Les signes qui nagent dans les méga-bassines

La sémiotique de Charles Sanders Peirce est ici mobilisée pour tenter de débrouiller la situation conflictuelle et confuse qui entoure la contestation par des militants écologistes de la construction de méga-bassines dans les Deux-Sèvres.

Les guerriers de l’estuaire. Photo: M_Collette©

Les méga-bassines, et plus précisément celles-ci, qui ne se trouvent pas encore dans les Deux-Sèvres mais doivent y être creusées, sont-elles une menace cruciale pour le climat et l’environnement ? Non, sans doute. Pour autant, elles sont au cœur d’un vortex de relations sémiotiques qui ont bel et bien à voir avec la catastrophe planétaire et la manière dont nous avons à y répondre collectivement.

Car si les méga-bassines ne sont pas le problème, elles sont bien l’indice d’un système agro-industriel qui n’a d’autre recours que la fuite en avant. Elles sont aussi le symbole d’une inertie politique face au désastre écologique. Et les affrontements sur le site de Sainte-Soline sont l’icône des violences écologiques et sociales qui s’annoncent partout autour de ressources raréfiées, devenues un Commun vital.

Ces retenues d’eau sont aussi l’occasion de sortir de la boîte à outils philosophique quelques concepts de la sémiotique de Charles Sanders Peirce…

1. Les bassines comme signes indiciels

Selon Peirce, le premier type de signe est l’indice. Les indices sont des traces sensibles de leur référent. L’indice est prélevé sur la chose, comme une trace qu’elle laisse, un son qu’elle émet dans l’espace de la perception. Il y a ici une contiguïté du signe avec l’objet. Comme la fumée qui est un signe du feu.

De ce point de vue, il ne fait pas de doute que d’immenses bassins creusés dans le sol et remplis d’eaux pompées dans les nappes phréatiques sont l’empreinte d’une activité agricole d’un type particulier. Plus précisément : d’un système de production agroindustriel qui cherche à persister dans son fonctionnement et son modèle de rentabilité, basé sur d’immenses parcelles de monoculture mécanisée, malgré un manque d’eau aggravé.

  • Or, ce système agroindustriel n’est pas sans lien avec le manque d’eau, puisqu’il épuise les sols, accroît le ruissellement et réduit la capacité de rétention hydrique des milieux naturels et cultivés (« l’eau verte »). Par conséquent, on a beau jeu de dénoncer des activistes aveuglés par l’idéologie, ou même de souligner que les bassines ne seront remplies que par « l’excédent » des nappes, cela ne change rien au fond. La valeur indicielle des bassines est bien le signal d’un système qui persévère, voire accélère, dans une direction contestable.
  • Dans ce système, de manière générale, les plantes cultivées sont d’ailleurs particulièrement exposées au stress et aux perturbations, ce qui, outre la mécanisation, nécessite des apports perpétuels d’engrais (eux aussi consommateurs d’énergies fossiles) ainsi que de pesticides et herbicides (qui abîment la biodiversité, donc la résilience des écosystèmes). De plus, une fois installées, on imagine mal que, face à des sécheresses catastrophiques (probables malheureusement), des risques de faillites et de pénuries, les agriculteurs et les pouvoirs publics résisteront longtemps à puiser dans des nappes sous pression. 
  • Enfin, le système qui cherche à se perpétuer à travers la construction des bassines est fondamentalement lié à un réseau d’écoulement de la marchandise qui suppose des usages alimentaires posant eux-mêmes de graves problèmes : production fourragère pour l’élevage industriel, production massive de céréales pour des applications et préparations ayant une valeur nutritionnelle faible, voire un impact morbide sur la santé, consommation réduite de fruits et légumes frais, choix de protéines animales plutôt que végétales, etc.

Bref, même si ce ne sont donc pas les bassines elles-mêmes qui détruisent l’environnement et menacent le climat, elles sont bien l’indice – matériel et sensible – d’un système de production et de consommation qui est bien au cœur du problème.

2. Les bassines comme signes symboliques

Selon Peirce, les symboles sont des signes ayant un lien fondamentalement conventionnel avec leur objet ou l’idée qui en tient lieu. La relation de signification est dénuée de continuité et de ressemblance. Pour reprendre l’image précédente, ce sont les signaux de fumée émis et interprétés par des Sioux maîtrisant ce langage. Les mots et lettres de notre écriture alphabétique sont également des symboles au sens de Peirce.

Alors de quoi les bassines sont-elles le symbole ? Puisque le symbole a une dimension arbitraire, il va de soi que nous pourrions envisager une pluralité de significations symboliques à cet objet-signe. Par exemple, pour certains, les bassines seront le symbole de notre capacité à élaborer des solutions techniques pertinentes face aux défis que nous posent la « nature ». Ce n’est évidemment pas le point de vue des activistes environnementaux. Et ce n’est pas non plus celui que je voudrais développer ici.

Du point de vue des acteurs de cette contestation, les méga-bassines sont alors le signe symbolique d’un pouvoir économique qui persiste dans une direction qu’ils contestent, et aussi d’un pouvoir politique qui ne prend pas les mesures qui s’imposent, alors que c’est sa fonction première, et même son mandat explicite, de veiller au bien-être présent et futur des populations en s’attaquant urgemment et profondément à la catastrophe climatique et écologique, ainsi qu’à ses effets prévisibles.

En ciblant les bassines, les opposants font un choix quelque peu arbitraire. Ils auraient en effet pu s’attaquer à un autre projet, comme l’installation de panneaux publicitaires, d’un centre commercial, d’un entrepôt Amazon, etc. Mais c’est précisément cette dimension arbitraire qui est au cœur de la fonction symbolique du signe. C’est donc par cette décision conventionnelle que, à travers leur lutte, les activistes font de ce projet le symbole d’une inertie politique et d’une logique économique à combattre.

En somme, si les méga-bassines ne sont pas un système nocif en soi, elles deviennent le symbole choisi d’une politique inadéquate, ou plutôt d’une absence de politique adéquate, et ce, du fait même de l’action des militants.

3. Les bassines comme signes iconiques

Le troisième régime sémiotique peircien est l’icône. Il se caractérise par un certain degré de similarité entre le signe et la chose ou l’idée désignée. Par exemple, la petite flamme dessinée sur un extincteur pour dénoter un feu réel. Il est clair que les bassines en tant que telles ne sont pas des icônes. Ou alors, à la limite, les icônes de ces autres masses d’eau que sont les nappes phréatiques et les eaux de pluie, dont les opposants estiment qu’elles doivent être considérées comme un Commun et non une ressource appropriable (gratuitement de surcroît).

En l’occurrence, on cherchera plutôt l’iconicité du côté des actions humaines qui se jouent dans le cadre des manifestations dans les Deux-Sèvres. Par exemple, on peut voir dans ce rassemblement turbulent de personnes le signe iconique des désordres environnementaux et climatiques, par lesquels la planète manifeste son « burn-out » écologique.

« La foule des militants est-elle la métaphore d’un soulèvement encore à venir, réunissant tous les peuples face à l’accaparement des ressources par le Capital assisté par un État aux ordres ? »

Ou peut-être la foule des personnes manifestant non pour défendre leur intérêt ou obtenir un avantage personnel, mais pour un usage concerté et raisonnable de la ressource, tenant compte de la nécessaire transformation de nos pratiques agricoles et de nos habitudes alimentaires, est-elle la métaphore d’un soulèvement plus large, encore à venir, de tous les peuples contre l’accaparement des ressources par le Capital assisté par un État aux ordres ?

Symétriquement, on peut estimer que c’est la violence policière qui est ici l’image iconique de la manière dont l’État se met au service d’un système économique destructeur, en brutalisant les citoyens qui s’opposent physiquement à la privatisation des Communs et à l’exploitation destructrice de la Terre et de ses ressources vitales. À moins que la répression policière et l’insulte médiatique contre les activistes ne soient les icônes de la destruction elle-même infligée par la civilisation humaine à la Terre ?

Mais c’est peut-être la militante Camille Étienne qui exprime le mieux la dimension iconique de la lutte en posant la question : « de quel côté est la violence ? ». De cette manière, elle oppose la violence bénigne de quelques manifestants qui demandent plus de justice environnementale et sociale, à la violence d’un système d’exploitation qui détruit la vie des agriculteurs, les pousse au suicide et compromet l’avenir des écosystèmes.

Le moins qu’on puisse dire est que l’iconicité est diffuse et lâche. Néanmoins, si les bassines ne livrent pas une métaphore indiscutable, le combat qui se mène sur leur site a une dimension iconique pour tous les combats qui se jouent et se joueront à l’avenir, quand une ressource se trouve au cœur d’un conflit d’usage et d’interprétation entre le capital privé, l’autorité publique et les citoyens engagés pour la préservation des Communs.

Conclusion : de l’écoterrorisme à l’éco-pragmatisme

Il se fait que Charles S. Peirce est demeuré célèbre en tant que fondateur d’un courant majeur de la philosophie américaine : le « pragmatisme ». Pour s’en tenir à la surface de ce mouvement bien plus complexe qu’on l’imagine, le pragmatisme admet que la vérité n’est pas quelque chose qui s’impose de soi-même mais le produit de croyances et de procédures collectives.

« Les militants font le type de politique dont on a besoin : un usage pragmatique des signes, de manière à en augmenter la « vérité » collective au sein de la res publica »

De façon plus effective, la vérité ne se définit pas par l’adéquation absolue d’un signe à une chose, mais par la capacité de ce signe à nous faire agir, notamment parce qu’il emporte notre adhésion et importe dans notre vécu. Autrement dit : la vérité est une croyance qui se réalise dans nos actes. Par exemple : si je crois vraiment que le feu existe et qu’il brûle, j’éviterai de le traverser.

Dans les conditions où s’établit cette vérité pragmatique, et étant entendu qu’il ne s’agit pas d’une chose absolue et indiscutable, les citoyens engagés dans le combat contre les bassines, comme dans toutes les formes de mobilisation et de ZAD, au nom d’un Commun à défendre et d’usages à négocier, ne peuvent en aucun cas être réduits à des acteurs irrationnels et idéalistes. Encore moins à des terroristes.

Au contraire, ils font à proprement parler le type de politique dont on a besoin : un usage pratique, et même pragmatique, des signes – indices, symboles et icones – de manière à leur donner un maximum de « vérité » collective au sein de la chose commune, de la res publica, même s’il ne s’agit pas ici principalement de vérité scientifique, mais de vérité politique. De celle qui peut transformer le cours des sociétés et leur impact sur l’environnement.