L’avènement du mix renouvelable-nucléaire nous conduit-il tout droit au capitalisme de surveillance ? C’est la question qu’on tente ici d’articuler, en rappelant les mutations qui ont mené de l’artisan au prolétaire, puis au consommateur, et enfin à ce nouveau projet de management des populations, composées d’humains « biaisés » connectés, sous la coupe d’une alliance entre État répressif et cyber-capitalisme.

Dans une interview donnée récemment au média Blast, Gaël Giraud nous a une nouvelle fois offert les lumières de son remarquable esprit de synthèse, fruit d’un cocktail insolite de mathématiques économiques, de convictions écologistes et d’humanisme chrétien. Au cours de cet entretien, il a rappelé le poids déterminant du modèle d’approvisionnement énergétique dans la typologie politique des sociétés. Il s’appuie pour cela sur les travaux de Timothy Mitchell qui ont éclairé les différences structurelles, en termes de production et d’organisation, qui sont apparues dans les sociétés lors de la « transition » (en réalité une addition) de l’économie du charbon à celle du pétrole.
La question se pose alors de ce que sera la forme politique d’une société dont le socle énergétique est constitué par le renouvelable et (probablement) le nucléaire. Giraud considère que deux options se présentent à nous : d’une part une société décentralisée et horizontale, basée sur de petites unités de productions d’énergie solaire et éolienne coopératives ; d’autre part une société autoritaire basée sur le contrôle des consommateurs et l’alliance de l’État et du Capital. En ajoutant notamment la donnée du numérique, la présente réflexion propose une synthèse prospective de cette dynamique de transformation énergético-politique qui est à l’œuvre aujourd’hui.
1. L’ère du charbon ou la société en blocs
Avec le charbon, la société industrielle du dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle connaît d’abord sa phase solide. Les sociétés nationales sont assises sur une source d’énergie extraite localement et pour des raisons essentiellement physiques, la production industrielle est située à proximité de la ressource minière. D’autre part, l’extraction du charbon est intimement liée à la condition ouvrière, le mineur de fond étant la figure quasi héroïque de l’économie charbonnière.
En conséquence, le fonctionnement entier de l’industrie est soumis à la force de travail des mineurs et des ouvriers travaillant en aval de l’extraction du charbon. En outre, la concentration géographique des industries favorise la « convergence des luttes » entre les travailleurs des différentes industries, mais aussi l’alliance entre « le peuple » et « le prolétariat », entre « les consommateurs et les travailleurs », puisqu’il s’agit en réalité des mêmes (une équivalence que le néolibéralisme mondialisé a parfaitement su briser, j’y reviendrai). Tout cela favorise, comme le rappelle Giraud, l’émergence d’une véritable force ouvrière dotée de solides moyens de pression, et capable d’entraver et même de bloquer la production en vue d’obtenir des améliorations substantielles de son sort.
Ainsi naît le couple fondateur et antagoniste du Prolétariat et du Capital, qui a structuré l’offre politique dans la société industrielle jusque dans les années 60 à 80, avec les Trente Glorieuses et l’avènement de la société pétrolière de consommation.
Certes, il faudrait remonter plus loin encore. Comme l’explique Jean-Baptiste Fressoz, la première révolution industrielle, marquée par l’adoption du charbon et son pendant de la mécanisation, était déjà une transformation profonde de la société et du travail, qui avait pour conséquence de priver les artisans de leur autonomie et de leurs compétences, pour en faire des travailleurs anonymes et interchangeables, soit à proprement parler la « prolétarisation » dans le sens que lui donne Marx, c’est-à-dire une dépossession de leur dignité infligée aux travailleurs, qui se voient transformés en une pure quantité, une ressource « matérielle ». Il n’en reste pas moins que cette première mutation a été entravée et contrariée par la concentration spatiale qui permettait l’organisation politique du monde ouvrier et la naissance d’un mouvement de résistance sans précédent.
2. L’ère du pétrole et la transmutation du prolétaire en consommateur
La société du pétrole est la phase fluide de la civilisation thermo-industrielle. La concentration énergétique de l’or noir, son abondance providentielle, sa propension à jaillir du sol presque sans travail, et surtout la facilité accrue de son transport, tout cela a profondément modifié les données fondamentales du jeu social, dans un sens qui réduit les moyens de pression du monde ouvrier. C’est donc en toute logique que la société du pétrole, dont l’expansion se traduit par l’ostentation clinquante des Trente Glorieuses, culmine avec le néolibéralisme de la fin des années 80, qui entérine la puissance du Capital et la minorisation des classes populaires, prises en tenaille entre le chômage de masse et des conditions de travail précaires et humiliantes. Mais d’abord, il faut revenir un peu sur les profondes transformations que le pétrole a imprimées aux sociétés humaines à l’échelle de la planète, pratiquement par ses seules propriétés.
« Les marques sont les « génies du pétrole », qui apparaissent dans les supermarchés et les téléviseurs pour accomplir les vœux du consommateur. »
Avec le pétrole, l’opposition entre travailleurs et capital se trouve peu à peu intermédiée, ou plutôt subvertie, par l’apparition d’une nouvelle figure : le consommateur. En effet, le pétrole n’a pas seulement permis de désamorcer le pouvoir de résistance et de négociation des travailleurs, qui perdent leur capacité de bloquer localement l’outil industriel et donc le « travail » financier du Capital. Il est tellement abondant et rentable que l’enjeu devient rapidement celui d’une demande insuffisante. Il faut créer de la demande pour augmenter la production et continuer de faire grossir les profits. C’est dans ce contexte qu’il faut situer les idées de Keynes, encore si souvent invoquées par les économistes de gauche, mais surtout l’intuition rusée de Ford, dont les voitures marchent au pétrole, ne l’oublions pas. Ford a compris que les ouvriers ne sont pas seulement des bras utiles, mais aussi des consommateurs potentiels, donc un gisement de revenus à choyer ! En faisant en sorte de leur offrir des biens désirables, on s’achète la paix sociale tout en s’offrant de nouveaux débouchés industriels. On pourrait presque dire que c’est le pétrole qui s’écoule par la bouche de Ford.
Et en effet, il saute aux yeux que l’ère du pétrole a vu la multiplication artificielle de besoins et de produits ad libitum, dont le concept de consommateur est la résultante anthropologique. Le chauffage domestique et la voiture individuelle ont rapidement ouvert la voie à la climatisation. Idée géniale : brûler du pétrole pour avoir froid ! Mais il y a mieux encore : le pétrole permet de multiplier artificiellement des produits similaires, plus ou moins utiles, grâce à la fabrication et au perfectionnement des emballages, issus directement de la transformation des hydrocarbures par l’industrie pétrochimique. Ainsi naissent et se multiplient les marques, avec leurs noms et leurs logos criards. Les marques sont les « génies du pétrole », qui apparaissent dans les supermarchés et les téléviseurs pour accomplir les vœux du consommateur.
Mais le plastique fait mieux encore que perfectionner l’art de l’emballage : il permet de créer à l’infini de nouvelles gammes de produits bon marché ayant une durée de vie courte. Des objets autrefois inusables sont remplacés par des variantes jetables, la technologie est désormais inséparable de l’obsolescence et une kyrielle de produits et gadgets inédits, plus ou moins ludiques et inutiles, envahissent le marché, quand ils ne sont pas distribués gratuitement.
« le pétrole a réussi l’incroyable gageure de soutenir la croissance démographique et l’engraissement pathologique de la population à l’échelle planétaire. »
Bref, le pétrole a littéralement créé et alimenté la société de consommation, jusqu’à la nausée et l’obésité. Au sens propre. Car qu’y a-t-il de mieux qu’un consommateur ? Deux consommateurs, pardi ! Et qu’y a-t-il de mieux que deux consommateurs ? Deux gros consommateurs ! De fait, le pétrole a réussi l’incroyable gageure de soutenir la croissance démographique et l’engraissement pathologique de la population à l’échelle planétaire. Grâce aux engrais issus de la transformation des hydrocarbures, il a en effet été possible de produire des calories en quantité suffisante pour remplir la panse de la courbe exponentielle des populations humaines – et donc des consommateurs de pétrole et de plastique – et même pour faire basculer une bonne partie d’entre eux dans l’obésité et la précarité cardio-vasculaire. Tout ceci au prix de la qualité nutritionnelle des produits et de la pérennité écologique des sols et des écosystèmes productifs.
Dans le domaine géopolitique, il serait facile de montrer combien les guerres ont servi à faire tourner la machine productive tout en contrôlant l’approvisionnement et l’accès aux ressources pétrolières. Mais dans le monde occidental et sa périphérie (qui se soucie des « Autres » ?), la coulée continue du pétrole a imprimé un mouvement de dérive aux continents politiques et conduit à une reconfiguration hautement instable. Pour le dire rapidement, la démocratie – confinée dans les pays riches – abandonne l’affrontement du prolétaire et du capitaliste au profit d’une entente tacite entre des positions autrefois inconciliables. Gauche et droite s’entendent désormais pour gaver le peuple en s’appuyant sur une théorie qui veut que plus les riches sont riches, moins les pauvres seront pauvres.
Et ce pacte faustien fonctionne plus ou moins. D’abord par le jeu de l’impôt et de la redistribution, qui ménage les dividendes de quelques-uns tout en assurant la progression du « pouvoir d’achat » de tous. Ensuite, de manière bien moins pérenne, par le jeu dangereux des délocalisations et de la mondialisation, sorte de colonisation succédanée, qui permet aux masses des pays riches de vivre dans l’illusion de la prospérité aux dépends de plus pauvres qu’eux, grâce à la reformation d’un sous-prolétariat lointain, essentiellement asiatique. Situation forcément transitoire, puisqu’elle entraîne des gains de puissance et de richesse dans les pays producteurs et avec ceux-ci, des modifications d’échelle et une diffraction géographique de l’économie, synonymes de graves perturbations pour les équilibres sociaux au sein de sociétés occidentales.
D’où les glissements et dérapages menant à d’étranges et baroques hybridations dans notre champ politique. C’est le cas de la migration du vote populaire de la gauche vers l’extrême droite (l’identification à un peuple ethnique ou religieux devient le moyen le plus sûr de conserver de maigres acquis et protections pour les classes précaires), ou encore de l’adoption par les élites de gauche d’un nouveau logiciel individualiste qui, sous la bannière du progrès, promeut une anthropologie ultra libérale de l’individu sui generis (dont même les coordonnées sexuelles et ethniques seraient de « pures constructions » à abandonner au profit du choix de chacun-e).
3. Quelle société pour le renouvelable et le nucléaire ?
Or, nous savons que le pétrole cessera de couler à flot. De préférence dans un futur très proche, pour négocier le tournant de la transition avant de percuter le mur climatique. Ou bien à moyen terme, dans une ou deux décennies, lorsque les réserves seront épuisées (c’est malheureusement l’hypothèse la plus probable, bien qu’elle condamne une bonne partie de l’humanité à la violence et la mort). Nous entrerons alors nécessairement dans une nouvelle ère énergétique, avec de nouvelles configurations sociopolitiques.
« la construction de nouvelles centrales pose la question de notre capacité, dans un horizon de 50 ans (désormais terriblement incertain), à assurer l’entretien, le démantèlement et le retraitement des déchets »
La première question est de savoir si nous aurons une économie du renouvelable seul ou bien du renouvelable et du nucléaire. Il semble qu’on s’achemine vers la seconde option, même si de sérieux doutes planent sur l’hypothèse atomique dans un monde géopolitiquement et économiquement instable. Il serait prudent donc d’attendre l’issue de la guerre en Ukraine pour décider. Cette guerre montre qu’une centrale peut être prise entre deux feux, avec de sérieux risques de perte de contrôle. Elle indique aussi qu’une guerre hybride généralisée à toute l’Europe n’est pas exclue, auquel cas les centrales nucléaires seront des cibles potentielles pour des attaques cyber ou militaires, voire terroristes. Enfin, la construction de (nombreuses) nouvelles centrales pose la question de notre capacité financière et organisationnelle, dans un horizon de 50 ans (désormais terriblement incertain), à assurer l’entretien, le démantèlement et le retraitement des déchets radioactifs. De ce point de vue, les sécheresses de l’été dernier et les risques de pénurie énergétique de l’hiver qui arrive nous rappellent que, jusqu’à nouvel ordre, les centrales nucléaires dépendent d’un approvisionnement constant en eau et en énergie fossile pour fonctionner de manière sûre.
« le mix renouvelable-nucléaire est une option qui mène tout droit à des sociétés autoritaires à la chinoise, c’est-à-dire un « capitalisme de surveillance » associant étroitement la Finance, l’État et l’armée »
Mais de toute façon, qu’il s’agisse de nucléaire ou de renouvelable, Giraud rappelle que ces énergies sont favorables à la concentration capitalistique, parce qu’elles supposent un investissement important tout en assurant un rendement élevé à long terme. Elles supposent donc une intervention massive du Capital. Et aussi son alliance avec l’État et ses prérogatives sécuritaires. J’y arrive.
Si l’on en revient aux deux hypothèses ouvertes par Gaël Giraud – société décentralisée et coopérative versus société autoritaire capitaliste – il faut bien admettre que le choix du nucléaire force la bifurcation en faveur du capitalisme et de l’autoritarisme. D’abord pour des questions d’échelle et de sécurité. Il est inconcevable de construire et faire fonctionner des centrales nucléaires sans d’énormes investissements financiers et un appareil militaro-étatique puissant pour assurer le contrôle et la sécurisation des infrastructures, mais aussi leur entretien à long terme. Autrement dit, le mix renouvelable-nucléaire est une option qui mène tout droit à des sociétés autoritaires à la chinoise, c’est-à-dire peu ou prou un « capitalisme de surveillance » associant étroitement la finance, l’État et l’armée.
Mais il y a plus encore. Car même en embarquant le nucléaire dans le mix énergétique de la société décarbonée, il est acquis que l’apport énergétique devra être drastiquement réduit. Autrement dit : les usages sont appelés à être strictement régulés, tant pour la quantité d’énergie consommée que pour la nature des usages. Tout indique que le contexte social est mûr pour le type d’alliance entre finance et surveillance, qui se dissimule derrière l’euphémisme du « capitalisme vert » (il suffit de songer aux récents débats sur les jets privés, les piscines, etc.).
C’est ici qu’entre en scène un troisième ingrédient de notre transition forcée, devenu majeur dans l’évolution de nos sociétés : la numérisation intégrale de la société post-pétrole. Il est clair que la généralisation des usages et outils numériques sera le bras armé de la surveillance d’État au sein du capitalisme post-pétrole. En ces temps où l’on entend prôner la « sobriété » jusque dans la bouche de dirigeants libéraux tels que Macron, il est en effet inconcevable que des outils de contrôle de la consommation énergétique ne soient pas rapidement mis en place et systématisés. Le débat français autour du « compteur intelligent » en est un avant-goût. Le système de rachat et redistribution de l’énergie solaire produite par les particuliers participe de la même évolution. L’essentiel est de pouvoir mesurer les flux d’énergie (comme les flux financiers et de données) jusque dans les plus intimes connexions du réseau électro-neuronal social.
Sous couvert de confort, d’utilité et de divertissement, le réseau numérique, dopé à l’intelligence artificielle et bientôt densifié et étendu par la 5G et les satellites de Mr Musk, est en train d’étendre sur nos vie l’étau implacable d’une surveillance de masse extrêmement fine, doublée d’un système d’exploitation financière des informations que nous ne cessons d’émettre sur nos transactions (appelées à être entièrement digitalisées), nos comportements (consommation de biens « culturels »), nos opinions, notre localisation physique, notre rythme cardiaque, etc.
« Notre acceptation passive du prix à payer pour notre vie numérique présage des beaux lendemains à l’alliance du capitalisme et de l’autoritarisme »
La convergence de ces deux potentialités – surveillance généralisée et traitement des données – conduit naturellement à un nouveau paradigme politique déjà bien implanté, qui est celui du « management des population ». La nouvelle conception anthropologique de « l’humain biaisé » (cf. la théorie des biais cognitifs, dénoncée par Barbara Stiegler) en est le pendant, comme en attestent les perpétuelles accusations de complotisme à l’endroit de toute personne – et surtout groupe de personne (car il faut toujours et à tout prix conjurer le collectif !) – proférant une opinion gênante.
Notre acceptation passive et quasi générale du prix à payer pour notre vie numérique (exploitation exponentielle des données et surveillance potentiellement généralisée) présage des beaux lendemains à l’alliance du capitalisme et de l’autoritarisme. C’est sans doute du côté de la Chine qu’il faut regarder pour deviner l’avenir. Bien sûr, chez nous, la reconnaissance faciale ne sera pas instituée du jour au lendemain comme un outil légal de répression imposé par le pouvoir sur la voie publique. Cela sera d’abord présenté comme un service offert au consommateur ou un outil de sécurité pour les entreprises et les usagers. Peu à peu, l’espace public et numérique sera saturé de ce type de caméras et autres capteurs d’identification. Et il ne sera peut-être même pas nécessaire d’activer des mécanismes répressifs pour que, de façon latente, s’insinue en nous et autour de nous le poison lent de la surveillance, de sorte que nous adapterons et normaliserons spontanément nos comportements et nos prises de parole. Cette surveillance est en réalité déjà intériorisée par les classes moyennes, toujours en avance quand il s’agit dérouler le tapis rouge à la répression. On l’observe en effet sur les réseaux sociaux, où un bon nombre de nos concitoyens consacrent leur temps libre (visiblement abondant) à dénoncer les faux-pas et les opinions non-alignées de leurs semblables [1]. À ce jeu, c’est d’ailleurs une certaine gauche dite « sociétale » qui emporte la palme.
Bref, le numérique semble être la forme sociale par excellence de la troisième société industrielle, qui n’est plus ni solide ni fluide, mais « gazeuse ». C’est une ambiance générale, qui se traduit par la surveillance de tous par tous et de chacun par l’État ou ses auxiliaires, en échange de services vitaux soigneusement comptés et de divertissement dématérialisé et désocialisé, délégués à de nouvelles puissances capitalistes, dont le business de la gratuité dissimule un vaste chantier d’extraction et d’exploitation des « données personnelles » (qui ne sont ni données ni personnelles, mais volées et sociales, comme le note un animateur de l’émission Source, sur Radio Campus[2]).
La forme politique n’est donc plus celle d’un affrontement entre communisme et capitalisme, entre prolétaires et propriétaires, ni même d’une alliance tacite entre libéralisme et social-démocratie assurant une redistribution ou un « ruissellement », suivant le point de vue qu’on adopte. Il s’agirait plutôt d’un management technologique personnalisé. Dès lors, si la nouvelle forme sociale et politique est horizontale et décentralisée, ce n’est qu’en apparence. Et elle conserve cette apparence aussi longtemps que nous nous tenons tranquille. Car il suffira que l’on sorte du rang pour être banni de la société numérique et, éventuellement, puni par la loi. Et pourquoi pas – si nos opinions et connexions sont jugées dangereuses – exécutés par un drone américain en quelque point du globe que nous nous trouvions.
Cette société terrifiante peut-elle être conjurée ou renversée ? Sans doute, mais plus sûrement par une cause extérieure. Une cause tout aussi terrifiante. On songe à l’effondrement des écosystèmes globaux (dont le climat n’est qu’un « baromètre ») qui soutiennent en dernier recours la survie de nos corps vivants. Mais bien avant cet effondrement, il faut redouter le risque de la guerre – probablement hybride et non-conventionnelle – dont nous savons désormais qu’elle se nichera pour longtemps au cœur de nos âmes inquiètes.
Toutefois, et parce qu’il est d’usage de terminer sur une note optimiste, il faut aussi rappeler que ces menaces extérieures peuvent déclencher des petits ou grands mouvements dans la mécanique intime des sociétés et les rendre hautement inflammables. Alors, à la faveur d’une disette, d’un scandale politique ou d’un abus policier, des mouvements contestataires ou dissidents peuvent naître et grossir. Car toute société civilisée, c’est-à-dire trouvant son origine dans la domination de la majorité par une minorité, est hantée par la même frayeur. Celle de la colère du peuple.
Alors, après les conflits de blocs de la société solide et la conflictualité centrifuge de la société fluide, la société gazeuse pourrait bien être une société explosive. Pour tous ceux qui refusent la fatalité, voici venu le temps de chérir la colère.
[1] En 1978, Félix Guattari écrivait déjà : « Le Capitalisme mondial intégré aurait intérêt à économiser au maximum les solutions autoritaires classiques, qui impliquent (...) l'entretien de bureaucraties politiques, de castes militaires (...) Il serait plutôt porté à s'appuyer sur des systèmes de contrôle souples, impliquant des moyens miniaturisés : plutôt une surveillance mutuelle, des équipements collectifs (...) », in La Révolution moléculaire, éd. Les Prairies Ordinaires, 2012.
[2] Il rappelle aussi que c’est justement pour qu’on ne s’aperçoive jamais du caractère social de ce qui nous est volé qu’il est si important de promouvoir un modèle individualiste, porté par le fantasme de la « personnalisation ». Il faut que nous nous considérions comme de purs et simples individus pour que nous acceptions de céder gratuitement tout ce qui nous constitue en êtres sociaux : notre localisation, nos relations de travail, nos échanges commerciaux, nos photographies, etc.