ont été déliées de leurs écologies complexes pour se transformer en déluges vivants, alter egos impitoyables et agents zélés des activités conquérantes des humains, dévoratrices insatiables des mondes vivants, simplificatrices des paysages et des milieux, à l’instar de la machine économique qui leur a ouvert les voies d’une nouvelle écologie sauvage, appauvrie et chaotique, associée à la plantation.

Il ne s’agit donc pas de lutter « contre » des espèces qui seraient « mauvaises » ou « étrangères ». Mais de lutter, partout où cela reste possible, « aux côtés » des communautés vivante où la nature se conjugue au pluriel, où la robustesse du complexe l’emporte sur la brutalité de la simplification du vivant.

Dans ce livre, qui contient trois textes et une préface d’Isabelle Stengers (c’est donc forcément un bon livre), Tsing poursuit la réflexion en suivant les traces de quelques champignons, ces êtres symbiotiques qui lui sont chers. Dans un de ces texte, Tsing oppose deux écologies entrelacées, deux modèles d’interactions entre les humains et les non-humains. Dans le premier, qui caractérise les 10.000 ans précédant l’ère moderne, l’alternance de perturbations humaines et de résurgence forestière a permis une coexistence « soutenable » et une interdépendance « amoureuse » entre l’agriculture et les écologies multi-espèces. Dans le second, dominé par la plantation, un cercle vicieux s’installe entre monoculture et proliférations invasives, où les humains et leurs espèces compagnes provoquent une accélération des destructions écologiques. (« Alors que le monde devient une « Plantation », des agents pathogènes virulents prolifèrent »). Quant au dernier texte, il propose une audacieuse histoire enchevêtrée des champignons et des formes de vie nomades et patriarcales, questionnant subtilement la domestication et ses formes sociales.

Quand la fée Tsing fait tinter ses résonnances entre nature et culture, entre sauvagerie et capitalisme, on tourne les pages. Car sa pensée des marges s’insinue en nous comme un champignon au mycélium psychotrope. Symbioses.

ANNA L. TSING. Proliférations. Wildproject, 2022.