Trois courants, profondément ancrés dans la mécanique de nos sociétés contemporaines, se conjuguent pour nous entraîner dans une course infernale à bord d’une embarcation dont nous ne parvenons plus à contrôler Petit tour de ces 3 « ismes » redoutables, et propositions de trois autres « ismes », qui pourraient changer notre trajectoire.

Trois est un chiffre magique. J’y crois vraiment. Au moins, admettez que c’est un principe d’économie qui a ses avantages mnémotechniques. Tentons de l’appliquer à la longue histoire de l’Occident, pour en extraire les lames de fonds qui se mêlent pour nous pousser vers un destin funeste.
1. COLONIALISME
C’est la maladie primaire. Le ver dans le fruit du premier verger. Ou plutôt : la rouille qui gâte le blé de la domination[1]. Le colonialisme a des racines bien plus profondes qu’on le pense. Il est bien plus ancien que la colonisation. Non pas seulement une excroissance impériale de l’État. Mais une tendance impérieuse de l’État. Dès sa naissance, l’État est une colonisation sur place. D’emblée, il s’agit d’extraire les ressources en exploitant la main-d’œuvre indigène. Car les premiers fondateurs d’État sont des étrangers qui dominent en superposant une différence de classe à une différence de race. La supériorité de la race, pour justifier l’exploitation et la domination.
Aussi, la naissance des institutions est-elle déjà, au moins en partie, coloniale. Il s’agit d’établir une loi en l’imposant à un territoire. On crée des droits, mais avant tout des droits d’occuper, d’exploiter, de posséder. La conquête de l’Amérique fut la répétition de ce scénario originel et se vécut comme telle.
Vous me direz peut-être que cette pulsion expansionniste est simplement inévitable, car inscrite dans la nature des humains, voire dans le code de la vie. Darwin ne disait-il pas que la vie cherche à se reproduire et s’étendre sans fin? Que seules des contraintes extérieures, comme la compétition et la prédation, peuvent entraver cette course aveugle de Soi vers Toujours plus de Soi?
L’expansionnisme destructeur n’est pas une fatalité :
On invoquera peut-être le célèbre concept nietzschéen de la Volonté de puissance. Et sans doute s’agit-il bien de cela. Mais l’avidité destructrice n’est pas pour autant une fatalité inéluctable. Car dans la Volonté de puissance, il faut distinguer, avec Deleuze, les expressions intensives et extensives. Lorsqu’elle s’exprime en intensité, la Volonté de puissance vise avant tout l’accomplissement maximal de la puissance de sentir et d’agir d’un être. C’est cela que Spinoza appelle la joie. L’exemple que Nietzsche place au-dessus de tout autre, c’est celui de l’artiste. En maîtrisant son art et en le poussant toujours plus loin, il porte sa singularité à sa plus haute puissance. Le problème, c’est quand la Volonté de puissance s’exprime non plus en intensité, mais en extension. Pour le dire plus simplement : quand la quantité remplace la qualité. Alors, plutôt que de chercher à intensifier un talent ou une expérience, on cherche à étendre une possession, à multiplier des gains. Dans les vieux textes homériques, on observe ce moment indécis où le goût de la bravoure et du prestige commence à se transformer en désir de posséder des trésors, des femmes, des terres, quand l’or, jusque là valeur symbolique, devient une monnaie sonnante et trébuchante. Parce qu’on nous l’apprend dès l’enfance, nous voulons avoir plus de points que les autres, plus d’argent, un plus grand jardin.
2. MONOTHÉISME
Le sujet a déjà été traité en long et en large, notamment sur ce blog. Qu’il me soit donc permis d’en brosser un paysage extrêmement schématique et global. En précisant bien sûr que la question est complexe et que la pratique religieuse des uns et des autres n’est pas en cause. Mais voilà, le monothéisme introduit un nouveau ferment dans la civilisation, à côté de l’institutionnalisation de la domination colonialiste. Ce ferment, c’est celui d’une double négligence : (a) négligence pour la sensibilité des autres, réduite au mieux à une erreur (la fausse « croyance » vs la foi véritable), au pire à une expression du Malin ; (b) négligence pour le monde, le corps et les multiplicités vivantes, conçus comme une force néantisante et une gangue mortifère, qui nous englue dans la tentation et nous conduit à la damnation.
Le scientisme est un monothéisme sécularisé
Ces négligences portent un nom, qui est un autre « isme » : « réductionnisme ». Au-delà du succès des religions monothéistes et de leur déclin, le réductionnisme a continué de se répandre, en sévissant dans tous les domaines associés à la « vérité ». Au niveau conceptuel où l’on se place ici, le triomphe de la science et des techniques peut être considéré comme une expression de l’avancée du monothéisme. La maîtrise de connaissances validées par la science permet en effet à ceux qui savent en user d’appliquer le mantra monothéiste : j’ai la vérité et je n’ai que mépris pour vos croyances.
Le matérialisme est un monothéisme nihiliste
Mais le mépris teinté de négligence du monothéisme ne s’adresse pas seulement aux « Autres » (ceux qui croient à de faux dieux). Il touche aussi la Terre et la multiplicité des vivants en général. Car les croyances des païens s’adressent à des « fétiches » : des objets fabriqués, des arbres, des pierres. Ils respectent des choses, et cela allume la flamme d’une sainte fureur dans l’esprit du vrai fidèle. Le mépris du monde ici-bas est un élément incontournable de la doctrine judéo-chrétienne et du trajet de mortification qui doit conduire à s’approcher de la sainteté. Depuis l’Ancien Testament, les valeurs suprêmes sont passées aux Cieux, et la Terre est devenue un lieu d’affliction et de déréliction, de souillure et de péché.
Ici encore, la modernité est plus une transmutation du monothéisme qu’une rupture avec celui-ci. Le matérialisme moderniste, teinté de technicisme, prolonge en effet une vision du monde qui réduit les êtres, les milieux, les choses, à un ensemble de particules et de processus aveugles et indifférents à leur sort, qu’il s’agit non plus de célébrer comme l’œuvre du Tout-Puissant, mais de contrôler ou de dominer. Le matérialisme est un monothéisme nihiliste. Quant à l’athéisme, qu’est-ce d’autre que le monothéisme lui-même, qui retourne sa violence contre sa propre foi ?
3. CAPITALISME
On n’y échappe pas. Il est toujours là. Révélé avec la conquête de l’Amérique, le capitalisme hante déjà les périodes précédentes, sans doute parce qu’il est le produit et la synthèse des deux autres « ismes ». Plus exactement, il est le devenir autonome de la Volonté de puissance colonialiste et de la négligence monothéiste. Le « devenir autonome », cela veut dire que ces tendances ne sont plus soumises à la maturation et aux dialectiques du monde social et du jeu politique. Le profit devient une loi qui fonctionne en soi et pour soi. C’est-à-dire qu’elle est la cause et le but, le seul sens de tout ce qui compte et de tout ce qui se produit.
La Capital est un Dieu immanent et tout-puissant
Avec le Capital, le Dieu immanent de l’argent se suffit à lui-même et vise mécaniquement sa croissance continue. L’argent crée de l’argent, quelles qu’en soient les conséquences. C’est du darwinisme stupide, celui de Dawkins, qui voit les gènes comme des entités égoïstes et aveugles, plutôt que comme le produit d’interactions et d’ajustements constants entre les êtres vivants et avec leurs milieux. Le capitalisme est mécaniquement favorable à la fraude et aux multiples techniques servant à repousser ou contourner les limites du corps social et du monde vivant. C’est la sélection du pire. Au fil du temps, cette sélection « naturelle » conduit à ce que la plupart de l’argent se concentre dans les mains de quelques-uns et pas n’importe lesquels : les plus puissants, les plus riches, et les moins scrupuleux.
L’argent du Capital est le moteur immobile d’un monde de flux en perpétuel mouvement. Flux financier et flux de marchandises, qui produisent seulement l’accroissement du Capital, tout le reste (notamment nos vies et la vie) n’en est qu’un sous-produit accidentel.
Le profit suit une logique d’expansion coloniale
Par définition, l’argent est une valeur extensive – quantitative. Il s’agit donc toujours d’en avoir plus, et jamais d’en avoir « mieux ». Nous sommes bien du côté de la Volonté de puissance expansionniste et extractiviste, un accroissement qui se fait nécessairement au détriment des autres, des écosystèmes, des milieux, des sociétés…
Le capitalisme est donc colonisateur par nature. Sa logique d’expansion est infinie et ubiquitaire. Comme disait Héraclite : « tout s’échange pour le feu, et le feu s’échange pour tout ». L’argent est un feu qui consume le monde. Tout doit pouvoir être monétisé, capitalisé, échangé, « tradé ». La logique expansionniste du profit s’avance partout où cela est possible. Des grands fonds océaniques aux sous-sols des exoplanètes, en passant par les replis les plus secrets de nos âmes, et chaque goutte de notre attention, de nos peurs et de nos passions. Mais au contraire du cosmos d’Héraclite, le monde incendié par le capitalisme ne renaît pas de ses cendres dans un cycle éternel. La destruction se propage dans un cosmos dont la tolérance atteint des limites que nous commençons à sentir.
TROIS « ISMES » POUR PRENDRE LA TANGENTE
Parce que l’espoir doit faire loi, et que la lutte est notre lot, je ne terminerai pas ce tour d’horizon sans allumer quelques contre-feux. Car à côté de l’expansionnisme occidental, son réductionnisme et sa logique financière, la créativité humaine et la pluralité des modes de vie offrent une ressource précieuse. Je me contente ici de mentionner trois pistes, trois nouveaux « ismes » à explorer.
ANIMISME : à l’opposé de la Volonté de puissance quantitative, l’animisme reconnaît la singularité expressive et qualitative des multiples habitants de la Terre, humains et non-humains. Métaphysiquement, l’animisme suppose la reconnaissance que le monde matériel est « sentant », qu’il n’est pas indifférent et passif, mais parcouru de différences actives. C’est le fondement d’une éthique de l’attention aux signes du vivant. Donc la base d’une sensibilité partagée au monde.
PERSPECTIVISME : il s’ensuit un pluralisme des cultures et des manières d’être vivant, qui implique de reconnaître la validité de chaque point de vue sur le monde, de chaque mode d’être et d’intéressement au monde, aux antipodes d’un monothéisme qui dévalorise la diversité des points de vue sur le monde et d’un scientisme qui affirme la nature uniforme et inerte du monde matériel. Le perspectivisme implique un pluralisme, c’est-à-dire l’instauration cosmopolitique d’une négociation continue avec les autres points de vue qui portent sur le monde et tissent sa toile vivante.
COMMUNALISME : pour ne pas dire communisme… Car il ne faut pas s’en cacher : si le capitalisme échoue de manière intrinsèque et pathologique à prendre en compte le monde, ses sensibilités et ses multiplicités vivantes, il faut bien que la question de notre rapport aux ressources soit placée sous le signe du Commun(al), plutôt que du Capital. Le Commun, toutefois, ne doit pas être vu comme une valeur molle et consensuelle, mais comme l’affirmation que nous sommes inséparables les uns des autres, car nous sommes inséparables de ce monde. Le choix du terme « communalisme » ne réfère pas aux mouvements des communes, mais signale simplement que le communisme en question ne doit pas être une doctrine d’État autoritaire, mais un principe de démocratie et de partage qui assume sa dimension toujours locale et située.
[1] Cf. « Against the Grain », de James C Scott.