« Le carbone, c’est mal »

la lutte climatique contre la biodiversité

Dans l’émission Déclic du jeudi 30 juin dernier, sur la Première, une capsule était consacrée à la construction d’une méga-centrale de captage du carbone atmosphérique. L’exercice était périlleux et, comme c’était à craindre, il s’est enlisé dans l’approximation et la confusion, contribuant au mythe techno-solutionniste que s’efforcent de nous vanter les chantres de l’économie de marché (« continuez à consommer, on s’occupe du reste »), mais qu’un média de service public devrait contribuer à questionner plutôt qu’à entretenir.

Tout doit partir – Photo : M_Collette©

Dès les premiers mots de la journaliste, on comprend que les choses sont sur la mauvaise voie. Elle nous propose charitablement de nous rappeler les fondamentaux du problème. Elle nous dit (je cite de mémoire) : « Lorsqu’on brûle des combustibles fossiles, on libère dans l’atmosphère du CO2, le carbone (SIC) ». Ensuite elle nous explique – très justement – que ce carbone atmosphérique emprisonne la chaleur et provoque ainsi l’effet de serre.

Le péché fondamental, d’où découle la suite, se trouve niché dans l’incise discrète par laquelle la journaliste induit l’équivalence fatale : « CO2 = carbone ». Un auditeur peu averti en déduira que « le carbone, c’est mal », et que par conséquent, il suffirait de le « retirer » de l’atmosphère pour résoudre le problème climatique. C’est d’ailleurs ce qu’énonce la journaliste : « il y a deux solutions : émettre moins de carbone et retirer le carbone de l’atmosphère » (toujours de mémoire). C’est ici que s’enracine le merveilleux récit à propos d’usines magiques (on ne sait pas comment ça marche), qui vont sauver la planète et rapporter gros (la suite du billet, en très résumé).

Or, qu’est-ce que le carbone ? C’est un élément atomique (C) qui entre dans la composition de molécules en quantité virtuellement infinies, dont la plupart relèvent de la chimie organique et sont fabriquées par les plantes, animaux et microbes en tous genres sur notre planète. Il s’agit des glucides et des lipides, mais aussi d’un tas d’autres molécules complexes. Saviez-vous par exemple que nos anticorps sont des associations de protéines et de glucides ? Pour donner une image, la nature est une artiste prolifique et le carbone est le matériau de prédilection avec lequel elle fabrique la vie sous toutes ses formes. Alors : « pas bien, le carbone ? »

Outre ces molécules organiques, le carbone entre dans quelques molécules inorganiques, dont le CO2, produit final de la respiration des êtres vivants et de la combustion en général – une oxydoréduction dans laquelle la molécule carbonée est vidée de son potentiel énergétique, au profit du métabolisme cellulaire ou dans un procédé industriel, toujours en libérant de la chaleur, c’est-à-dire de l’entropie (la perte cosmique irrémédiable de l’énergie). Donc, le CO2 est un produit final parce qu’il ne contient plus une once d’énergie utilisable. Et s’il fait monter la température dans l’atmosphère, c’est seulement parce que sa structure moléculaire « absorbe » la chaleur émise par la terre et l’empêche de quitter les couches basses de l’atmosphère. Mentionnons également l’ion dérivé CO3, qui entre dans la formation du calcaire, et le CH4 (le méthane), un composé riche en énergie, car ils auront leur importance dans la suite de notre histoire.

Un projet de destruction du vivant

C’est là que ça devient intéressant. Si nous sommes sur terre, c’est justement parce qu’il existe dans la nature un procédé qui permet de recycler le carbone atmosphérique. Ce procédé (très ancien) s’appelle la photosynthèse, il fonctionne avec de l’énergie solaire. On peut dire qu’il est « vert » dans tous les sens du terme. La photosynthèse réintroduit le carbone du CO2 dans la chaîne trophique, en fabriquant des glucides qui sont bourrés d’énergie solaire convertie en énergie chimique, et qui alimentent tous les êtres vivants (ou presque).

« on peut prendre pour axiome que plus un écosystème est riche en biodiversité, plus il est « efficace » en tant que puits de carbone, et plus il est « productif » et « résilient » »

La totalité du monde vivant repose sur la photosynthèse (et un tout petit peu sur la chémosynthèse). Ce procédé ne coûte rien et il nous fabrique un monde plus vivable et plus beau (c’est mon avis) que n’importe quelle giga usine. Pourtant, il n’est même pas mentionné par la journaliste. Mais il y a pire. Alors que la photosynthèse remet le carbone à disposition de la vie, l’usine tant vantée le soustrait à jamais au cycle biologique. Ici, je vais être un peu radical : ce type de projet est l’expression d’une logique de destruction globale du vivant.

Cela nous amène à la seconde catastrophe écologique, que les médias mentionnent assez peu, et généralement sans la relier à la première : l’effondrement de la biodiversité et des écosystèmes. Le cycle du carbone décrit plus haut alimente des formes de vie qui, à travers l’évolution biologique, se sont diversifiés, spécialisés et coadaptés au fil de centaines de millions d’années, formant les grands écosystèmes que nous connaissons (formant une gigantesque « symbiosphère »). Or, on peut en pratique prendre pour axiome que plus un écosystème est riche en biodiversité, plus il est « efficace » en tant que puits de carbone, et plus il est « productif » et « résilient » (en raison de la multiplication des niches et des interactions écologiques qui maintiennent l’énergie dans un système semi-fermé et se suppléent mutuellement en fonction des perturbations temporaires). Je n’aime pas utiliser ces mots qui résonnent avant tout de l’avidité et de l’intérêt économiques, mais disons que cela donne une idée de l’importance de la biodiversité… et de l’arrogance désinvolte de ces projets qui prétendent éliminer le carbone, comme on élimine un « problème ».

Le grand refroidissement ?

Mais même en adoptant le point de vue anthropocentrique des apôtres du progrès technologique, la mise hors-jeu du carbone atmosphérique est un projet absurde et dangereux. Pour le comprendre, il faut faire un peu de science-fiction. Mais d’abord, il faut rappeler ce que sont les énergies fossiles : en gros, des tissus d’organismes morts il y a très longtemps, méthanisés par des processus biologiques anaérobies et piégés sous forme solide (charbon), liquide (pétrole) ou gazeuse dans le sous-sol géologique.

Retirer du carbone du cycle de la vie, c’est donc empêcher la formation ultérieure de biomasse, utilisable comme énergie dans un futur proche (bois) ou lointain (fossiles). Cela revient à sacrifier notre assurance-vie, à nous-mêmes et ceux qui nous suivront. Imaginons en effet que se produise un refroidissement important, par exemple en raison d’un ralentissement de l’activité solaire. « Nous » n’aurions alors plus rien à brûler. Dommage…

« En adoptant un raisonnement simpliste, l’équipe de Déclic participe d’une faillite générale du système médiatique à prendre la mesure de la situation dans laquelle nous sommes et à jouer son rôle citoyen, démocratique et pédagogique face à une catastrophe d’une ampleur inédite. »

Encore une chose. Admettons qu’il y ait un intérêt – ou une nécessité – à convertir une partie du CO2 en calcaire (le produit final du procédé évoqué). Eh bien, ici encore, la biologie nous a largement devancés. Car c’est exactement ce que font les coraux et les mollusques en favorisant la précipitation du CO2 pour former leur coquille et leur exosquelette. Ceux-ci s’accumulent au fond des mers depuis des centaines de millions d’années, et par la compression et la tectonique, finissent par former nos massifs montagneux. L’ironie amère (ou plutôt acide) de tout cela, c’est que ces processus de calcification naturelle sont mis en péril par le réchauffement et l’acidification des mers. Encore une de ces satanées boucles de rétroaction, dont nous ne pourrons nous libérer qu’en changeant radicalement de vision économique, sociale et écologique.

Faillite journalistique

Une fois posée la fausse équivalence « CO2 = carbone = problème », la journaliste peut dérouler le raisonnement syllogistique qui fonde tout son exposé, et vient abonder la propagande du système financier et industriel qui considère le « carbone » comme un déchet à éliminer, ignorant que dans la nature il n’y a pas de déchet, mais seulement des rythmes et des interactions à comprendre et respecter. En adoptant un raisonnement simpliste, l’équipe de Déclic participe d’une faillite générale du système médiatique à prendre la mesure de la situation dans laquelle nous sommes et à jouer son rôle citoyen, démocratique et pédagogique face à une catastrophe d’une ampleur inédite. Le plus triste dans toute cette histoire, c’est que la séquence journalistique ne nous donne aucune information sur le procédé industriel, présenté comme une solution magique qui va rapporter des tas d’argent à des investisseurs, bienfaiteurs de l’humanité. Quelle quantité d’énergie est nécessaire ? Qu’est-ce que cela représenterait dans une économie qui prétend atteindre le « zéro émission nette » ? On ne le sait pas. La journaliste explique, non sans une certaine complaisance, que tout cela est protégé par le « secret industriel ». En tout cas, il n’est plus un secret pour personne que nos médias publics sont les alliés de ces puissances industrielles qui cherchent sans cesse de nouveaux moyens pour s’enrichir au détriment du vivant, non plus seulement les vivants d’aujourd’hui, mais aussi les vivants potentiels de demain et d’après-demain.