Lynn Margulis ou la révolution symbiologique

Par son attention hétérodoxe aux petits objets vivants, la microbiologiste Lynn Margulis a littéralement pulvérisé le paysage sous contrôle de la biologie dominante. Retour sur une révolution scientifique, philosophique et féministe.

Taches de vie ©M_Collette on Ilford Pan 400.

Dans l’imaginaire scientifique moderne, le monde vivant est déterminé par les catégories du gène, de l’espèce et de l’individu. Ces catégories rassurent car elles correspondent à des perceptions macroscopiques : les gènes sont associés à des caractères (grand, yeux bleu, QI faible… vous l’avez ?), les espèces à des idéaux types (chien, cheval, mouche) et les individus à des identités incarnées (moi, le Christ, mon chien Lulu). Cet essentialisme « géniste », spéciste et individualiste perpétue des traditions philosophiques ancrées dans le platonisme et le christianisme. Il s’accorde avec notre besoin de fixité et de contrôle, en offrant une vision stable et « gouvernable » du réel. C’est le monde pratique et le monde de l’ingénieur.

Dans les années 1970, la microbiologiste Lynn Margulis a fait imploser ce monde d’objets observables et manipulables en avançant des hypothèses microbiologiques qui pour l’essentiel ont été confirmées depuis lors. Pour l’exprimer en termes simples et généralistes, ces hypothèses indiquent que tout ce que nous connaissons de grand et de complexe dans le monde vivant est le résultat d’associations symbiotiques entre de minuscules entités, principalement des bactéries ou « procaryotes » (c’est-à-dire des petites cellules sans noyaux)1. On mesure encore mal aujourd’hui l’ampleur de cette révolution et ses implications pour notre vision du monde et du vivant.

Small is powerful : la révolution symbiologique

Avec Lynn Margulis, le caractère exceptionnel de l’espèce humaine se trouve brutalement relativisé. Plus encore qu’avec Darwin, notre fierté en prend un coup. D’autant que la chercheuse ne s’arrête pas en si bon chemin. Selon elle, le monde dans lequel les gènes et les individus entrent en compétition pour le « succès évolutif » a lui-même été façonné par ces microbes, considérés jusqu’alors comme insignifiants ou dangereux. Avec James Lovelock, elle défend en effet l’idée que notre planète a été rendue habitable et respirable par des tapis de microorganismes communautaires qui régulent et adaptent de manière invisible et continue l’écologie sous-jacente des terres et des océans2. Face à certaines anomalies « miraculeuses », comme la stabilité du taux d’oxygène (1% en plus ou en moins provoquerait la destruction de la plupart des écosystèmes et des organismes connus), Margulis et Lovelock envisagent même une forme d’intelligence collective planétaire des microbes – une hypothèse non prouvée.

Comme les sorcières, Margulis manipule des savoirs qui sont à la fois différents des modes de connaissance dominants et inquiétants pour ceux qui les détiennent

À ce camouflet infligé à l’homme, espèce « supérieure », s’ajoute le choc de voir une femme renverser les idoles de la science néodarwinienne triomphante, obsédée par les gènes et la compétition. Tout cela pris ensemble explique sans doute que les vues de Margulis ont eu assez peu de retentissement et ont mis du temps pour infuser dans la culture ambiante, ce qui se fera en grande partie à travers des thèmes hygiéniques et diététiques (probiotiques, microbiotes…), plus volontiers abandonnés à la gente féminine que le domaine de la spéculation fondamentale. Sans doute faut-il classer Lynn Margulis dans la grande famille des sorcières, réhabilitées depuis trois décennies par des auteures telles que Starhawk, Isabelle Stengers et, plus récemment, Mona Chollet. Comme les sorcières, Margulis manipule des savoirs qui sont à la fois différents des modes de connaissance dominants, et inquiétants pour ceux qui les détiennent.

Chloroplaste et Mitochondrie : superhéros microscopiques

L’élément le plus décisif des travaux de Lynn Margulis concerne sans aucun doute le chloroplaste et la mitochondrie, deux organites cellulaires essentiels pour les eucaryotes (organismes dotés de grosses cellules avec un noyau d’ADN stable protégé par une enveloppe, par opposition aux procaryotes). Le chloroplaste est la petite usine verte qui capte le rayonnement solaire et le transforme en énergie chimique (des sucres) à travers la photosynthèse – une opération qui consomme du CO2 et rejette de l’oxygène. La mitochondrie réalise l’opération inverse à travers la respiration : celle-ci consomme du sucre et de l’oxygène en libérant de l’eau et du gaz carbonique, pour produire des molécules d’ATP (adénosine triphosphate), dont l’énergie est directement mobilisable par la cellule.

Vous l’aurez compris, ces deux minuscules entités assurent ensemble l’équilibre planétaire entre eau, oxygène et CO2. Mieux : par leur fonctionnement silencieux et invisible, elles assurent la prospérité et la complémentarité de l’ensemble du monde végétal et animal. Sans elles, impossible de constituer des organismes de grande taille, capables par exemple d’accomplir des mouvements coordonnées.

Or, Margulis défend la théorie selon laquelle ces deux superhéros planétaires descendent en fait de très anciennes bactéries qui ont été absorbées, mais non complètement digérées, par des cellules plus grosses. Une forme de coexistence nommée « endosymbiose » aurait alors émergé : la grosse cellule eucaryote a laissé vivre en elle ses anciens parasites tout en profitant de leurs superpouvoirs. Progressivement, le contrôle génétique des organites a été en grande transféré à la cellule hôte. Puis, ces cellules d’un nouveau type se sont associées pour constituer des organismes pluricellulaires, capables d’accomplir la photosynthèse et la respiration aérobie à l’échelle de centaines, milliers, millions et milliards de cellules.

En fait, je viens de vous raconter l’origine des plantes et des animaux…

Science, mythe et femmes

La microbiologie de Lynn Margulis est donc une symbiologie. Et le monde qu’elle décrit, avec James Lovelock et quelques autres, c’est ce que nous appelons sur ce blog la symbiosphère – la biosphère, avec ce quelque chose en plus qui change tout : les liens cocréateurs du vivant. Ceux-ci opèrent à tous les niveaux : cellulaire, organique, écosystémique. Il en va d’une métaphysique fondée non plus sur des essences individuelles persistantes, mais sur des processus pluriels fluents3.

la frontière entre la science et son objet, entre l’humain et le non-humain, cesse d’être une ligne infrangible et un marqueur de domination, pour devenir une zone mouvante et un vecteur de relations

Ainsi, dans la symbiologie inaugurée par Margulis, les « unités de sélection » par excellence, ce ne sont plus seulement les entités concurrentes qui s’affrontent dans un espace vital mais les relations congruentes qui constituent cet espace vital. Comme en éthologie, avec Jane Goodall et d’autres, les femmes scientifiques des années 1970, souvent écartées des domaines jugés plus fondamentaux, ont défriché de nouveaux territoires de recherche, où la frontière entre la scientifique et son objet, mais aussi entre l’humain et le non-humain, cesse d’être un donné infrangible et un marqueur de domination pour devenir une zone mouvante à explorer et un vecteur de relations.

Le fait que Margulis et Lovelock aient surnommé cette nouvelle entité planétaire Gaïa (Terre) indique une autre rupture, qui ouvre une brèche culturelle au cœur de la modernité. En invoquant la plus archaïque des déesses antiques, les deux pionniers entrent en dissidence avec l’idée moderne selon laquelle nos théories scientifiques créent des césures irréversibles avec les conceptions, savoirs et pratiques qui les précèdent, et que ces théories sont censées rendre caduques. Bien au contraire, Margulis et Lovelock réveillent d’anciennes puissances enfouies dans un passé animiste, grondant dans les entrailles de la terre. Savoirs sorciers, à nouveau.

Ces puissances terriennes renvoient l’humain à sa matrice humique. Rappelons ici à nouveau que « humain » et « humus » proviennent d’une racine commune, et que cette même racine fonde le sens du mot « humilité ». Une qualité bien peu en vogue. Mais tellement nécessaire aujourd’hui…

A suivre :

Bientôt : La micro-ontologie de Lynn Margulis

A lire aussi :

Désanthropiser, réhumaniser

Pour une écosémiotique des mondes vivants


  1. Pour un aperçu des théories de Margulis, lire p.ex. Gaïa, sexualité et catastrophes, de Lynn Margulis et Dorian Sagan. Certaines des hypothèses décrites ici avaient été avancées par des savants bien plus anciens, mais elles n’avaient pas reçu de confirmation et étaient négligées ou tombées dans l’oubli. ↩︎
  2. Cf. L’hypothèse Gaïa, un livre co-écrit avec James Lovelock. ↩︎
  3. Sans entrer dans ce sujet, mentionnons que cette métaphysique des liens constitutifs pourrait être celle de Whitehead, fondée non pas sur les notions de substance et d’attributs, mais sur des entités organiques partageant des « préhensions » de qualités dans un process de cocréation. Cf. A.N. Whitehead, Process et réalité. ↩︎