Intuitivement, il semble que la diffusion massive d’images générées par IA couronne l’ère des « vérités alternatives ». C’est le pari inverse qui est fait ici. Désormais, toutes les images seront par défaut équivoques. Et la vérité se cherchera par d’autres chemins, notamment le statut et la traçabilité des sources d’information. Un enjeu démocratique.
Par Martin Collette, de Symbiosphere.blog.

L’IA est sans doute la personnalité de l’année 2024. Avec elle, on sort d’une époque d’ambiguïté prolongée en ce qui concerne la puissance iconique et la valeur ontologique de l’image.
Depuis deux millénaires, nous sommes profondément attachés à l’idée que la vérité est ce qui se dévoile à nos yeux. « Je ne crois que ce que je vois », disait l’apôtre Saint Thomas. Et nous sommes tous un peu des Thomas (plus ou moins saints, naturellement). Pourtant, nous savons depuis longtemps que l’on peut faire dire aux images à peu près ce qu’on veut. Le cadrage, le montage, le commentaire, et plus récemment les retouches et les filtres d’embellissement sont autant d’outils puissants pour orienter la lecture des images dans le sens d’un narratif conscient ou inconscient.
La désacralisation de l’image
Nous vivions donc au creux d’une abyssale dissonance cognitive. Les images sont à la fois des témoins du Vrai et des outils du Faux. Depuis Platon, nous nous évertuons à sortir de cet inconfort. Les images fausses sont considérées comme une anomalie qui renvoie à un vice moral (fabrication de mensonges) ou à un jeu esthétique (fabrication d’œuvres d’art). Mais voilà que la diffusion accélérée de l’IA générative et de ses images produites à la volée vient rompre ce cercle d’ambiguïté et d’indécision. Comment cela ?
D’abord, cette généralisation des visuels fabriqués déniaise notre rapport de confiance instinctif à l’image. L’image de Thomas est déshabillée de son aura d’icone sanctifiée. Mais l’important réside ailleurs : dans la manière dont nous allons désormais procéder pour distinguer les différents types d’image. Et après tout, être capables d’instituer collectivement cette distinction entre les statuts de vérité des images et des discours, n’est-ce pas ce qu’on attend d’une société, et en particulier d’une société démocratique ?
De nouveaux modes de cheminement vers le vrai
Alors, où se trouve la vérité dans l’image ? Vaste question, à laquelle on préférera prudemment substituer une autre interrogation : où se cherche la vérité de l’image ? Elle se cherchera, du moins je l’espère, en progressant dans deux directions…
D’une part, il s’agit de réinstituer la fiabilité et le statut sociétal des sources médiatiques. Cela suppose la traçabilité des images et l’engagement déontologique des émetteurs officiels (journalistes, médias, institutions…) à ne pas diffuser des images générées par l’IA.
D’autre part, il s’agit de définir
la signification sociale des images générées par IA – signification qui possède elle-même sa vérité. Mais précisément, c’est à chaque fois la vérité de l’émetteur. Cette vérité se joue dans l’usage métaphorique de l’icone et les pratiques sociales qui l’accompagnent. Ici, le statut de l’émetteur se mesure à son engagement pour une cause, une organisation, un lobby, bref : pour des idées ou des intérêts. C’est ce régime d’iconicité qui prévaut (f)actuellement sur les réseaux sociaux.
Au fond, il s’agit tout simplement de restaurer un statut de la presse, noyé aujourd’hui dans un « tout se vaut » destructeur, dont la responsabilité est partagée, même si le profit financier des multinationales technologiques en est la force motrice écrasante. Cela exige donc de procéder à une distinction nette entre deux régimes iconique…
(1) Les images issues du réel selon une technique traçable et présentées avec une déontologie socialement évaluable. Ceci suppose a minima la transparence sur les sources (y compris technologiques) et l’exclusion plus ou moins ferme de l’IA générative.
(2) Les images proposées par des acteurs engagés et intéressés, qui utilisent toutes les possibilités technologiques à leur disposition en vue d’augmenter la portée et la force de leur propos, avec une visée idéologique, économique ou simplement récréative.
La généralisation de l’IA générative permet de désambiguïser ces deux statuts, en rendant accessible et compréhensible pour tous et toutes la fabrication d’images véridiques en apparence mais douteuses par essence.
L’engagement pour des idées ou par des pouvoirs fait partie intégrante du jeu et des équilibres d’une société pluraliste. Ces images ne sont donc pas problématique en soi, pourvu que le public dispose d’une éducation minimale et que les émetteurs d’information officiels s’appuient sur une éthique robuste et transparente. La société démocratique est le cadre culturel, juridique et pédagogique qui permettra de rendre ces deux conditions socialement opérantes. Et passer d’une foi molle et inconstante à une confiance solide et raisonnée.