Fragment tissé d’une histoire symbiotique des anthropospaces.
La portée anthropologique et la signification spatiale du bétail caprin transparaît dès le début du voyage d’Ulysse, lorsque celui-ci découvre le pays des Cyclopes. Le géant monoculaire Polyphème est un pasteur qui conduit son troupeau parmi la végétation indomptée d’un pays couvert de bois et de garrigue. Homère le décrit avec un mépris certain, comme un aborigène arriéré. À la fin de la journée, les chèvres pénètrent dans la grotte du géant, où elles sont traites et leur lait bu ou mis à cailler sur d’immenses étagères à fromage…
Chez les Cyclopes, Homère décrit une économie pastorale des origines, un monde où il n’existe pas encore un espace distinct, propre à l’humain, retranché de la nature proliférante, comme c’est le cas le de la polis naissante et de son halo de champs cultivés. Comme le pays du Cyclope, couvert de forêt et de friches, la chèvre est un animal qui reste inféodé au sauvage. Homère nous en informe très explicitement par un remarquable procédé narratif : le poète décrit en effet une île voisine au paysage identique, elle aussi couverte de bois et peuplée de chèvres, elle aussi dotée d’une terre fertile inexploitée (une terre à coloniser, aux yeux du roitelet d’Ithaque), et cependant exempte de toute présence humaine. Une hypothèse écologique et éthologique s’impose donc : la chèvre, qui n’a pas encore été sélectionnée et n’a pas encore évolué au contact des hommes, suivrait le géant de son plein gré, par une sorte de grégarisme élargi, dans le cadre d’une relation de cohabitation et de co-habituation qui se solde par des bénéfices mutuels.
Aix, agrios, etc.
La chèvre, en grec, c’est aix. Homère utilise le même terme pour pour les bêtes de Polyphème et les chèvres vivant à l’état sauvage sur l’île voisine. Ceci indique que nous nous trouvons dans un état de symbiose qui précède l’apparition d’une race domestique distincte, dominée et contrôlée par l’homme. Comme je l’ai analysé par ailleurs, on observe la même situation pour le cochon : c’est seulement au fil des siècles que va s’établir une nomenclature qui distingue l’espèce sauvage et l’espèce domestique. Fait intéressant : c’est le nom du juvénile, le goret (lat. porcus), qui deviendra le nom de l’espèce domestique, ce qui coïncide avec le processus évolutif de la néoténie (rétention de caractères immatures chez l’adulte : animal glabre, joufflu, peu farouche, apathique…) qui a présidé à l’évolution de la race domestique.
Pourtant, un autre mot désigne spécifiquement la chèvre sauvage, le bouquetin ou le chamois : aigagros (de aix et agros). Ce mot est intéressant. Le suffixe agros désigne de manière vague et ambigüe la « terre », non en tant que planète ou substrat, mais au sens d’un morceau de territoire, associé à une activité végétale. L’agros, c’est le champ, ou la campagne en général, bref la région périphérique qui sépare la cité des forêts denses et des montagnes escarpées. Un espace dont on ne sait pas toujours très bien s’il est tout à fait humain ou encore un peu sauvage. Cette hésitation est bien plus sensible dans le terme voisin agrios, qui définit aussi bien la campagne (habitée et cultivée) que les régions sauvages. Elle est aussi bien marquée dans l’histoire et la mythologie des divinités qui veillent sur ces territoires, comme Déméter, dont le nom renverrait secrètement à la figure de Gaia (Ghe-Meter), bien moins docile et prévisible que la gentille déesse des moissons.
Tout l’épisode cyclopéen prend place dans cet espace intermédiaire et indécis, où la nature s’exprime à profusion mais, déjà, le pasteur et son troupeau itinérant commencent à ouvrir un espace qui s’offrira bientôt à l’avidité de la civilisation. Tout indique que la terre où les Grecs se sentaient chez eux, c’est-à-dire l’horizon hellénique du monde égéen (aigeos ou aigaios) est aussi et fut d’abord un monde caprin (aigeos).
Débroussailleuse symbiotique
Or, la chèvre participe, de manière non seulement sémantique, mais aussi mécanique et métabolique, à l’ouverture de cet espace en cours d’humanisation. Animal brouteur par excellence, brouteuse coriace, à mi-chemin entre le sauvage et le domestique, un sabot de chaque côté de la frontière floue qui sépare la forêt et la prairie, elle accompagne le nomadisme pastoral dans des milieux ouverts ou semi-ouverts, qu’elle contribue en effet à défricher et entretenir. En affinité trophique avec les buissons épineux, le maquis, les lisières et les haies, elle y est aussi la première « débroussailleuse symbiotique » des humains arpenteurs du sol. De sorte qu’elle est liée évolutivement, écologiquement et métaboliquement à l’espace sauvage et à ses proliférations interstitielles, mais aussi génétiquement à cet espace humain, ouvert et contrôlé, mieux : elle est co-auteure du déploiement de l’espace comme surface pure.
Ainsi apparaît, sous le sabot des chèvres bêlantes et le pied patient du pasteur, un espace désépaissi, homogène, préparé pour la géométrie de l’État et du droit, pour le soc de la charrue, pour le sac des pilleurs. Espace à acquérir, à conquérir, à envahir, à dominer. Cet espace est allergique à toute épaisseur, toute prolifération interstitielle, pour être intégralement offert à la domination. Mais soyons de bon compte, cette allergie et cette domination ne sont en rien un fait caprin. Les chèvres, elles, elles broutent et digèrent, transportant dans leurs rumens complexes l’immense communauté symbiotique et bien agencée des bactéries qui concourent à la digestion de la rebelle cellulose.
Tragos
On ne peut parler de la chèvre sans évoquer le bouc. Le bouc, c’est tragos. Il donne son nom à l’art grec par excellence, celui de la tragédie (tragodia se comprend comme « chant pour un bouc »). À son origine, celle-ci fut probablement une fête populaire se clôturant par le sacrifice d’un bouc, avant de devenir cet art théâtral qui met en drame l’existence humaine. Le patronage de la tragédie par Dionysos est bien connu et établi. Or, Dionysos est le dieu-bouc, le dieu à cornes, ce dieu de la végétation et de l’ivresse, qui meurt et renaît, et qui inspirera une religion du salut mal connue : l’orphisme. Mais il est surtout le dieu qui émerge des bois et des espaces sauvages pour bousculer l’ordre et la hiérarchie de la cité, en une parenthèse qui est aussi un grand désordre festif. C’est le dieu des Carnavals, qui traverse la mort pour annoncer le retour de la vie. D’une certaine manière, dans la transe et la fusion qui accompagnent le désordre bacchique, Dionysos restitue l’espace terrestre civilisé à son origine sauvage, à cette puissance indistincte dont la cité tire in fine sa nourriture, son bois de construction, son combustible. Comment se nomme cette puissance ?
En s’autorisant une figure d’étymologie fictionnelle, on dirait que aisagros (la chèvre sauvage) comme aigaios (l’égéen) et aigeos (le caprin) renvoient non seulement à l’espèce animale et à l’espace mal défini de la campagne et du pays égéen, mais aussi à la Terre inétendue, la Terre intensive et tellurique : à Gaia ou Gé. D’ailleurs, les rites dionysiaques sont des rites qui rendent à Gaia les honneurs qui lui sont dus. Et ce n’est sans doute pas par hasard que la théogonie orphique envisage, après le règne de Zeus et des Olympiens, une sixième génération dont Dionysos est le souverain, et chez Hésiode lui-même, Gaia finit par se lasser des prétentions olympiennes précipite de terribles désordres climatiques, sous la figure de Typhon.
Ainsi sommes-nous reconduits, par la barbe et les cornes du bouc, à la Grande Déesse du paléolithique, source vivante et vibrante de toute étendue spatiale, cette mère peu rassurante qui est la puissance de pli et de déploiement qui alimente cette fameuse « assise sûre pour tous les vivants », que les hommes grecs arpentent fièrement (mais non sans une certaine crainte, jamais éteinte, détournée souvent en une phobie de la mer et de ses déchaînements imprévisibles), et où ils installent leurs terres et de leur domesticité.
Pecunia, probaton, capita
Mais la chèvre n’est pas seulement l’ouvreuse d’un espace qui s’offre à la sédentarité. Par sa constitution pastorale en troupeau itinérant et grégaire, sous la conduite d’un berger, elle est aussi la forme première de la « richesse marchante » (du grec probaton : « petit bétail », mais aussi « richesse » mobilière, terme peut-être lié au verbe « marcher, ouvrir la voie »). En latin, la chèvre sera pecunia, dont le lien de filiation avec l’argent ne demande aucune démonstration. Elle est donc un modèle de cette richesse circulatoire que permet l’espèce sonnante et trébuchante. Enfin, au même titre que les autres bétails, la chèvre est capita (tête), cheptel ou « cattle », autant de mots qui fondent et annoncent le Capital. Dans le troupeau itinérant se trouvent mêlées, encore indissociables et à l’état de virtualités, les trois dimensions du capitalisme : richesse non gisante, travailleurs délocalisables, circulation financière. La chèvre, c’est le flux par excellence, la colonne ruminante qui convertit l’espace touffu en espace lisse, et le précurseur à corne des flux financiers et des flux de travailleurs qui feront l’essor du capitalisme.
Lutter pour un tiers-espace
Ainsi, en ouvrant un espace qui se prête aux abstractions des hommes, un « anthropospace » homogène, ouvert et pelliculaire, la chèvre inaugure, d’une part, la possibilité de « l’espace strié » qui porte l’État sédentaire, espace de champs céréaliers et de propriétés, espace d’attribution des propriétés et de prélèvement de l’impôt, espace de contrôle et de droit, mais elle permet aussi, d’autre part, l’avènement d’un « espace lisse » du Capital nomade. Cet espace fut d’abord le théâtre d’attaques et de razzias, avant de devenir celui d’échanges commerciaux et de transactions de plus en plus rapides, espace de circulation pour les flux d’argent et les prises de profit, espace de guerre et de concurrence.
Toutefois, la chèvre demeure un animal marqué par le sauvage. Et bien qu’elle soit sacrifiée dans les rites dionysiaques, ce n’est pas elle qui est en cause dans le saccage des milieux naturels et des habitats symbiotiques cyclopéens. La chèvre, elle, n’a jamais perdu son affinité avec ce troisième espace, qui n’est ni lisse ni strié, ni nomade ni sédentaire, ni capitaliste ni étatique. Un espace rugueux, touffu, sauvage, proliférant. Espace de coévolution et de devenirs intriqués, d’entrelacs sémiotiques et de chants territoriaux accordés. Cet espace est un tissu, mais auquel ne préside aucun « patron » et qui n’est filé par aucune machine, ne suit aucune régularité ou trame préétablie. Cet espace, il se constitue à la façon dont un « jeux de ficelles » finit par produire un embrouillamini inextricable qui constitue aussi un sol commun et un milieu dans lequel il n’est plus possible d’attribuer des identités aux contours nets, des droits de propriété, des droits d’auteurs et de paternité.
Cet espace qui échappe à l’État et ignore les stratagème du Capital, c’est aussi l’espace couvert et semi-(c)ouvert des communautés végétales à strates multiples (forêts, lisières, clairières, savanes), l’espace humique des associations mycorhiziennes, des rhizomes et des galeries, souvent escarpé et rocailleux, où les chèvres s’enfoncent goulument, et où l’on apprend aujourd’hui que d’antiques rebelles – ceux que l’on appelle sans doute erronément les « peuples premiers » – se sont repliés pour échapper à la capture et à l’asservissement par les Cités-États antiques, de même qu’aux raids destructeurs des guerriers nomades, pilleurs et violeurs surgissant dans la poussière et frappant tel l’éclair dans la plaine. En cultivant « l’art de ne pas être gouverné », de faire « société contre l’État » et contre l’échange.
Car la leçon de tout ceci, c’est que le déploiement du capitalisme est indissociable d’une conception particulière de l’espace, ou plus exactement d’une transformation de la spatialité elle-même. l’insatiable expansionnisme du capital s’exprime non seulement par la subversion et la submersion des espaces striés sédentaires (destruction des structures sociales et sabotages des prérogatives de l’Etat et du politique), mais aussi par le saccage et l’arasement systématique des espaces vivants symbiotiques. C’est dans ce mouvement que se constitue l’idée même d’un espace « lisse », c’est-à-dire un espace vide, neutre, sans détermination – pur passage pour les flux. Si la chèvre en fut l’un des premiers acteurs, elle en est aussi une victime. Et c’est peut-être pour cela que les fêtes tragiques dionysiaques en faisaient le sacrifice.
Hommage à la chèvre. Pardon à la chèvre.
Ce texte est une réflexion satellite à une recherche en cours sur l’Odyssée.
Bibliographie
Homère, Odyssée. Le chant 9 comporte la description minutieuse du monde cyclopéen et sa proximité au sauvage.
Deleuze G, Guattari F, Mille plateaux, Minuit, 1980. Pour la distinction entre « espace lisse » et « espaces ouverts ».
Burkert W, Sauvages origines, Belles Lettres, 1998. Sur l’origine du rite tragique.
Vernant J-P, Vidal-Naquet P, La Grèce ancienne 3, Seuil, 1972. Pour la place des rites dionysiaques dans la Grèce des cités et des tragédies.
Hésiode, Théogonie. Pour la place de Gaia au titre de mère originaire des dieux et des hommes et comme puissance porteuse pour la vie.
Benveniste E, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969. Pour l’étymologie des termes probaton, pecunia, porcus.
Harraway DJ, Vivre avec le trouble, Ed. des Mondes à faire, 2020. Pour l’exploration des histoires multispécifiques qu’elle nomme « jeux de ficelles ».
Scott JC, Homo domesticus, Seuil, 2017. Pour l’étude des premières Cités-États et « l’art de ne pas être gouverné » des peuples des forêts et des montagnes qui ont fui l’esclavage et remplacé les céréales par les rhizomes.
Clastres P, La société contre l’État, Minuit, 1969. Archéologie de la violence, Aube, 1977. Sur les processus d’échappement au pouvoir politique et à l’échange commercial dans les sociétés dites primitives.