Pour ces temps de confinement chez soi, Symbiosphere vous propose une escapade historique aux origines antiques du « foyer ». Guidé par la plume vivante de Jean-Pierre Vernant, notre périple se conclura par une théorie symbiologique des lieux-arbres et une esquisse du tiers-espace.

Cette réflexion de circonstance sur le foyer est aussi l’occasion de poursuivre notre recherche sur l’espace en suivant les traces emmêlées de notre antique rapport aux lieux et à la terre. Car à travers le foyer, nous le verrons, c’est un terroir, une terre, et finalement la Terre elle-même que nous habitons. Nous abordons cette histoire à l’aide des précieux travaux de Jean-Pierre Vernant, en particulier le texte « Hestia-Hermès. Sur l’expression religieuse de l’espace et du mouvement chez les Grecs » (1).
Dans l’histoire occidentale européenne, la culture du foyer remonte à la littérature homérique (7ème et 6ème siècles avant l’ère chrétienne), c’est-à-dire à l’époque archaïque, et à travers celle-ci, à la civilisation mycénienne qui domina la Méditerranée égéenne dans la seconde moitié du deuxième millénaire. Contrairement au fourneau de la cuisine moderne, généralement situé dans un lieu annexe, la place du foyer grec est au centre de l’oikos. L’oikos, c’est la maison en un sens étendu mais précis, qui restera peu ou prou celui du domus romain : la maison au milieu de ses terres, labourées et pâturées. À l’origine, c’est la demeure d’un roi, ou au moins celle d’un notable ou potentat local, comme le fut le basileus mycénien.
L’oikos implique toute une communauté d’humains et de bestiaux, mais aussi une primauté évidente du maître des lieux, le dominus romain, le père de famille, qui règne sur ses terres, son épouse et ses domestiques. Suivant l’organisation de la société patrilinéaire et patrilocale d’alors, l’homme est attaché à sa terre et y fonde une lignée. Ce sont donc les femmes qui sont l’élément mobile, quittant le foyer parental pour rejoindre celui de l’époux, accueillir sa semence (dans l’esprit grec, le principe actif de la filiation réside chez le mâle) et porter sa descendance. Mais cette inscription de la maisonnée dans la société et dans l’espace est également ancrée dans une conception religieuse et une pratique rituelle du foyer. La figure divine d’Hestia est ici centrale. Et elle ne nous raconte pas seulement la soumission du féminin au masculin.
Hestia, la déesse au foyer
Selon Vernant, la figure d’Hestia renvoie probablement à un sacerdoce féminin plus ancien, comparable à la fonction des Vestales romaines. C’est que la cuisson au foyer possède une signification religieuse essentielle. Dans la vision grecque archaïque, la cuisson de la viande assure une mission sacrificielle de répartition du festin entre les dieux et les hommes. Aux hommes revient la chair cuite et reconstituante, aux dieux le parfum désincarné de la cuisson. Pourvoyeuse de nourriture spirituelle, la fumée qui s’élève au ciel apporte au banquet des dieux les effluves capiteuses de la viande rôtie et des épices rituelles.
Cependant, le sens et la fonction d’Hestia ne se comprennent pas hors de son association avec Hermès. Hestia et Hermès sont, insiste Jean-Pierre Vernant, deux divinités qui partagent avec les humains leur existence terrestre. Ils veillent sur les lieux que nous habitons et hantent les espaces que nous traversons. Le couple divin n’est soudé ni par les liens de l’amour ni par ceux de la parenté, mais bien par une puissante complémentarité logique. Comme le démontre abondamment Vernant, ils correspondent à deux polarités, deux dimensions complémentaires et inséparables de l’espace grec, mais aussi deux idées fortes dans la pensée grecque : la mobilité et la fixité.
« Être chez soi, ce n’est pas être enfermé entre quatre murs. C’est être à proximité du feu central. »
Hermès, c’est la mobilité, le mouvement, les échanges. Il sera donc, tour à tour et suivant les circonstances, le dieu des bergers (en écho aux anciens peuples pastoraux qui faisaient paître leurs bêtes dans un espace ouvert et nomade), le protecteur des messagers et des voyageurs, le dieu des commerçants, et même des brigands et des voleurs. En termes topographiques, il veille sur les voies de communication, routes et moyens de transport qui constituent proprement son domaine de compétence terrestre. Sur le plan économique, on peut y voir, avec un brin d’anachronie, l’expression mythique de la mobilité des richesses. En effet, comme le rappelle Vernant, les bêtes furent la première forme mobile de la richesse, et donc du capital (capita désigne d’ailleurs la tête de bétail (2)). Et comme le berger, mais d’une autre manière, le commerçant et le brigand feront à leur tour circuler les richesses.
Par contraste, Hestia incarne la fixité, ce qui attache les humains au sol. Elle représente aussi la centralité. Et les deux idées se rejoignent dans la culture qui en Grèce se développe à l’époque d’Homère, et où le centre présente une valeur éminente car il est doté précisément d’un pouvoir ordonnateur et stabilisateur dans l’espace physique et mental. Dès lors, le rapport au centre, l’attraction centripète est ce qui définit le cercle intime de la maison, bien mieux que sa limite extérieure. Chez les Grecs, être chez soi, ce n’est pas être enfermé entre quatre murs ou protégés derrière une clôture. C’est être à proximité du feu central.
C’est pourquoi les deux polarités opposées représentées par Hestia et Hermès, la fixité et la mobilité, ne désignent pas deux domaines exclusifs et séparés l’un de l’autre. En particulier, la demeure, présidée par Hestia, doit être ouverte et accueillante pour les hôtes et voyageurs de passage. Comme le rappelle le linguiste Benveniste (2), le xénos – qui a tristement dérivé vers notre français « xénophobie » – était une institution liée au devoir d’hospitalité, un devoir si impérieux qu’il pouvait se reporter sur plusieurs générations. Ceci illustre bien le fait que les figures d’Hestia et d’Hermès – respectivement l’attachement à un lieu et la mobilité sans lieu – sont complémentaire et interdépendante, et non simplement opposées.
« Le foyer n’est pas ici conçu comme un espace séparé, mais comme un pôle d’attraction et de fixation. »
Pour cette raison, on évitera d’associer trop étroitement Hestia et Hermès aux fonctions de l’intérieur et de l’extérieur, même s’il est évident qu’il existe une répartition sexuée de ces espaces, attribuant au féminin l’intérieur de la maison et au masculin la circulation dans l’espace extérieur. Seulement justement, le foyer n’est pas ici conçu comme un espace séparé, mais bien comme un pôle d’attraction et de fixation, dont le champ quasi magnétique s’exerce aussi à l’extérieur.
Que l’on ne puisse réduire Hestia au symbole de « la femme au foyer », de la réclusion du féminin dans la domesticité, cela découle donc du simple fait qu’elle indique le centre. Or, comme je l’ai dit, la force centripète est une logique qui s’empare de toute la culture grecque à l’époque archaïque. Pour s’en convaincre, il suffit de signaler que chaque cité possède, en son cœur, un foyer commun, également placé sous la protection d’Hestia, et qui garantit la communauté de la polis. On ajoutera que cette même centralité, fondatrice de la démocratie, est exprimée dans la cosmologie grecque (3).
Qu’est-ce qu’un lieu ?
À partir d’ici, je ferai quelques incursions hors des sentiers de l’analyse historique de Vernant, pour aborder des significations philosophiques et anthropologiques de l’espace qui dépassent le contexte de la Grèce archaïque. Dans le cadre de cette réflexion élargie, les deux polarités de la spatialité grecque, que nous venons de découvrir sous le visage d’Hestia et Hermès, vont perdre leur élégante complémentarité pour prendre des significations radicalement divergentes, que je tenterai d’éclairer à la fin de ce texte.
L’espace de mobilité pure, défini par Hermès, rejoint quelque chose que nous connaissons par Gilles Deleuze et Félix Guattari sous le concept d’« espace lisse » (4). Il s’agit d’un espace de pure fluidité, sans coordonnées fixes, un espace lui-même mouvant, sans cesse redéfini par les déplacements qui s’opèrent à sa surface. Cette spatialité, ces auteurs la rapportent aux cultures nomades, par opposition à l’espace strié des États sédentaires, où le pouvoir s’exerce sur le champ, dont il est essentiel de pouvoir mesurer les dimensions et estimer la productivité, afin de garantir les revenus de l’État par le prélèvement (5). Le prototype de l’espace lisse, c’est la mer, avec ses courants invisibles et ses vagues ondoyantes qui interdisent au navigateur d’assigner une position fixe à un objet, la dérive et le mouvant étant le sort commun et perpétuel de toute flottaison. Dans le domaine de l’anthropologie culturelle, Deleuze et Guattari rapportent l’espace lisse à la piraterie et plus généralement à l’art de la guerre, développé et maîtrisé jusqu’à l’excellence par les grands empires nomades des steppes, qui sévirent durant de longs millénaires entre la Chine et la Méditerranée, maîtrisant l’art de tromper l’ennemi en brouillant ses repères.
« Hestia n’est pas un mode de l’étendue spatiale. Hestia est le lieu. »
Hestia, c’est tout autre chose. Ce n’est pas du tout « l’espace strié » deleuzien, bien qu’elle y soit rattachée par le lien qui unit la maison au champ dans la constitution de l’oikos. En fait, Hestia n’est pas attachée à un mode de l’étendue spatiale. Hestia est le lieu. Elle exprime le sens de la racine locus telle qu’on la retrouve dans deux lignées sémantiques différentes : d’une part l’idée de « localisation », qui correspond à sa fonction situante d’assignation d’un terroir aux humains ; d’autre part les dérivés tels que « loquet » ou l’anglais « lock », qui indiquent sa puissance d’attachement, de fixation, voire de fermeture cellulaire du foyer. Et si l’espace est cette pure mouvance nomade associée à Hermès, il devient en effet indispensable de disposer d’une puissance d’attachement solide. Hestia est donc la chaîne et l’ancre de l’homme grec dans un monde où l’espace prend une forme abstraite de circulation, en particulier économique. À ce propos, il faut signaler que la fin de l’époque archaïque est aussi celle de la naissance du mercantilisme, et Vernant rappelle combien les Grecs ont répugné à concevoir la terre comme un objet d’échange, attachés qu’ils sont à celle-ci par le mythe de l’autochtonie, définissant l’homme comme produit de sa terre, ce qui situe celle-ci radicalement du côté de l’être et de l’origine, plutôt que de l’avoir et de l’échange.
Or, d’où Hestia tire-t-elle sa puissance d’attachement, sinon de la Terre elle-même ? Jean-Pierre Vernant multiplie les illustrations du lien profond et ancien qu’entretient Hestia avec la Terre. Il rappelle qu’elle est parfois même confondue avec Gaia, la déesse Terre primordiale et maternelle de la cosmogonie hésiodique. Avec celle-ci, elle partage la capacité d’instaurer la stabilité, la fixité, le sol et la gravité : avant Gaia, l’univers est le règne de Chaos, une « béance » sans fond, sans haut ni bas (6). Ainsi Hestia préside-t-elle à l’instauration d’un mini-cosmos géocentrique. D’ailleurs, Vernant rappelle qu’en maints endroit, Hestia est associée à un omphalos, qui prend généralement la forme d’une grosse pierre ronde sacrée censée indiquer le centre du monde. Or l’omphalos désigne également l’ombilic, le nombril. Ceci fait bien sûr le lien avec la fonction fertilisante d’Hestia. Non seulement en nous rappelant que la Terre (Gaia) est d’abord une Mère pour tous les êtres qui l’habitent, mais aussi parce que là où trône Hestia, au cœur du foyer, elle veille sur la fonction reproductrice de la femme. Car c’est ici, en ce lieu, au beau milieu de la terre du mari, qu’il s’agit de fonder une lignée, de « faire souche ».
Le lieu-arbre : pour une dendro-topologie
« FAIRE SOUCHE ». Cette expression servira de point de bascule à cet exposé, qui prend ici un tour plus spéculatif et philosophique. Je pose ici la question suivante : et si on renversait l’opération ? Et si, à la place d’Hestia, il y avait en effet une souche ? Et si dans ce lieu, un arbre avait poussé autrefois ? Et qu’Hestia avait (res)surgi après que l’arbre eût été coupé, non pas simplement pour faire la souche d’une descendance humaine, mais pour ériger à nouveau, sur ce lieu même, à partir de la souche encore vive, la présence perdue de l’arbre ?
Faisons cette hypothèse : le lieu est d’abord un arbre ; et l’arbre est d’abord un dieu (7). Puis survient la coupe de l’arbre, la déforestation. Les lieux doivent être réinstitués. Mais dans un premier temps, la mémoire de l’arbre continue de hanter leur fondation, fût-ce de manière implicite. Alors, c’est soudain un autre éclairage, une autre ambiance qui pénètre l’oikos et entoure la déesse au foyer.

SOUCHE. Le foyer, justement, pile au centre de la maison, est le lieu de la souche. C’est là que poussait jadis l’arbre vivant, et que prend aujourd’hui racine la famille, cet arbre généalogique qui donne à l’existence brève des humains la longueur de temps qui caractérise la vie des arbres. D’ailleurs, rappelle Vernant, le foyer incandescent est aussi une métaphore de l’engendrement, les tisons étant comme des rejetons en formation. Et la demi-immortalité des arbres, leur caractère intermédiaire entre monde terrestre et monde céleste, transparaît dans certains rites liés à Hestia. C’est le cas des Amphidromies, décrites par Vernant : lors de celles-ci, le nouveau-né est tour à tour placé dans le foyer et posé sur le sol, dans un ballet rituel mimant une hésitation entre condition immortelle et condition humaine (tous les polythéismes savent que leurs dieux sont fragiles).
« Nous faisons cette hypothèse : le lieu est d’abord un arbre ; et l’arbre est d’abord un dieu. »
TRONC. Ensuite, la colonne de fumée qui s’élève dans le ciel est comme une résurrection du tronc. Mieux : la fumée est une recomposition matérielle du fût végétal, puisqu’elle est formée par le produit de combustion du bois lui-même. Le fait que cette fumée soit chargée de parfums aromatiques – issus d’herbes et de feuilles – participe de cette recomposition olfactive et visuelle du majestueux végétal. En adressant cette fumée aux dieux, comme leur part immatérielle du festin, la religion grecque du foyer maintient en réalité une fonction qui était antérieurement celle des arbres : établir et maintenir un lien entre la terre et le ciel. Car si Hestia est au centre de l’oikos, tout comme le tronc est au centre de l’implantation de l’arbre, elle est aussi un « lieu de passage entre niveaux cosmiques », selon les termes de Vernant.
RACINES. Quant au puissant ancrage du foyer dans la terre, dont Hestia est la force tutélaire, il reproduit les racines des arbres, qui s’infiltrent dans le sol pour assurer à jamais la fixité inamovible de l’arbre, mais aussi pour instituer un réseau de coappartenance, un régime de consubstantialité de l’arbre vivant avec sa terre, bien au-delà de l’ombre de ses frondaisons. C’est ce qu’on découvre aujourd’hui à travers l’importance des mycorhizes et les hypothèses relatives à la communication chimique entre les arbres sur de très grandes surfaces (8). Tout comme les racines de l’arbre, Hestia institue un régime d’habitation, un ethos terrestre qui se définit comme appartenance à un terroir, c’est-à-dire un milieu vivant, un monde proche, portant sa propre « biodiversité », ses symbioses particulières (Vernant utilise lui-même le mot de « symbiose » pour désigner l’alliance passée entre un homme et sa terre par l’entremise d’Hestia, et cet emprunt au vocabulaire biologique est suffisamment rare chez cet auteur pour être signalé). Par leur caractère tactile et immersif, par leur capacité à s’associer à d’autres êtres vivants pour mieux étendre un réseau de sensibilité, le système racinaire rejoint la signification que revêt le concept d’Umwelt, créé par l’écologue Jakob von Uexküll pour définir le monde propre d’un être vivant, c’est-à-dire celui qu’il peut sentir, celui qui peut compter pour lui, et qu’il prendra en compte dans sa manière d’être vivant. Comme cet Umwelt, les racines définissent un environnement avec lequel l’arbre partage, de proche en proche, une communauté de sentirs (9).
FRONDAISONS. Enfin, pour évoquer la canopée, il ne suffit pas de mentionner le fait que des herbes et aromates sont rituellement ajoutés dans la cuisson, même s’il est vrai que leur combustion alimente un feuillage imaginaire, à la manière d’une sève sublimée en parfums foliaires. Il y a en effet toute une description saisissante par Vernant de l’ambiance instituée par Hestia autour du foyer. Ici règne un climat particulier, un clair-obscur humide qui établit, précise l’auteur, une « correspondance entre l’image de la maison ombreuse… et celle du giron féminin ». Et l’auteur d’ajouter que le « fond » de la demeure, où vivent les femmes, « comporte un aspect chthonien ». Un monde qui sera rejeté et haï par Platon, lequel oppose la mollesse des garçons élevés dans le giron, « nourris à couvert de l’ombre mêlée de demi-jour » à l’éducation « en plein soleil » de « garçons solides et virils ». Voilà pour l’ambiance, c’est celle du monde maternel, du sein nourricier, presque de la bulle amniotique, comme le dirait Peter Sloterdijk dans le cadre de sa pensée sphérologique, qui insiste également sur la fonction de « climatisation » associée aux bulles intersubjectives des micro-espaces humains tels que le foyer domestique (10).
Évoquant l’Illiade, Jean-Pierre Vernant formule ces mots : « le rejeton qu’Agamemnon a planté dans son foyer, au centre du royaume, « ombrage » en grandissant toute la terre de Mycènes, c’est-à-dire étend jusqu’aux limites du territoire l’ombre rassurante qui fait de la maison un abri couvert ». Cela montre bien que le foyer reste lié à l’idée d’une frondaison qui porte de toute part autour de l’implantation du tronc. De plus, Vernant rappelle que l’Hestia commune de la cité est parfois associée à un édifice religieux circulaire qui porte parfois le nom de skias, synonyme d’une hutte de branchage et feuillage en forme de tente.
Ainsi, le lieu-arbre qui renaît et se maintient par les soins d’Hestia réinstitue la présence même des lieux sous la forme d’une atmosphère protectrice et partageuse, sous les frondaisons d’un ancien arbre divin qui continue de projeter sa pénombre bienfaisante, tel un abri vital contre le trop vif soleil des dieux et des hommes préoccupés par la guerre et la conquête (tant qu’il y a un arbre, la terre n’est pas conquise. Il faut abattre et dessoucher l’arbre pour que passe le char ou la charrue). Et on sait en effet combien les arbres sont créateurs d’atmosphère. Non seulement par leur contribution aux grands équilibres et à la chimie atmosphériques, mais aussi localement, par leur influence sur la température et la pluviométrie.
Il reste à mentionner quelques éléments d’ordre historique et linguistique à l’appui de cette lecture. Ils concernent notamment l’ancienneté de la fonction d’Hestia. Jean-Pierre Vernant, rappelant que la déesse « épichtonienne » qu’est Hestia « doit enraciner la maison humaine dans la terre », précise que c’est déjà le sens de « cet hôtel foyer fixe », « rond et soudé au sol » du mégaron mycénien. Le lien du foyer à la racine et au tronc serait donc établi de haute antiquité. Qui plus est, le foyer mycénien était « entouré de piliers de bois », ce qui justifie selon Vernant un rapprochement étymologique entre le nom d’Hestia et celui de ces colonnades ligneuses. Mais le nom d’Hestia évoque également celui du mât des bateaux. Le mât renvoie encore à l’arbre, et on sait que la fabrication de bateaux a longtemps été la première raison de grandes campagnes de déforestation (11). Selon Vernant, certains auteurs voient dans le mât du bateau la véritable origine de la déesse, renvoyant ainsi le culte d’Hestia aux ancêtres navigateurs des Grecs. Mais si notre lecture est fondée, cette origine ne peut être première. Non seulement parce qu’un mât suppose d’abord un arbre, ce qui est une évidence. Mais aussi et surtout parce que cette hypothèse rattacherait Hestia à l’espace lisse de la mer, à la pure circulation nomade, et donc à Hermès, qui est son antithèse… Quant à Platon, sans surprise, il cherche à fixer l’arbre au ciel, en optant pour l’étymologie qui renvoie Hestia à la tisserande. Platon assimile alors Hestia à la déesse filandière Ananké, qu’il imagine tissant le destin de l’univers à l’aide de son fuseau cosmique.
En ce qui concerne la place des arbres dans l’époque mycénienne, voire minoenne, Paul Faure (12) signale le fait que, dans les campagnes, les divinités étaient étroitement associées aux arbres, spécialement les essences sempervirentes. Leur manifestation y prenait la forme d’un oiseau, de la foudre ou d’une apparition humaine. Selon Faure, on observe encore, dans la Crète de la fin du vingtième siècle, des rites de fertilité consistant à poser les feuilles de certains arbres dans le lit conjugal ou contre le sein d’une femme.
Enfin, je ne voudrais pas terminer ce chapitre sans mentionner les vers 130 et 131 dans Les Travaux et les Jours. Ils concernent la race d’argent, dont Hésiode dit ceci : « Pendant cent ans l’enfant était nourri par sa mère et croissait dans sa demeure ». Voilà qui peut certainement s’appliquer à la vie des arbres en forêt, et donne une image nettement arboricole de la demeure maternelle que patronne Hestia.
L’arbre hors du monde grec
Il nous est impossible de faire ici l’inventaire des valeurs religieuses et topographiques attribuées aux arbres dans les cultures anciennes. Aussi nous contenterons nous de rappeler quelques faits saillants qui éclairent ou enrichissent notre réflexion. Dans l’aire celtique, proche géographiquement et culturellement de la Grèce, la place éminente du chêne est bien attestée. Selon certains auteurs, les divinités des Gaulois étaient d’abord associées à des arbres, et ceci transparaîtrait dans leur figuration sur une stèle en colonne (7). Signalons aussi, dans les langues indo-européennes, la présence récurrente de deux racines différentes pour exprimer le « sacré ». Dans un ouvrage classique (2), Benveniste distingue en effet le sacré au sens de hiéros, qui renvoie à un trop-plein de puissance divine, et le sacré au sens de hagios, qui exprime en général un interdit, une limite à ne franchir que sous certaines conditions, comme l’enceinte d’un temple. Selon l’auteur, la forme la plus archaïque est probablement la première, ce qui fonde à penser que le sacré a une origine vitaliste dans la préhistoire grecque, en lien avec « l’accroissement » du vivant et de sa puissance, dont l’arbre peut certainement prétendre être une source et une image fondatrice. Il faut encore mentionner la racine indo-européenne très ancienne dem, qui selon le même auteur, associe l’idée de maison(née) (cf. lat. domus) à la construction en bois. Il en résulte d’ailleurs que certains mots désignant le bois ont pour racine dem (cf. tim dans l’angl. timber).
À l’époque médiévale, la question des lieux et de leur centralité est à nouveau cruciale. Nous la traitons dans un autre article (Le Moyen Âge au la délocalisation). Pour le dire de manière très condensée, le village médiéval se superpose et se substitue au domus romain tout en opérant une réinterprétation de l’espace qui associe le sacré au centre d’un espace vaguement circulaire, occupé par l’église et le cimetière, qui instituent un axe terre-ciel qui est également un axe vie-mort. Pour accomplir cette reconfiguration de la géographie sacrée, de multiples opérations de déplacement, de réinterprétation et de destruction des lieux et objets de cultes païens ont été nécessaires. C’est ainsi que les reliques sacrées (attribuées aux Saints) ont été déposées dans l’enceinte des églises et n’en sortiront plus que pour une procession annuelle (forme de marquage territorial dans l’espace rural médiéval). Quant aux arbres sacrés, qui n’étaient pas transportables au centre du village, il fallait tout simplement les abattre (ou éventuellement y associer un symbole chrétien tel qu’une croix). Dans un cas remarquable toutefois, à Fritzlar dans la Hesse, on fit abattre un chêne dédié à Thor et le bois servit à façonner un oratoire (13).
« Hestia, c’est la femme au foyer. Mais c’est aussi bien plus que cela. »
Plus éloigné dans le temps et l’espace, on trouve dans une forme ancienne de la religion des Hébreux une déesse nommée Ashera, qui était sans doute considérée comme l’épouse ou la mère du dieu principal (le futur Yahvé). Or, cette divinité primordiale maternelle rappelant la Gaia grecque, était aussi associée aux arbres (voir notre article : Note sur la déesse Ashéra et l’origine du monothéisme). Notons au passage que l’arbre, dans les religions de source judaïque, renvoie au paradis, c’est-à-dire à un passé immémorial, perdu à jamais pour cette religion forgée au déracinement de l’exil et à la lumière brûlante du désert. Et puisque nous en sommes aux récits des origines, mentionnons encore Gilgamesh, le « premier grand héros de la civilisation », et son combat contre le démon Humbaba, qui n’est autre qu’un cèdre géant, que le héros fera tomber et ramènera à Uruk pour y tailler la porte principale de la ville (11).
Artémis et le tiers-espace
Si au terme de cette réflexion, la complémentarité d’Hestia avec Hermès semble s’effacer, si la déesse au foyer nous paraît désormais totalement étrangère à l’idée d’espace, qu’il s’agisse d’espace lisse ou d’espace strié, c’est peut-être parce que ceux-ci ont déjà été raffiné jusqu’à l’abstraction d’une pure catégorie de pensée, c’est peut-être parce que l’espace de la pure mobilité et l’espace de la pure calculabilité ont déjà été déforestés, dessouchés, labourés, peignés, lissés, tamisés, liquéfiés jusqu’au grain de sable ou au point mathématique, jusqu’au plan. C’est peut-être que nous manquons d’un autre anthropospace, d’une autre conception de l’étendue, un espace qui n’a pas encore été dissocié des liens vivants qui le constituent. Ni lisse, ni strié, ce tiers-espace est rugueux, il est tissé ou entrelacé. Or, cet espace pourrait-être le domaine d’une autre figure féminine et virginale de la mythologie grecque. Cette figure, c’est Artémis, déesse des animaux sauvages, des forêts vierges et de la chasse. Ici, les choses ne se prêtent guère aux échanges lestes et furtifs du commerce ou de la razzia guerrière, propres à l’espace lisse nomade, pas plus qu’ils n’entrent dans le régime de propriétés et de coordonnées d’exclusion mutuelle qui affecte les objets dans l’espace strié sédentaire, de prélèvement et de contrôle. Dans l’espace sauvage où règne Artémis, les choses se trouvent prises dans des devenirs mutuels. C’est pourquoi Artémis préside aux fameuses Métamorphoses décrites par Ovide.
Et puisqu’on aborde la déesse chasseresse et ses métamorphoses, nous devons aussi évoquer Dionysos et ses masques, qui est son émissaire dans le monde civilisé, où il apporte un élément de désordre transitoire et nécessaire à la régénération de la cité. Mettant en transe des hordes de femmes, initiant des cortèges orgiaques allant parmi les bois et les champs, il se sert de la puissance minorisée du féminin pour faire sentir à l’ordre masculin de la cité sa fragilité. Le temps d’une transe collective, d’un carnaval débridé, toutes les catégories tranchées de la cité sont brouillées et renversées : le masculin et le féminin ; le vieux et le jeune ; le lointain et le proche ; le civilisé et le sauvage ; le Grec et le barbare (14). C’est donc un peu de la nature rebelle d’Artémis qui s’immisce dans le fragile cosmos de la polis pour y faire une place à ces « devenirs minoritaires » chers à Gilles Deleuze.
« l’imaginaire n’est qu’une forme dégradée et intériorisée d’anciennes manières d’habiter un monde »
Au rayon des traces et indices d’une affinité secrète et originaire entre le foyer domestique et de l’arbre symbiotique, il faudrait encore verser les premiers chapitres de la Poétique de l’espace de Gaston Bachelard (15). Cette enquête phénoménologique, à la recherche de l’essence du foyer comme espace intime, fourmille d’impressions vécues et de fragments littéraires qui attestent de cette proximité éco-logique entre arbre et habitation. Par exemple, lorsqu’il écrit : « La maison, bien enracinée, aime avoir une branche sensible au vent, un grenier avec des bruits de feuillage » (p.62). En citadin rêvant mélancoliquement sa maison intérieure, Bachelard n’envisage à aucun moment la puissance éthologique, « habitationnelle » que durent avoir autrefois les grands arbres avec leur myriade de symbiotes, chapardeurs ou obligés. Il est plutôt sur la piste moderne d’une constitution d’un espace intime, d’un halo psychique, d’une bulle d’ipséité, qui préfigure le travail philosophique de Peter Sloterdijk. Pour lui, l’arbre n’est qu’une image fondatrice de l’intime parmi d’autres (la coquille, le nid, etc.). Néanmoins, la façon dont Bachelard est sans cesse ramené – presque involontairement – à l’arbre plaide pour l’importance immémoriale de ce lieu vivant centré et ramassé sur lui-même, mais aussi protecteur et dispensateur d’abris secret. Un lieu qui est aussi un milieu, ouvert sur la pluralité du vivant et les vibrations de la terre. Ô combien éloigné des remugles nés des mijotements solitaires du Moi. Une fois encore, l’imaginaire n’est qu’une forme très dégradée et intériorisée d’anciennes manières d’habiter un monde.
Conclusion
À partir du foyer, en suivant le fil des descriptions minutieuses et vivantes de Vernant, nous sommes arrivés à une théorie symbiologique de l’arbre-lieu. Comme l’arbre, Hestia déploie son propre lieu. S’élevant doucement vers le ciel depuis le foyer central fumant, elle enrobe les hommes et leurs rejetons dans le milieu rassurant du foyer d’habitation. Comme l’arbre, elle est une méta-symbiose, un être-lieu vivant qui accueille des centaines d’autres êtres, symbiotes ou parasites, mais aussi des êtres de passage, pour lesquels il devient lui-même un espace semi-fermé, un lieu-bulle. La chenille ou le coucou. Un mi-lieu qui intercède dans les devenirs mutuels symbiotiques. Hestia, c’est la femme au foyer, mais c’est aussi bien plus que cela (16).
Mais le foyer ne rougeoie que parce que l’arbre a cessé de verdoyer. La colonne de fumée évoque à la fois le tronc de l’arbre et son abattage. C’est pourquoi il faudrait parler non seulement de lieu-arbre mais d’arbre-clairière (17). Car il a fallu couper et brûler des dieux-arbres pour ouvrir le cercle humain de la cité, autour duquel s’étendra l’étendue rampante du labour. Le foyer est une contre-clairière, une contre-révolution néolithique, un tribut à Gaia. Du sacrifice de l’arbre, Hestia est la mémoire discrète et bienveillante. Elle ré-institue l’ancrage à la terre, la promesse de pérennité et le microclimat protecteur de l’arbre. Dans cette réinstauration grecque du lieu par la femme comme puissance veillant au coeur de la maison, le foyer fait souche pour la descendance ramifiée de l’homme. Il crée un climat de fraternité et d’hospitalité commensale à la table de l’oikos. Mais il établit aussi une alliance symbiotique avec la terre, le terroir. Car en s’étendant au loin, invisible sous l’humus et l’herbe folle, les racines de l’arbre portent bien plus que la structure hiérarchique et généalogique qu’on lui attribue symboliquement. Leur invisible réseau souterrain sous-tend une communauté implicite, une familiarité secrète entre les humains et les paysages, les plantes et les animaux de son environnement. C’est la lente émergence d’un Umwelt habité, d’un monde commun de proximité sentie. Même si, dans la culture grecque, le sens de cette familiarité avec le milieu est déjà largement émoussé, et l’idée d’espace raffinée jusqu’à l’abstraction mathématique.
« Lutter pour la Terre, c’est lutter à la fois contre l’absolue déterritorialisation du capitalisme et contre l’absolue territorialisation du nationalisme »
Si nous avons raison, perdre les arbres peut nous rendre fous. Et cette époque qui a le lieu en horreur (18), en est peut-être la preuve. Il reste donc à imaginer un monde, une utopie antique, où l’espace serait placé sous l’égide d’une nouvelle dualité, cette fois toute féminine, formée d’Hestia et d’Artémis, de l’arbre qui fait lieu et de la forêt qui fait (et défait) les liens. Vouloir ce monde, c’est lutter pour la Terre. Et lutter pour la Terre, c’est lutter à la fois contre l’absolue déterritorialisation du capitalisme et contre l’absolue territorialisation du nationalisme. C’est affirmer l’utopie d’un troisième espace. Contre l’infini dédain qui joue de la circulation accélérée des marchandises dans l’espace lisse nomade, et contre l’infinie avidité qui vise à l’accumulation et au contrôle sans fin des richesses dans l’espace strié sédentaire. Contre la brutalité de la guerre et le contrôle de l’Etat.
(1) In Vernant, J-P, Vidal-Naquet P, La Grèce ancienne, tome 2. Éd. Du Seuil, 1965 (1991).
(2) Benveniste, É, Le vocabulaire des institution indo-européennes. Vol. 1 et 2. Éd. De Minuit, 1969.
(3) La démocratie grecque est précisément une conception du pouvoir par le « centre vide ». Comme la royauté et le cosmos, la cité est organisée autour d’un centre, à ceci près que ce centre n’est pas occupé, à charge pour les citoyens isonomiques (situés à une distance égale du centre) de délibérer les décisions. Cf. Vernant, J-P, Espace et organisation politique en Grèce ancienne, in La Grèce ancienne, op. cit. (1).
(4) Deleuze, G, et Guattari, F, Mille plateaux. Éd. De Minuit, 1980.
(5) L’évidence quasi visuelle du rapport entre « espace strié » deleuzien et espace agraire des États de l’Orient antique s’éclaire à la lecture de Scott, J C, Homo domesticus, une histoire profonde des premiers États. La Découverte, 2019 (2017).
(6) Cf. Vernant, J-P, L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines. Éd. Du Seuil, 1999.
(7) Cette hypothèse n’est pas que spéculative. Lire p.ex. Lajoye, P, L’arbre du monde. La cosmologie celtique. Biblis, 2016.
(8) Cf. le livre populaire de Wohlleben P, La vie secrète des arbres, Éd. Les Arènes, 2017 (2015).
(9) C’est l’occasion de signaler l’injustice qui est faite aux arbres par Deleuze et Guattari, dans le célèbre texte Rhizome. Ils ne reconnaissent dans l’arbre que l’arborescence des modes de pensées hiérarchisées et dichotomiques, ignorant complètement son statut de quasi-lieu, de mi-lieu pour l’émergence d’un Umwelt entrelaçant une communauté de vivants, ignorant sans doute alors que les racines et rameaux des arbres ne communiquent pas uniquement avec le tronc central, mais aussi avec l’ensemble du milieu, à travers les associations mycorhiziennes et émissions métaboliques.
(10) Voir p.ex. Sloterdijk, P, Ni le soleil, ni la mort. Fayard, 2003 (2001). Le titre de cet ouvrage d’entretiens convient bien à notre sujet, car la création d’un espace de vie favorable et bienveillant sous la pénombre des arbres correspond en effet à la recherche d’un milieu qui échappe tant à l’universalité sèche et implacable des religions et des métaphysiques solaires, qu’à la fusion dans une inconscience inorganique et la désorganisation humifère. C’est l’occasion de signaler une familiarité évidente entre nos tentatives de décrire des anthropospaces et des anthroposphères et la philosophie des bulles et des sphères de Peter Sloterdijk. Cependant, nos bulles ne sont pas psychanalytiques. Elles n’ont pas pour origine le face-à-face duel de la mère et de l’enfant. Pour nous, tout lieu est d’abord un mi-lieu, c’est-à-dire une communauté vivante impersonnelle, un Umwelt, un environnement partagé, une ambiance écologique au sein de laquelle peut seulement s’établit une bulle ovoïde, telle que l’anthroposphère primate à deux foyers, édifiée et comme préimprimée dans la géométrie du visage des singes à face aplatie.
(11) Avec des conséquences souvent fatales pour les civilisations qui sapaient ainsi leur propre assise environnementale et étaient conduites à l’effondrement. Cf. Harrison, R, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Flammarion, 1992.
(12) In Bonnefoy, Y (dir.), Dictionnaire de la mythologie. Fammarion, 1981.
(13) Baschet, J, La civilisation féodale. Flammarion, 2006.
(14) Cf. Harrison, R, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental. Op.cit. Voir aussi Vernant, J-P, Le Dionysos masqué des « Bacchantes », in Vernant, J-P, et Vidal-Naquet, P, La Grèce ancienne, op. cit., tome 3.
(15) Bachelard, G, Poétique de l'espace. Presses Universitaires de France, 1957 (pagination : coll. Quadrige, 2005).
(16) J'ai voulu éviter de placer l'analyse sous l'angle seul de la relégation du féminin, de l'assignation à résidence de la femme. Comme souvent, lorsqu’on s’adresse à la place du féminin dans l’histoire ancienne, on fait face à une alternative inconfortable. Une approche simple consiste à se positionner en moderne et à rejeter en bloc un passé marqué par la domination patriarcale. Toute forme d’indulgence pour ce passé révolu est alors perçue comme une compromission inacceptable avec le mâle dominant. Mais si l’on s’en tient à cette approche, on se trouve face à un risque non moins immense, celui de manquer les potentialités non actualisées de ce passé. Dénoncer les oppressions et persécutions est un devoir pour le présent, mais un risque pour le passé. Ici, ce qui compte, c’est de réveiller les puissances endormies. L’histoire est une succession de mauvais choix. Le but de notre recherche historique est de réanimer l’urgence de ces choix. Réveiller l’inconfort de ces incertitudes, non conforter nos certitudes. Faire honneur aux possibles en dormance, sous les strates durcies de l’histoire triomphante. Tel est la situation d'Hestia. Il m'a semblé plus utile de montrer la puissance du foyer, de quel monde ce foyer est porteur, plutôt que d'y voir une simple dévalorisation du féminin.
(17) Cela explique peut-être l'étrange double sens du mot lucus désignant chez les Romains à la fois le bois sacré et la clairière. Cf. Dumézil G, Fêtes romaines d'été et d'automne, Gallimard, 1975.
(18) Cf. notre article : Non merci, on habite ici. Ou cet autre article : Amazon, l'Etat et les guerriers nomades.