Bref essai sur LES RACINES écologiqueS du totémisme
Dans cet article, je poursuis mes recherches sur la constitution d’espaces terriens partagés, que je confronte ici à la lecture des textes de Philippe Descola. Il en résulte une tentative de redéfinition du totémisme, envisagé d’après son origine éco-topologique.

Je ne suis pas ethnologue. Je traite le sujet du totémisme en amateur, sous l’angle de mes réflexions transdisciplinaires sur la constitution des « anthropospaces », c’est-à-dire les manières dont les humains se figurent l’espace terrestre et comment ils le partagent avec d’autres vivants. Autant dire que je ne cherche en rien à polémiquer sur la pertinence ou la légitimité du concept ethnographique de « totem », ni sur le sens de l’approche ethnologique en général. Seuls m’intéressent les témoignages de la variété écosophique des conceptions, récits et pratiques qui relient les humains à leur environnement vivant. L’objectif demeure l’établissement de « transversalités planétaires » permettant de mutualiser des ressources pragmatiques indigènes pour « résister au désastre », pour reprendre les mots de Barbara Glowczewski, elle-même spécialiste des cultures aborigènes[1].
Et en tant que non-ethnologue naïf, je suis d’abord frappé par le caractère confus et incertain du paysage des études totémiques. Il semble en effet que les diverses tentatives d’apporter une définition unitaire et systématique du totémisme se soient invariablement fracassées sur la réalité hybride et la diversité concrète du totémisme, de ses usages et expressions idiomatiques. Je me permettrai donc, pour commencer, de résumer quelques données de base et connaissances sûres qui paraissent surnager dans le flou mouvant que constitue ce champ d’étude ethnographique (du moins pour un profane tel que moi).
Totémisme : les données du problème
D’abord, on admettra que l’Australie fournit le seul exemple d’un vaste ensemble culturel entièrement et exclusivement imprégné de culture totémique. Ensuite, on reconnaîtra qu’à l’intérieur même de cet ensemble géographique supposé homogène, une infinie variété de nuances et de franches disparités se manifeste, qui touchent aussi bien à la nature des objets de référence totémique qu’à celle des groupes humains qui se les attribuent et à la manière dont l’identité totémique s’acquiert. Troisièmement, enfin, on notera que d’autres occurrences du totémisme existent dans le monde, en particulier en Amérique du Nord, généralement sous des formes hybrides qu’il est difficile de distinguer nettement d’autres conceptions cosmo-ontologiques tels que l’animisme ou le système de castes.
Je ne me lancerai pas dans la description des innombrables divisions et subdivisions qu’infligent au lecteur les études systématiques du phénomène totémique australien. Je renvoie pour cela à l’exposé à la fois concis, précis et divertissant de Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture[2], dans lequel j’ai puisé l’essentiel des informations qui nourrissent la présente réflexion.
En ce qui concerne la définition systématique du totémisme et de sa fonction sociale, la référence historique incontournable est assurément Claude Lévi-Strauss. Quoiqu’unanimement récusée, sa définition est sans cesse invoquée et elle n’a pas vraiment de successeuse. C’est pourquoi il faut la rappeler ici. Pour le dire de manière schématique, elle établit que le totémisme est un système de dénomination différentiel qui puise dans le riche répertoire des différences perçues au sein du monde naturel, en particulier les différences entre espèces animales, dans le but de nommer et stabiliser des différences à l’intérieur de l’organisation sociale, et en particulier celles qui fondent le régime matrimonial et permettent d’organiser l’exogamie, de tempérer l’hostilité entre les groupes ou de réguler les populations. Dans cette hypothèse, il est évident que le paradigme culturaliste domine outrageusement, la nature et même le cosmos tout entier étant réduits à un répertoire symbolique pour des institutions et des pratiques de taxonomie sociale.
L’approche ontologique de Descola
C’est à l’injustice de cet oubli du monde naturel non humain que Philippe Descola entend répondre, avec d’autres, en partant de l’idée que les groupes humains, singulièrement ceux qui n’ont pas comme nous adopté une ontologie naturaliste, érigent leurs représentation sur des hybrides indécidables de nature et de culture, bien loin de nos habitudes modernes qui consistent à séparer radicalement la sphère culturelle de la sphère naturelle, l’humain du non-humain, l’ordre symbolique de l’ordre physico-biologique des causalités matérielles. Pour autant, Descola ne renonce pas à établir des distinctions entre les grands régimes ontologiques, c’est d’ailleurs ce qui fait la force et la séduction de son œuvre. Dans ce cadre, sa définition générale du totémisme, malgré les disparités de terrain, revient à établir que les Aborigènes se conçoivent comme les co-héritiers de complexes de qualités qu’ils partagent avec d’autres groupes d’êtres – animaux, végétaux, minéraux ou autres. Dans le système de catégorisation propre à l’anthropologie de Descola, cela signifie que le totémisme manifeste une double continuité, entre les « physicalités » d’une part, entre les « intériorités » d’autre part, en quoi il se distingue des trois autres ontologies que sont l’animisme, l’analogisme et le naturalisme.
En effet, le totémisme ne relève pas, à ce qu’il semble, d’une simple analogie. Les Aborigènes conçoivent une communauté de substance entre les différentes catégories d’êtres qui ressortissent à un même groupe totémique. Ainsi, les mots qu’ils utilisent pour désigner le principe même du lien totémique évoquent fréquemment la « chair », la « viande » ou une quelconque humeur corporelle supposée irriguer pareillement le corps des humains et celui de leurs animaux ou plantes totémiques (on trouve aussi des notions plus abstraites, comme la couleur, le tempérament ou l’intérieur). De même, les récits mythiques du Temps du Rêve établissent souvent une origine matérielle et géologique commune aux humains et aux non humains qui partagent le même nom.
Je suis frappé par le fait que malgré l’opposition revendiquée de Descola à Lévi-Strauss, sa description du système totémique ne suppose à proprement parler aucune intimité écologique avec les êtres totémiques, comme c’est le cas pour l’animisme amazonien, imprégné de relations écologiques entre chasseurs, cueilleurs, plantes, prédateurs, gibiers, etc. En cela, le totémisme semble comporter un élément d’abstraction plus marqué que l’animisme, comme je l’ai déjà suggéré ailleurs (voir l’article Espace animique, espace totémique). C’est une remarque qu’il me semble utile de faire ici, au moment où je m’apprête à formuler une hypothèse qui entend précisément discuter l’émergence du totémisme à partir d’une dimension éco-topologique originaire.
L’hypothèse d’une origine symbio-spatiale du totémisme
J’insiste sur le caractère hypothétique de ma proposition, dont le but n’est pas d’entrer en compétition avec les conceptions des ethnologues professionnels, mais plutôt d’en modifier l’angle d’approche pour questionner l’origine écologique du totémisme et interroger ses possibles usages contemporains en dehors du champ des savoirs ethnologiques, en particulier dans le domaine écosophique et politique qui m’est cher, concernant les savoirs et pratiques à mobiliser pour envisager notre inscription écologique dans un espace qui ne serait pas seulement défini par l’utilité de « services écosystémiques » ou la gestion « responsable » d’un « capital naturel ».
Mon hypothèse s’énonce assez simplement, tant elle relève d’une relation pratique à l’environnement : le totémisme procède du partage d’un territoire avec une espèce animale ou d’autres puissances vivantes, et plus largement d’un « éco-langage » terrestre commun, c’est-à-dire d’une sensibilité partagée à des signes et des traces, ainsi que d’un usage commun de référentiels topologiques, particulièrement d’itinéraires, modes de déplacements et portions de sentiers. L’hypothèse s’écarte résolument de l’approche classique de Lévi-Strauss, qui fait du totémisme un pur opérateur symbolique dans le champ social. Elle diffère toutefois légèrement de la proposition de Descola, qui élève le totem au rang de quasi-concept ontologique.
Cette hypothèse trouve une foule d’illustration dans le répertoire culturel australien, mais ce sont surtout des exemples américains qui en fournissent pour ainsi dire la matrice – je reviendrai plus loin sur ce paradoxe apparent. Descola rappelle que le mot « totem » apparaît pour la première fois dans les mémoires d’un négociant en fourrures dénommé John Long, alors qu’il rapporte le récit d’un Indien Ojibwa qui avait provoqué la colère d’un ours en abattant un de ses congénères. Dans le texte de Long, l’ours est qualifié de « totem » par le chasseur Ojibwa. Or, on sait que dans les tribus nord-américaines Algonquin, qui connaissent par ailleurs des systèmes de clans nommés d’après des animaux, il est courant que les hommes s’acquièrent la protection d’un « esprit gardien personnel », distinct de l’animal qui sert éventuellement à nommer leur clan (p.294). Ainsi, il est possible que l’Indien Ojibwa des mémoires de Long parlât non pas de son « totem » au sens anthropologique (le nom de son groupe social) mais bien d’un esprit protecteur individuel.
Mais le plus intéressant, c’est l’arrière-plan linguistique sur lequel se serait nouée cette confusion. Suivant certains, l’Indien du récit d’origine aurait utilisé le terme vague et fréquent de « dodem », qui désigne de manière assez lâche « une relation de parenté ou de corésidence » (p.295), traduisible en cousinage familial ou en coappartenance à un groupe quelconque, et non le terme « totem ». L’Indien aurait ainsi voulu indiquer que l’ours était avec lui dans une forme de proximité ou de communauté locale, façon indirecte de mentionner qu’il était son animal protecteur. Cependant, à lire Descola, cela n’épuise pas la question du rapport entre le totémisme au sens strict et la coutume des esprits protecteurs, puisque les deux termes, « dodem » et « totem », procéderaient d’une racine commune. Or, et c’est là l’essentiel pour moi, cette racine désigne le fait d’« habiter ensemble comme un collectif » (p.296). Elle évoque dans tous les cas un « lien social » et local qui se traduit aussi bien dans des liens familiaux (frères, sœurs, cousins…) que dans des liens de communauté villageoise, y compris l’appartenance à un clan totémique. Ainsi, une même expression peut évoquer un « frère (aîné) », un « animal éponyme de clan » ou le concept d’un « donneur de pouvoir surnaturel » (p.297) et, donc, d’un animal protecteur.
Descola admet donc que « le complexe totémique et le complexe des esprits gardiens n’étaient pas aussi dissociés qu’on l’a prétendu » (p.298). Et j’aimerais ajouter : « du moins à l’origine » ! Il termine alors son exposé sur le totémisme ontologique par l’exemple d’une communauté Ojibwa dans laquelle les deux concepts de totémisme de groupe et de compagnonnage spirituel se recouvrent parfaitement. Chez les Penobscot, la plupart des groupes locaux sont appelés « d’après une espèce animale réputée (…) populeuse dans le territoire de chasse hivernal de la bande » (p.300). Dans cette société, il n’est pas question d’épargner les animaux de son propre totem, mais au contraire de les chasser de manière préférentielle, en vertu d’une proximité éco-géographique avec l’espèce, dont on partage par ailleurs certaines qualités. Un parallèle est alors fait avec les Cree, chez qui les hommes chassent de manière préférentielle l’espèce qui fournit leur esprit protecteur. Or, souligne Descola, ces Indiens « considéraient les espèces animales comme les propriétaires des parcours de chasse dont elles concédaient aux humains l’usufruit » (p.300, je souligne). Comme le conclut Descola, encore une fois contre Lévi-Strauss, « Les appellations totémiques n’étaient pas fondées ici sur une correspondance arbitraire entre des discontinuités naturelles et des discontinuités sociales ».
On sent bien que ces exemples, mentionnés comme par acquit de conscience et in extremis, en fin de chapitre, au titre de cas hybrides et isolés, débordent du cadre fixé par la définition que Descola propose lui-même du totémisme stricto sensu. En revanche, elles trouvent naturellement leur place dans l’horizon ouvert par l’hypothèse formulée plus haut. Dans cette hypothèse, les idées de « cohabitation », à la racine même du mot « totem » chez les Algonquins, et celle de (co)appartenance des territoires et des parcours de déambulation des humains et des non-humains, ne relèvent pas de cas limites exceptionnels, mais bien de la matrice d’émergence écologique du totémisme. Comme je l’ai suggéré, l’essentiel réside alors dans une sensibilité partagée aux signes – traces, lieux, paysages, sentiers – qui font l’usage commun et accordé du territoire par différents groupes et espèces, fût-ce à travers l’activité que nous jugeons « destructive » de la chasse et de la traque, voire la confrontation dangereuse. L’enjeu est celui d’une sémiose symbiotique.
Et l’Australie ?
En Australie, le lien du totem à la terre et au territoire est patent, notamment dans une forme répandue du totémisme que Descola appelle totémisme « conceptionnel ». Dans celui-ci, l’enfant se voit attribuer un totem non en fonction de son groupe filial, matrimonial ou sexuel, mais selon le « lieu où la mère a pris conscience de sa grossesse » (p.266). On peut aussi mentionner le totémisme individuel, qui n’est pas sans rappeler le perspectivisme des chamans animistes, puisque l’individu, un sorcier, est amené à voyager à travers les tribulations d’une espèce totem, qui est pour lui un vecteur de savoir et d’action à distance sur le cosmos et le monde environnant.
Quand Barbara Glowczewski décrit les « liens spirituels » qui unissent les Aborigènes à leurs partenaires totémiques, elle rappelle que ces liens sont contenus dans des « Rêves ». Or, écrit Glowczewski, « les Rêves totémiques sont d’abord des parcours », « des lignes de voyages ancestraux d’êtres hybrides qui ont donné forme au paysage en laissant (…) des traces de leur passage sous forme de lieux nommés »[3]. Quant au concept de « chair », sur lequel Descola appuie l’idée d’une communauté des « physicalités » entre les Aborigènes et leurs totems, elle prend elle-même une dimension géo-topologique dans les termes de Glowczewski, lorsqu’elle écrit : « Chaque Aborigène s’identifie à certains sites et dira « la terre est ma chair », pas en général mais dans des sites auxquels il ou elle s’identifie »[4]. Même le système de parenté et d’alliance, qui fonde la lecture de Lévi-Strauss, se trouve projeté sur le territoire et son paysage, formant une « cartographie d’écoparenté ».
De façon générale, nous devinons intuitivement que la topologie possède une signification très fondamentale et très sensible dans le monde aborigène, tout simplement parce que le principe cartographique de l’anthropospace aborigène se révèle, avec son niveau d’abstraction élevé et en même temps sa puissante immédiateté sensible, dans l’art pictural australien, qui se présente à la fois comme une abstraction brute et une géographie réelle autant que mythique (voir ici encore mon article sur les spatialités animique et totémique). Dans ces œuvres, qui furent sans doute autrefois tracées à même le sol, et qui le sont encore parfois, comme dans les récits mythiques d’origine du monde, les formes différentielles qui émergent dans la peinture n’en surgissent pas moins dans « un monde déjà divisé » (cf. Descola, p.286), notamment suivant des catégories de formes et de couleurs (rappelons que la « couleur » est un des noms du lien spirituel totémique en Australie).
En somme, le paysage vécu et parcouru est une (ré)actualisation permanente et immanente de l’ontogenèse mythique que déroule le Temps du Rêve sur un mode virtuel ou originaire. La cartographie esthétique et pratique des Aborigènes consiste à superposer la genèse mythique et les virtualités du Temps du Rêve à la configuration du paysage actuel, par l’association d’une série de repères topologiques (roches, arbres, sources, etc.) à des lieux d’émergence ou d’actualisation des entités mythiques du Rêve. C’est la responsabilité des Aborigènes que d’accomplir les rites et prescriptions qui assurent le bon déroulement de cette actualisation, relève Glowczewski.
Finalement, il ne paraît pas abusif de présupposer qu’un élément territorial traverse toutes les formes du totémisme australien et réside à sa source préhistorique. Descola lui-même l’admet puisqu’il estime, malgré les différences typologiques, « les enfants sont toujours le produit de l’incorporation par la mère d’une âme-enfant déposée par un être du Rêve dans un site totémique » (p.451, je souligne). Si bien que le totémisme « conceptionnel » semble sous-jacent à toutes les autres formes de totémisme australien. Quant au « totémisme des sections matrimoniales », qui a souvent servi de modèle d’interprétation (cf. Lévi-Strauss), il « paraît devoir être relégué au rang d’un phénomène subalterne – et probablement tardif » (p.454, je souligne). On peut conclure alors, toujours avec Descola, que les multiples variantes conceptuelles du totémisme australien, y compris celles qui ont trait aux classes matrimoniales, sont secondaires par rapport à « une dimension fondamentale des collectifs australiens, à savoir le rapport à un lieu ». Et ainsi, « le totémisme conceptionnel et le totémisme claniques (…) constituent le véritable fondement » des collectifs aborigènes.
Quelques objections et hypothèses annexes
Tout cela pose naturellement des questions et des difficultés que je n’ai pas la prétention de pouvoir résoudre. Je voudrais cependant esquisser quelques hypothèses secondaires, en réponse à des difficultés évidentes. En particulier, ma proposition conduit à ce paradoxe apparent que les formes les plus significatives du totémisme semblent se situer dans les zones les moins « pures » de sa distribution, c’est-à-dire hors de l’Australie, dans une région nord-américaine où les influences d’autres « ontologies » – animistes et analogistes – ont nécessairement « contaminé » les systèmes de représentation culturels concernés.
Cette difficulté s’estompe en réalité dès que l’on prend aux sérieux l’hypothèse selon laquelle le totémisme trouve son origine dans une relation d’identification à des proies avec lesquelles on est amenés à partager une sensibilité écologique et un répertoire territorial communs. Il faut ici rappeler quelle est la singularité de l’histoire australienne. On estime que la totalité du peuplement humain du continent (avant l’époque moderne coloniale) provient de la migration unique d’un petit groupe homogène. On sait par ailleurs que ces premiers Australiens étaient des chasseurs. Et la paléontologie nous apprend que l’histoire primitive du peuplement aborigène coïncide avec la disparition massive d’un (très) grand gibier marsupial. Voilà donc le décor où se joue l’origine hypothétique de l’unité culturelle australienne, mais aussi la clé de sa variété contemporaine. Car si l’on admet que le premier totémisme australien ressemblait à celui qu’on observait en Amérique du Nord dans des populations de chasseurs développant une affinité territoriale très étroite avec un gibier spécifique perçu comme alter ego, on imagine tout aussi aisément que les dizaines de milliers d’années qui se sont écoulées depuis la disparition du grand gibier australien, ont nécessairement entraîné une « dérive symbolique » de ce totémisme cynégétique originaire, qui a disparu des consciences depuis bien longtemps, pour laisser place à des formes raffinées, plus complexes et plus abstraites, de cet attachement qui unit les êtres et marque les territoires.
Toutefois, cet hypothétique totémisme de chasse originaire n’a pas totalement disparu en Australie. Il affleure notamment dans certains mythes associés au Temps du Rêve. En effet, on ne sera pas étonné que le gigantisme de ces marsupiaux éteints, et le rôle crucial qu’ils ont pu jouer dans la dynamique de peuplement et l’organisation sociale et spatiale des premières sociétés australiennes, aient pu laisser des traces durables dans les récits d’origine. On pense par exemple à ces inapatua (« êtres incomplets ») que Descola décrit comme des « conglomérats ne pouvant ni bouger, ni voir, ni respirer », « masses semi-embryonnaires », fruits d’une « transformation inachevée en êtres humains de divers plantes et animaux amalgamés par centaines » (p.290). Ces entités hybrides et virtuelles, charnelles et abstraites en même temps, mi-cadavres, mi-fœtus, informes comme peuvent l’être les contours estompés d’un trop lointain souvenir, ne laissent pas d’évoquer cette mégafaune marsupiale massive et pataude. Or, précise Descola, l’énigmatique existence des inapatua est précisément renvoyée à une « période antérieure », précédant la formation des humains et des autres êtres actuels, qui sont taillés dans la chair même de ces monstres amorphes. Cette période lointaine et oubliée coïncide-t-elle avec les cinq premiers millénaires du peuplement australien, alors que les ancêtres des Aborigènes apprivoisaient la topologie du continent tout en suivant les traces de cette mégafaune dont ils se nourrissaient ?
Une autre difficulté concerne la proximité de ce modèle originel avec l’animisme, notamment autour de la chasse. Sans entrer dans cette problématique complexe, il faut ici admettre que le totémisme procède d’une évolution de l’animisme ou tout du moins que les deux conceptions ont émergé d’un fond commun moins différencié. Plus largement, on se demandera si le contraste « ontologique » radical entre animisme et totémisme n’est pas un effet d’optique suggéré par l’isolement géographique qui rend si singulier le phénomène australien et ses cartographies abstraites (Descola lui-même semble d’ailleurs le reconnaître). En réalité, on imagine facilement un continuum de formes intermédiaires, peut-être superposable sur le continuum écologique qui s’étend de la dense forêt pluviale aux formes les plus désertiques du bush. À mesure que le milieu s’ouvre, une vision plus abstraite de l’espace se serait imposée et les entités douées d’âmes auraient perdu leur caractère ubiquitaire pour se lier à des lieux précis et des topologies particulières. L’idée de rattacher des groupes sociaux entiers à des espèces animales ou végétales, ou même à d’autres phénomènes et objets naturels, tout en les faisant dériver d’une origine et d’une « chair » commune qui se marque précisément dans des éléments paysagers, apparaît alors comme une forme élaborée, cartographique et sociologique, de l’animisme originaire. Dans le totémisme, l’animisme se trouve en somme médié par une représentation abstractive et cartographique de l’espace. Plus qu’un système ontologique étanche, le totémisme est-il une forme réinventée de l’animisme, voire un intermédiaire instable entre animisme et analogisme ? Descola lui-même prend soin de préciser que ces systèmes ontologiques apparaissent rarement sous une forme pure.
Quant à la question controversée de l’interprétation lévi-straussienne, elle perd une bonne partie de sa teneur problématique dès qu’on lui ôte sa prétention systématique pour observer, avec Lévi-Strauss lui-même, qu’il existe une facilité cognitive à rapprocher des différences provenant d’ordres différents, les différences naturelles entre espèces fournissant un réservoir inépuisable de telles différences. Ainsi, le cas défini par Lévi-Strauss comme paradigmatique du totémisme est à la fois une exception et une tendance dominante, du fait de l’universalité du répertoire biologique des espèces, mais aussi de l’universalité des préoccupations d’organisation sociale des échanges matrimoniaux, et de la facilité pratique qu’il y a à superposer les différences entre espèces aux différences entre groupes sociaux et à utiliser les premières pour réguler les secondes. Mais l’origine et la fonction de ces deux catégories d’éléments sont bien distinctes et ce n’est que de manière secondaire et fortuite qu’ils sont renvoyés l’un à l’autre pour former la machine totémique de régulation sociale qu’imagine Lévi-Strauss. Le fondement du totémisme, lui, résiderait dans une pratique écologique et territoriale symbiotique.
Pour conclure…
Descola évoque « l’hybridité constitutionnelle » des êtres du Rêve dans les « mythes d’ontogenèse » aborigène (p.290). Avec l’hypothèse certes un peu terre-à-terre suggérée ici, j’avoue me contenter d’une conceptualité moins élaborée. Il me suffit d’admettre l’existence, au moins ancienne, de relations réelles et d’une territorialisation mutuelle et partagée entre les humains et des non-humains, le plus souvent leur gibier (mais pas forcément). La singulière complexité du cas australien s’explique alors par le traumatisme de la disparition de la mégafaune qui peuplait le continent à l’arrivée des ancêtres des Aborigènes, et qui a pu apparaître à ceux-ci comme « propriétaire » légitime des territoires et « parcours de chasse ». Sur cette disparition se serait alors édifiée une version raffinée et de plus en plus abstraire et cartographique de l’espace totémique, donnant lieu à mille variations régionales, qui s’éloignent plus ou moins de la teneur écologique et cynégétique initiale du totémisme, mais ne perdent jamais son lien à la terre et aux communautés qui l’habitent. Dans cet espace australien largement ouvert, déplié par la créativité initiale du Temps du Rêve, demeurent toujours des « plis » définissant des conformations topologiques fixes, des traces et signes d’une sémantique spatiale, sources de fécondité perpétuelle d’où jaillit l’actualisation permanente de tous les êtres virtuellement affiliés à un même Rêve totémique, comme le marque encore très bien le « totémisme conceptionnel ». Dans un second temps seulement, des êtres humains et non humains sont appelés à peupler et parcourir cet anthropospace interspécifique, qui définit des communautés d’êtres en raison des territoires et repères spatiaux qu’ils partagent, pragmatiquement, mythiquement ou rituellement.
[1] Cf. Glowczewski, « Réveiller les esprits de la terre », Éd. Dehors, 2018, pp.21 sqq.
[2] Chapitre 7, « Du totémisme comme ontologie », pp.255-301. Gallimard, 2005. Toutes les paginations mentionnées dans le cours du texte renvoie à cette publication.
[3] Op.cit., p.37.
[4] Ibid., p.40. Je souligne.