En souillant des œuvres d’art inestimables, les activistes du climat dépassent-ils les limites du tolérable ? Ou bien nous posent-ils la question de ce que nous tolérons, en laissant nos activités dépasser les limites du système Terre ? Et si, finalement, leur geste s’inscrivait dans la tradition de l’art moderne…

Mines graves. Sourcils froncés. Éclats de voix. Sur les plateaux comme sur les réseaux, les commentaires fusent. Le débat s’enflamme. Des bribes. Un bref brouhaha. Pour animer nos soirées usées. Mais la pensée ne s’attarde pas au coin des feux de paille de l’actualité. Et plutôt que d’approfondir la question en suivant les fils qui se nouent dans les obscures profondeurs de notre psyché civilisationnelle, on s’en tiendra au frisson fiévreux d’une bruyante indignation.
Même une personnalité aussi engagée que Dominique Bourg, philosophe de la question écologique, martèle face caméra sa réprobation perplexe face au geste des activistes, qu’il juge insensé. Selon lui, il n’existe « aucun rapport » entre la destruction écologique et la destruction d’une œuvre d’art. Aucun rapport, vraiment ? Il y a pourtant un lien qui s’impose immédiatement : c’est un geste de destruction. Et son caractère d’absurdité incompréhensible, n’est-il pas lui-même un écho de la dévastation de notre habitat terrestre ?
Ici, on s’intéresse à trois formes de rationalité discursive dans le geste des activistes : métonymique, métaphorique et métaphysique.
1. Just Stop Oil
Le premier argument est le plus léger, le plus superficiel. Je l’expose brièvement, tout simplement parce qu’il paraît avoir échappé à beaucoup d’observateurs de langue française. Van Gogh, comme la plupart des peintres de son temps, peignait à l’huile. Et en anglais, la peinture à l’huile se dit « oil painting ». Le même mot désigne donc la peinture de Van Gogh et l’un des principaux combustibles fossiles. Le message est on ne peut plus clair : il faut bannir toute utilisation du pétrole (« oil »). Ce type d’action de communication fondée sur la métonymie (l’œuvre de Van Gogh et l’industrie fossile partagent un élément de dénomination, ce qui permet de prendre l’une pour l’autre) est un procédé discursif certes artificiel, mais largement utilisé par la publicité pour frapper les esprits et renforcer la rémanence d’un message.
Cela ne suffit sans doute pas à légitimer ce type d’action, mais à tout le moins, on ne peut prétendre qu’il n’existe aucun lien entre ce geste iconoclaste et ce sur quoi il veut attirer l’attention. Et après tout, ces activistes ont grandi dans un monde où les médias et la culture sont dominés par la communication et le marketing, comment attendre d’eux qu’ils ne recourent pas à ces mêmes techniques de guérilla mentale ? C’est d’ailleurs un sujet de réflexion en soi, le marketing publicitaire étant la forme autorisée et valorisée d’un discours qui promeut la (sur)consommation sans relâche, et donc aussi une croissance destructrice basée sur l’exploitation indéfinie des ressources.
2. Patrimoine en danger
Si le premier argument était métonymique, le second est métaphorique. En soulevant une vague d’indignation outrée – d’ailleurs en grande partie affectée, les œuvres n’ayant pas été matériellement endommagées –, les activistes du climat nous mettent en réalité face à notre abyssale inconséquence. Alors que chaque personne sensée semble devoir se scandaliser publiquement d’un geste qui attente au patrimoine immatériel (notez-le !) de l’humanité, nous supportons chaque jour de voir saccagé davantage le patrimoine matériel qui soutient substrat vivant et matériel qui rend possible cette humanité. Cette planète, avec sa biodiversité foisonnante, avec ses paysages saisissants qui ont inspiré tant de peintres classiques, romantiques ou impressionnistes, ces écosystèmes extraordinairement complexes, où se jouent une symphonie à mille voix accordées et synchronisées. N’est-ce pas aussi un patrimoine commun, aussi bien matériel qu’immatériel ?
« Le grand récit civilisateur est celui d’un arrachement à la terre et aux divinités terriennes, à l’animalité qui nous hante, aux cycles de la naissance et de la mort, au festin partagé des mangeurs et des mangés.
Mettant ainsi nos jugements en porte-à-faux, jetant un cruel clair-obscur sur l’outrance des réactions, le geste des activistes dégage un angle mort de la civilisation, une brisure dans le miroir que se tend l’Occident à lui-même, et qui s’origine dans un profond et obscur passé. Car il semble que nous soyons constitutivement inaptes à comprendre notre humanité autrement que comme coupée de la nature, voire opposée à elle. Le grand récit civilisateur est celui d’un arrachement à la terre et aux divinités terriennes, à l’animalité qui nous hante, aux cycles de la naissance et de la mort, au festin partagé des mangeurs et des mangés. Hélas, rien n’indique que nous soyons en chemin pour retrouver le sens de ces interdépendances qui habitent l’intimité de notre lien aux paysages, aux écosystèmes et aux autres formes de vie, y compris les plus modestes et insignifiantes, vers et microbes innombrables digérant les sols et fabriquant la fertile glèbe. Mais ça, c’est une autre histoire (celle de la symbiosphère).
3. Ultime sacrilège
Le troisième et dernier argument en défense des activistes a selon moi la portée la plus lourde. Il n’est plus seulement métonymique ou métaphorique, mais métaphysique ! Car en s’attaquant à l’art reconnu officiellement et célébré dans les musées, les activistes climatiques touchent aux derniers reliquats du sacré. Leur geste opère comme une secousse sismique au cœur de notre être, dont la vibration lézarde les murs porteurs de nos certitudes et fait vaciller nos postures sur leur socle. Nos palais de justices peuvent tomber en ruine, les palais présidentiels être arrosés de cocktails Molotov, nos assemblées envahies par des assaillants armés. Mais nos musées : sacrilège ! Il suffit d’y entrer pour mesurer combien l’on y patauge dans une eau sacrée : ces mines graves, la lenteur affectée des démarches, la contemplation pénétrée des œuvres, le silence louangeur des fidèles qui communient. Tout ici relève du rituel et de la mise en scène du sacré. On comprend alors d’où vient la sainte colère suscitée par le geste impie des activistes. On la retrouve, à peine atténuée, lorsque des « chroniqueurs » de tous poils brandissent « l’état de droit » contre les occupants des ZAD et les opposants qui arrachent des plants de maïs transgénique ou entravent des projets de construction (cf. le cas récent des méga-bassines). Alors, les activistes ne se contentent de questionner notre fidélité à nos valeurs, ils interrogent le sacré. Ils posent la question la plus douloureuse, celle de la possibilité de tout perdre, y compris ce qui nous est le plus cher. Voyez comment la barbarie s’insinue doucement dans le domaine de l’acceptable (il faut laisser mourir les gens en mer).
« Ils se font les oracles malvenus d’une tragédie qui déroule son implacable logique. Comme dans le drame antique, c’est toute la cité qui se précipite vers l’abîme, incapable de comprendre qu’elle conspire elle-même à son funeste destin
Ici, les activistes ne sont plus simplement publicistes ou moralistes. Ils se font les oracles malvenus d’une tragédie qui déroule son implacable logique sous la surface de nos consciences. Comme dans le drame antique, c’est toute la cité qui se précipite vers l’abîme, incapable de comprendre qu’elle conspire elle-même à son funeste destin (lire aussi : Écouter Antigone Thunberg). Les sphinges et les pythies d’aujourd’hui nous font sentir et pressentir la catastrophe où nous allons. Mais chacun de leur mot est un hurlement insupportable qu’il faut conjurer. Ce qu’ils nous disent se charge de la plus sombre des menaces : nous n’allons pas seulement perdre nos biens et nos maisons, nous allons nous perdre nous-mêmes. Ce qui est menacé, ce n’est pas une cité parmi d’autres, mais la possibilité de toute cité humaine. Et ce grondement d’outre-tombe, ce n’est pas seulement un dieu en colère, c’est la mère de tous les dieux et de tous les hommes, du ciel et des enfers. C’est le sacré lui-même qui se fait massacrer.

Conclusion : et si Van Gogh…
Pour terminer par une forme de bouclage ironique, je voudrais suggérer l’idée que le geste des activistes est lui-même artistique. Et peut-être l’un des seuls gestes artistiques à la hauteur – au sens « tonal » – de la vibration dissonante qui saisit notre présent dans les serres d’une urgence impitoyable, que la jeunesse et l’art ont sans doute pour vocation de faire résonner.
« le pop art détruisit le caractère sacré et unique des œuvres. D’ailleurs, le choix de jeter de la soupe en boîte n’a rien d’anodin.
Après tout, l’art s’est toujours emparé de l’air du temps, avec ses débats scientifiques et ses innovations techniques, pour proposer de nouvelles formes d’expression qui bousculent, subvertissent ou renversent les codes du passé. En leur temps, les impressionnistes diluèrent le contour du sujet, les peintres abstraits dynamitèrent la représentation, l’art éphémère remit en question la permanence matérielle des œuvres et le pop art en détruisit le caractère sacré et unique. D’ailleurs, le choix de jeter de la soupe en boîte n’a rien d’anodin. En effet, c’est par la représentation en série d’une boîte de soupe qu’Andy Warhol a choqué et marqué l’histoire de l’art en y accueillant un processus capitaliste et marchand
Les activistes iconoclastes s’inscrivent donc dans une démarche qui en fait le héritiers et héritières d’un geste qui appartient à l’art moderne et contemporain. En s’emparant de la question de l’œuvre, de son statut et de sa forme, pour la faire entrer en réaction avec la question la plus centrale et vitale de leur vie et de leur époque, ils ne font rien d’autre que prolonger et renouveler la tradition. Qui sait ce qu’en aurait pensé Van Gogh ?