Au-delà du climat: les figures du changement

L’expression « changement climatique » ne s’est pas imposée par hasard. Elle permet de prolonger et amplifier une confusion qui rapporte. Et d’occulter la véritable crise, celle de la biosphère et de ses interdépendances constitutives. En chemin, elle participe à l’instauration d’une nouvelle normalité : le changement comme condition fondamentale de l’existence. Et comme outil de domination.

Timelaps ©M_Collette sur Ilford Delta

Il suffit d’ajouter un signe d’équivalence entre les deux mots de l’expression « climate change » pour s’apercevoir que celle-ci ne fait qu’énoncer une évidence des plus triviales : le climat est autre une variation régulière ou capricieuse du contexte atmosphérique. Le mot « climat » lui-même provient du grec klino, qui indique un virage, une courbe, ascendante ou descendante. Bref, le changement en acte. C’est la première chose à noter, et elle est importante : le climat est le changement, si bien que le « changement climatique » énonce une simple évidence admise implicitement par tous. Rien de nouveau sous le soleil (ou la pluie), donc.

Les conservateurs proches des milieux financiers ont bien saisi le potentiel de cette érosion interne du concept de changement climatique, eux qui furent parmi les premiers à s’inquiéter de l’effet négatif d’un réchauffement de plus en plus visible sur l’économie américaine. En 2003, Frank Luntz, consultant en communication au service des Républicains, sous l’administration Bush, les convainquit d’adopter l’expression « climate change », plutôt que « global warning », qui avait cours à ce moment car, expliquait-il, « « changement climatique » suggère un défi plus contrôlable et moins émotionnel ».

Le changement n’est plus ce qu’il était

Ce que Luntz n’avait peut-être pas anticipé il y a 20 ans, c’est que le concept de changement était lui-même sujet au changement. Et c’est un autre atout de ce vocable pour tous ceux qui souhaitent profiter du doute et de la confusion ambiante, entretenus par une offensive technologique massive qui, au même moment, achève de détruire le tissu commun de la presse officielle et du journalisme professionnel, au profit d’un grand marché de l’opinion et de l’attention, où l’amnésie générale tient lieu de culture commune.

« le changement est devenu un ingrédient de base de la culture néolibérale, l’aspartame de la destruction du monde.

Que notre perception du changement soit en train de changer, il suffit d’avoir dans son entourage des jeunes gens nés après l’an 2000 pour s’en convaincre. Un coup de gel un peu dur au cœur de l’hiver, une couche de neige qui tient plus de 24 heures… : voilà ce qui porte la figure de l’inhabituel et de l’anormal pour ces jeunes pousses. La « génération climat » est peut-être déjà un souvenir qui s’éloigne, avec le radeau qui devait nous emmener vers « demain ».

C’est ici la dimension graduelle du changement qui se manifeste, cette lente et insensible dérive du temps qui transforme en banalité ce qui hier encore avait le goût de l’impensable. Et ici encore, cette fatalité existentielle rencontre les intérêts d’un projet idéologique et économique, à travers ce que l’on peut qualifier de culture globale de l’insensibilité. Nous rendre insensibles au monde, aux autres et à nous-mêmes est peut-être d’ailleurs une définition assez valable de ce qu’on appelle aujourd’hui communément le « progrès », notamment à travers ses versions technologiques et pharmaceutiques.

Le changement, c’est de l’argent.

Peut-être Luntz n’avait-il pas non plus aperçu que le changement deviendrait une valeur directrice de la société capitaliste mondialisée, et une attente confuse partagée par la majorité, de gauche comme de droite. En témoignent des formules aussi creuses que mobilisatrices, telles que « il faut que ça change » ou encore « le changement, c’est maintenant ». Valeur libertaire et contestataire héritée des années 60, le changement a eu le temps d’infuser dans la société en perdant peu à peu de son pouvoir corrosif, pour devenir un ingrédient de base de la culture néolibérale et de la consommation de masse. L’aspartame de la destruction du monde. Ce qu’il faut, désormais, c’est changer le plus souvent possible, changer de vêtements ou d’équipement, de lieu ou de genre. Et quand les choses se gâtent, le changement devient un refuge conservateur pour la démagogique droitière, qui s’en saisit pour exiger de changer les dirigeants, quitte à essayer « ce qu’on n’a jamais essayé ».

« ce que nous vivons est une crise, au sens propre : un moment « décisif » (gr. krites) de « séparation » (gr. krisis). Cette séparation n’est pas seulement la plaie que nous infligeons au monde, c’est aussi un déchirement qui nous éloigne du reste du vivant

Dans un monde de moins en moins rassurant, le mantra du changement prend cependant une teinte plus sombre, pour devenir le leitmotiv de « l’adaptation ». Même les plantes et les animaux sont sommés de s’adapter à marche forcée pour absorber les changements imposés par la pression anthropique[1]. Encore une fois, selon la bonne vieille formule marxiste, la superstructure idéologique reflète l’infrastructure économique. Ainsi, la nécessité sans cesse invoquée de s’adapter aux bouleversements climatiques qui se précipitent sur nous converge opportunément avec un projet économique qui impose à ses acteurs un qui-vive permanent et une agilité maximale, au risque de se faire taxer de « résistant au changement » – l’insulte suprême dans une entreprise capitaliste.

Pour ceux qui pilotent cette accélération et ce stress généralisé, le jeu est celui de la Reine Rouge[2] : il faut changer plus vite que les facultés d’adaptation des clients et concurrents, pour contrer le risque de se faire changer soi-même. Ceci explique que les leaders technologiques ne cessent de nous imposer de nouvelles habitudes, de nouvelles conventions, de nouveaux « process ». Cela les maintient dans un rôle central et empêche l’émergence d’un modèle concurrent (Google est passé maître dans cet art).

Sur fond de ce changement érigé en condition générale des existences, le changement du climat apparaît comme une bande-son somme toute rassurante, si bien ajustée à la narration de l’époque que son leitmotiv inquiétant n’est même plus perçu. Avec cette nouvelle boussole qui n’indique aucune direction, le capitalisme est entré dans une phase de navigation à vue. Le rôle des acteurs capitalistes, des États démocratiques et de la superstructure médiatique est d’assurer la gouvernabilité des peuples en maintenant le mélange social dans un état d’agitation moléculaire maximale (Lire : Goodbye Anthropocene, Hello Entropocene), un changement perpétuel. Et surtout, un changement qui ne change rien. Notre rôle a tous, c’est d’écoper le bateau qui prend l’eau.

Un changement pour en cacher un autre

Enfin, le concept de changement climatique a peut-être le plus grand défaut (ou la plus grande vertu, suivant le point de vue) de nous dissimuler la profondeur et l’ampleur de ce qu’il faut bien qualifier de « dévastation globale ». Même lorsqu’il est pris au sérieux, le changement climatique nous est présenté comme l’expression d’une seule et même cause : le carbone. Cette diabolisation obsessionnelle ne nous engage pas seulement dans de sombres calculs de « compensation » et d’affligeants projets de captation industrielle. Elle nous interdit aussi de penser ce qu’est le carbone et d’où il vient. Or, le carbone, c’est le matériau de la vie. Et le CO2 est son sous-produit pour tous les métabolismes respiratoires[3]. De ce point de vue, le climat est la forme générale que prend la respiration commune de la biosphère.

Autrement dit, le climat n’est pas seulement « ce qui change » sous nos yeux. Il est aussi l’expression atmosphérique de la grande symphonie vitale, de ses accords et désaccords[4], sur une planète en situation d’asphyxie écologique.


Alors comment dire ? Quels mots pour désigner la catastrophe ? Sans doute peut-on affirmer que nous vivons une ère de crise(s). Au sens étymologique : un moment « décisif » (gr. krites) de « séparation » (gr. krisis). Cette séparation n’est pas seulement la plaie que nous infligeons au monde en brisant les liens entre les vivants, c’est aussi un déchirement qui nous éloigne du monde vivant, non pas en tant qu’une collection de types d’être (la « biodiversité »), mais en tant que réseau invisible de dépendances qui façonne les identités de l’intérieur et constitue les mondes du vivant. Une crise qui n’est pas seulement climatique. Une crise de la « symbiosphère ».


[1] Voir la série documentaire « Espèces en voie d’adaptation », sur Arte. Et aussi l’ouvrage de Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique ».
[2] Il s’agit d’un des paradoxes développés par Lewis Carroll dans Alice aux pays des merveilles. Il fait aussi écho à ce que Naomi Klein appelle « capitalisme du désastre » dans son ouvrage « La stratégie du choc ».
[3] Pour le lien entre le vivant et le climat, voir l’ouvrage fondateur de James Lovelock : L’hypothèse Gaïa. Quant à l’aspect respiratoire, rappelons que tous les animaux et plantes, mais aussi l’immense majorité des bactéries et champignons pratiquent la respiration, donc rejettent du CO2, même si le vivant comporte un petit peu de synthèse à base chimique et, bien sûr, une part essentielle de photosynthèse, qui équilibre les émissions du carbone expiré par les vivants, à condition que les écosystèmes soient vigoureux et résilients, et que le carbone accumulé par le vivant au cours de 4 milliards d’années d’évolution reste à sa place : dans le sol. Rappelons enfin, pour en prendre la mesure, que même la roche dure qui sculpte les reliefs des montagnes est le produit d’une lente et inlassable activité vivante (activité d’ailleurs menacée aujourd’hui par l’acidification des océans, qui empêche les coraux et les mollusques à coquille de sécréter le calcaire).
[4] La question de la biodiversité constitue une approche cette réalité, qui a le défaut de figer les choses dans une représentation patrimoniale de la nature comme stock ou collection (d’espèces) d’êtres. Or, il faudrait surtout rappeler que tout ceci est constitué non par des essences exprimant une origine divine ou un optimum adaptatif, mais par un tissu de relations et de dépendances vitales, souvent invisible, entretenu de manière continu. Darwin reconnaît cette inextricable complexité dans un précieux moment d’humilité, à la fin de De l’Origine des Espèces. C’est cette condition symbiotique et co-évolutive de la biosphère que l’on nomme ici « symbiosphère ».