Le commerce ou la guerre ? La Flandre à la croisée de son histoire.

Essai d’approche étymologique et écologique du nationalisme flamand.

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Au contraire de la Russie de M. Poutine, des États-Unis de M. Trump, ou même de la Hongrie de M. Orban, la Flandre ne se rattache pas à un passé de Nation triomphante, dont la puissance et le prestige auraient jadis rayonné dans le monde. En d’autres termes, la nostalgie d’une grandeur perdue ne peut expliquer la fièvre nationaliste que nous connaissons aujourd’hui. Par ailleurs, le fait que ce nationalisme se soit développé dans une société aussi prospère ne manque jamais de plonger les analystes dans la perplexité. C’est peut-être qu’il faut chercher ailleurs les éventuels jalons historiques de cette flambée de fierté nationale et de patriotisme aux accents parfois belliqueux. Inspiré par un ouvrage classique d’Émile Benveniste, je propose ici, modestement, une piste qui permettra peut-être d’ajouter un peu de profondeur historique à notre perception du phénomène d’auto-ethno-érotisme de la société flamande contemporaine.

Dans le livre 1 du « vocabulaire des institutions indo-européennes », consacré à l’économie, Benveniste aborde brièvement la hanse, qu’il présente comme une sorte de cousine linguistique de la guilde gotique, chez les peuples riverains de la mer du Nord et de la mer baltique. La Flandre n’a jamais constitué une hanse distincte à proprement parler, mais elle appartient bien à la sphère d’influence géographique et culturelle des hanses et ligues hanséatiques. Comme la guilde, la hanse est une association de marchands, une corporation, une société à laquelle on adhère en s’acquittant d’un droit d’entrée. De la guilde, Benveniste nous dit qu’elle possède des racines religieuses, qui la rattachent à une communauté fraternelle et conviviale, dans le cadre d’un repas rituel. La guilde possède aussi des aspects juridiques, notamment dans l’idée d’une équivalence, dans le cadre d’une négociation commerciale ou de la réparation d’un préjudice (cf. le nl. « gelden », « valoir », et bien sûr « geld », « l’argent »).

L’histoire étymologique de « hansa » est moins documentée. Toutefois, explique Benveniste, elle semble renvoyer initialement à un groupe d’hommes que l’on peut décrire comme une foule, ou plus précisément, une cohorte. Le mot aurait donc une lointaine origine militaire. En vieil anglais, « hos » désigne d’ailleurs la suite (armée) d’un seigneur. Benveniste évoque Tacite qui décrit, dans « Germanie », ces « sociétés de jeunes gens qui s’attachent à un chef (et) sont toujours prêts à le suivre ». Ce ne serait que bien plus tard que cette « compagnie guerrière » se serait muée « en une société de compagnons (…) vouée à l’activité économique. »

Quels enseignements faut-il tirer de cet aperçu historique de l’origine étymologique et de la famille  linguistique du mot « hanse » ? D’une part que l’imaginaire nationaliste flamand ne s’ancre pas historiquement dans l’existence d’un « peuple national » mais dans un contexte de sociétés marchandes fédérant des commerçants et des villes. D’autre part, que cette histoire commerciale s’inscrit dans une tradition germanique plus ancienne, ayant des racines militaires. N’est-ce pas cet aspect guerrier qui ressurgit avec cette jeune garde nationaliste prompte à agiter des drapeaux et entonner des chants belliqueux devant les leaders de la NVA ou du Vlaams Belang ? Comme cela est apparu à diverses reprises, les jeunes partisans de l’extrême-droite flamande n’hésitent pas à poser armés et en tenues paramilitaires, ni à revendiquer fièrement les reliques d’un passé collaborationniste. Avouons-le, c’est un point d’inquiétude. Car si comme le pensait Benjamin Constant, le commerce est un moyen pacifique de poursuivre les objectifs de la guerre, rien ne garantit que cette histoire soit irréversible.

Les hanses et leur ligue voient leur influence s’effondrer précisément au moment où émergent les Etats modernes, au dix-septième siècle. Mais par la suite, les régions hanséatiques ont fini par tirer leur épingle du jeu, notamment grâce à leurs compétences en termes d’organisation commerciale et de discipline. Le succès économique des pays scandinaves, et moins directement de l’Allemagne, a sans doute un rapport avec cette expérience médiévale que fut le succès des hanses et des guildes. C’est ainsi qu’à la fin du vingtième siècle, la Flandre est devenue l’une des régions les plus prospères d’Europe, laissant loin derrière la Wallonie et Bruxelles, qui étaient naguère ses maîtres tant haïs, dans le cadre du simulacre d’Etat moderne que fut le Belgique – un Etat par procuration, né de la volonté conjointe et concurrente des Français et des Anglais. On peut concevoir, sans amertume, que cette revanche économique sur les Etats-Nations en général, et sur la parodie de l’Etat belge en particulier, ait eut un goût de victoire. Il n’est pas même choquant que ce triomphe économique ait donné lieu à un épisode de liesse patriotique, teinté de superbe, voire d’un certain mépris à l’égard des autres parties du pays. À l’époque (absolument clé) du premier ministre Yves Leterme, cela s’est manifesté par quelques observations particulièrement vexantes à propos des « (in)capacités psychologiques » et de la « mentalité latine » des belges francophones. Unanimement, la population francophone a répondu aux revendications autonomistes de la Flandre en suspendant des drapeaux tricolores aux fenêtres. Je crains que nous ayons sous-estimé ce que ce geste avait d’une provocation…

Reste un mystère à élucider. Qu’est-ce qui pourrait expliquer une hypothétique inversion du cours de l’histoire étymologique et politique des hanses nordiques ? En vertu de quel contexte, le triomphe économique d’une région, lointaine héritière de très anciennes associations commerciales, se renverserait-elle en une épopée politique aux relents de guerre tribale ? C’est une question à part entière, qui mérite sans doute de longs développements. Il y a pourtant une réponse brutale à cette question : la perspective d’un stress majeur sur la ressource. En effet, la sublimation commerciale de l’élan guerrier n’est viable que tant que l’abondance de la ressource le permet. Imaginons que celle-ci soit menacée par un changement climatique (comme ce fut peut-être le cas en Mésopotamie à la fin du deuxième millénaire av. J-C) ou la montée du niveau de la mer, avec une contrainte sur l’espace vital et les perturbations des équilibres et des règles commerciales qui ne manqueront pas d’en découler. Dans ce cas, le réflexe atavique de la cohorte germanique, prête à se souder autour d’un chef et en découdre pour conquérir ou conserver une position stratégique et un avantage économique, ne risquerait-il pas de ressurgir ? 

Pour rester dans le cadre du panorama étymologique brossé par Benveniste, on peut dire que le fond profond de cette affaire tient peut-être à l’idée du banquet fastueux, de la fête religieuse accompagnée d’un sacrifice animal, d’une exhibition de richesses, d’une orgie de dépenses alimentaires, que l’on trouve, d’après l’auteur, à l’origine de nombreux vocables économiques d’origine indo-européenne (rappelons que les langues latines et germaniques sont édifiées sur des racines indo-européennes communes). Cette fête est devenue une fête sans fin pour des milliards d’êtres humains à la faveur des trente glorieuses et de la phase d’expansion du capitalisme libéral. Mais aujourd’hui, tout indique que la fête est finie.

Comme nous l’avons suggéré ailleurs, le vote d’extrême droite s’ancre possiblement dans la perception, fut-elle confuse ou biaisée, du changement profond et brutal de paradigme que la Terre et son climat imposent au régime capitaliste libéral. Dans cette nouvelle logique d’une contrainte par la ressource et d’une rivalité accrue pour notre assise vitale, il n’est pas étonnant que ce soient les catégories les moins favorisées des pays les plus riches, celles qui perdront le plus et le plus vite, qui présentent les symptômes les plus précoces et les plus spectaculaires d’un retour du guerrier. Ce « repli identitaire » se manifeste en fonction des particularités politiques, économiques, historiques, mais aussi culturelles et linguistiques de chaque groupe humain.

Pour terminer, je tiens à préciser que je ne souscris nullement à l’idée d’un déterminisme ethnique ou culturel. Après tout, et contre toute attente, la Belgique semble avoir créé ex nihilo son génie propre. Un génie facétieux, marqué par un goût immodéré pour les alambiques institutionnels et la créativité argotique. Alors, qui sait, l’esprit d’autodérision et de guignol, la « créolerie » germano-gauloise et le goût de la bière l’emporteront peut-être sur le repli tribal des guerriers inquiets de leur gloire et de leur prospérité.