« Futon » ou la nature sous le tapis

La nature est comme une tapisserie dont nous ne voyons plus que les motifs géométriques répétés, ignorant le tissage perpétuel et les entrelacs solidaires d’une multitude besogneuse, souvent invisible, qui confère aux mondes vivants leur chair sensible. Dans cet essai d’étymologie écosophique, on tente de redonner droit à cette autre nature, dont la destruction s’accomplit obstinément sous nos pieds.

Bamboo fabric ©M_Collette

Tout (et plus encore) a été écrit à propos de la phusis, le terme grec qui désigne la « nature ». Substantif du verbe phuô, qui signifie « pousser » ou « (faire) croître », la phusis grecque évoque une puissance terrestre expansive, une poussée immanente, qui renvoie directement au monde végétal, comme le démontre le terme voisin phuton, qui s’applique à tout type de plante.

Il est peu probable en revanche qu’un parallèle ait été établi entre phuton et « futon », mot d’origine japonaise désignant un matelas de méditation souple. Tout suggère en effet une coïncidence phonétique. Mais coïncidence ou pas, la confrontation des racines grecques et sino-japonaises apporte un éclairage utile et complémentaire sur l’origine et la portée du concept de nature, avec des implications pour nos combats d’aujourd’hui contre la destruction des mondes vivants. Tel est le thème de cette tentative d’étymologie-fiction.

Futon et phuton : des secrets sous le tapis

C’est par hasard que je me suis récemment avisé de la proximité phonétique entre le grec « phuton » et le nom du célèbre matelas japonais. Je ne m’attendais à trouver aucun fondement à ce rapprochement, le grec et le japonais étant a priori aussi éloignés que deux langues peuvent l’être. Mais après tout, toutes les langues possèdent quelques frontières et enclaves à la souveraineté partagée, et on a souvent évoqué une influence orientale des premiers philosophes grecs. Alors j’ai vérifié (à l’aide ce merveilleux outil qu’est le site wiktionary.org).

J’ai appris que le mot japonais est composé de deux racines accolées, dont chacune se traduit sous forme d’un « kanji », idéogramme permettant la translittération du japonais dans l’écriture chinoise. En langue chinoise, le mot se prononce « budwan » et a le même sens de coussin ou matelas (« bu ») pour la méditation (« dwan »). C’est bien sûr le premier kanji, « fu » (« bu » en chinois), qui nous intéresse. Avant de désigner un coussin ou un matelas, « fu » possède le sens plus large de « tapis » ou « pièce de tissu ».

Mais l’étymologie chinoise révèle un sens plus ancien encore. Le glyphe « bu » désigne, en langue han le roseau ou le jonc : végétaux à croissance rapide dont les tissus secs et fibreux se prêtent aisément au tissage et à la vannerie. On songe notamment aux couvercles typiques des paniers de cuisson vapeur, ou aux chapeaux pointus des paysans, réalisés à l’aide de feuilles et tiges de bambous et autres plantes herbacées.

Un rite terrien à l’origine ?

Ainsi, le « fu » de « futon » et le « phu » de « phusis » renvoient tous deux au monde végétal, en en éclairant deux aspects distincts : tandis que le phuô grec évoque la croissance spontanée et immanente du végétal, le « fu » japonais souligne la capacité du végétal à produire des tissus fibreux et solides qui s’insèrent dans une pratique tisseuse et forment des tapis.

Mais il y a plus que ce maigre parallélisme. Deux éléments supplémentaires incitent en effet à envisager un rapprochement à l’origine entre les racines grecque et sino-japonaise. D’une part, la racine proto-indo-européenne de « phyto » se dit elle aussi « buh- » et signifierait « apparaître, grandir, se lever », sens qui est conservé fidèlement dans le mot phusis. D’autre part, une étymologie alternative de l’idéogramme chinois se profile à travers dans l’usage du cantonais « pou », qui signifie « apparaître, se montrer ».

Ainsi, chinois et indo-européen possèderaient deux racines aux sonorités et au sens quasi identiques. Je ne chercherai pas ici à savoir par quels défilés secrets de l’histoire des langues et des peuples cette affinité a pu se produire. Je relève simplement la coïncidence, avec la conviction que la parenté est en effet possible. Et quand bien même celle-ci ne serait pas avérée, il demeure que le rapprochement permet une fécondation croisée susceptible d’enrichir des idées rendues trop polies et trop pures, trop lisses par l’endémisme quelque peu arrogant de la pensée occidentale.

À titre d’hypothèse ou de fiction, on peut imaginer une origine commune aux racines grecque et chinoise, renvoyant à une plante à pousse rapide des milieux humides, comme le jonc ou le roseau, dont des peuples anciens célébraient la naissance et la croissance comme l’expression de la puissance de la déesse Terre, et dont ils exploitaient les propriétés à travers la fabrication d’objets usuels et rituels, au moyen du tissage ou de la vannerie.

Au fond obscur de la nature grecque

Le sens originaire de « fu » rejoint donc le sens de croissance végétale de la racine grecque, tout en y apportant une dimension complémentaire, qui souligne la dimension rugueuse et texturée du végétal, et indique sa propension à entrer dans les entrelacs solidaires du tissage. Or, cet aspect est révélateur de ce qui a été perdu dans le déploiement conceptuel de la « nature » dans l’héritage occidental de la Grèce. Pour le comprendre, il faut se projeter dans un passé plus ancien encore que nos textes antiques.

Au-delà de cette phusis dont les premiers philosophes ioniens ont tiré le plan conceptuel sur lequel ils édifièrent leurs fascinantes spéculations cosmiques, la nature des Grecs prend sa sève dans un sol bien plus profond, traversant l’aurore grecque et la période archaïque pour s’enfoncer dans « l’Âge obscur » qui les précède. Bien que nous connaissions fort mal ces temps reculés, dont les pratiques et les conceptions n’ont guère laissé de traces écrites, on peut admettre qu’il s’y pratiquait, au moins en marge de la mythologie olympienne naissante et à l’insu de ses représentants officiels, des rites et des chants bien plus proches des puissances terrestres et souterraines que des instances célestes et souveraines. Ce sont ces présences terriennes que j’ai ailleurs tenté ailleurs de traquer, dans une lecture au long cours de l’Odyssée et dans les motifs récurrents de la tragédie attique[1].

Un grand intérêt des pensées grecques de la phusis énoncées au sixième siècle avant notre ère, est justement qu’elles conserve l’écho assourdi de ces rites et mythes archaïques dédiés aux puissances terrestres. À travers le concept ontologique d’une phusis qui fait sentir l’insistance végétale de l’être, la « nature » des premiers penseurs grecs s’affirme comme un débordement chthonien qu’aucune catégorie conceptuelle ou matérielle ne peut épuiser. Car même si les Anciens l’assimilaient à des éléments (Air, Eau, Feu ou Terre, chez Thalès, Anaximène, Anaximandre, Héraclite, Empédocle) et des principes d’organisation (Amour et Haine chez Empédocle, p.ex.), la phusis ne se résout jamais à un ensemble d’entités matérielles et de lois mécanistes, étant une poussée perpétuellement en excès, une virtualité active dont on n’hésitera pas à tracer la filiation avec la volonté de puissance nietzschéenne.

S’il y a quelque chose à conserver de l’héritage grec, c’est bien cette phusis qui s’ébroue dans les fastueuses représentations philosophico-tragiques des sixième et cinquième siècles, où chaque être individuel s’éprouve comme un pli fugace dans le plan infiniment souple et mouvant de l’être, où les choses retourneront en « réparation et compensation pour leur injustice, d’après le décret du temps », suivant la célèbre phrase d’Anaximandre.

Mais malgré tout l’amour que l’on porte à cette phusis, force de résistance à tous les projets de mise à distance du vivant par le comptage, le calcul et le contrôle, nous devons admettre que quelque chose d’autre, de plus ancien encore, a été perdu dans l’opération conceptuelle qui a fait naître la « nature ». On peut le résumer ainsi : le plan conceptuel de la phusis a besoin d’une texture, d’une épaisseur tissée, pour faire tenir ensemble la multiplicité du vivant et porter des mondes à la présence.

Tenir-ensemble : ce que « futon » nous dit de phusis

C’est ici que le futon entre en scène. Car cet horizon perdu, ce côté obscur de la nature, il est littéralement comme le revers d’un tapis, entrelacs solidaire qui assure l’épaisseur humique et la solidité topologique des mondes vivants, dont nous ne voyons plus que de grandes figures et des motifs répétés, à cause de la distance que nous avons établie avec eux. Or la nature ne peut être seulement un plan souple et uniforme parcouru de grands dessins, qui se révélerait uniquement à la conscience de l’homme. Elle doit aussi être ce travail discret de nouage, tressage et rapiéçage qui apporte souplesse et cohésion à la « chair du monde ». Quelque peu négligé par la poésie des penseurs ioniens, cet aspect de la phusis disparaîtra totalement avec la représentation classique, platonicienne, de la nature.

En Grèce ancienne, cette dimension collective et pragmatique appartient au monde des femmes. C’est très marqué dans l’Odyssée et la tragédie. Il s’agit bien sûr de l’activité de tissage, constante et souterraine, de Pénélope, sorte de dea infra machina de l’épopée homérique. Mais c’est aussi l’activité des femmes en général, qui prend à l’origine une dimension religieuse : les voiles étaient souvent offerts en offrandes aux divinités féminines et terriennes, ne serait-ce qu’à travers le linceul (comme celui que tisse Pénélope), qui enveloppe le cadavre rendu à la Terre, donc aux divinités d’en bas, chargées d’entretenir la fertilité des champs et de tous les éco-mondes, à travers la circulation des vivants et des morts. Dans la tragédie, c’est le chœur lui-même, souvent composé de femmes, qui tisse tout au long du récit sa complainte terrienne, opposant au chant tragique du héros et à son destin personnel, la polyphonie d’un peuple disparate de femmes, enfants, vieillards, mais aussi de bêtes et de plantes, qui nous rappelle à la cité de quelle chair elle est nourrie.

Le caractère Han « bu » évoque à la fois un roseau, des entrelacs végétaux et un tapis carré tissé.

À partir de ce moment, les reliquats de la religion chthonienne seront réservés aux femmes et aux couches populaires[2]. Confinée dans le domaine de pratiques rituelles et de la pensée informelle, non écrite, elle tombera largement dans les oubliettes de l’histoire. Et cet autre aspect végétal de la phusis, qui révèle le tenir-ensemble d’un monde qui ne se résume pas à la fluence magnifique du feu héraclitéen (« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »), disparaîtra du récit officiel de la grande geste civilisationnelle. Ce n’est qu’aujourd’hui, sous le coup d’une Gaia qui fait déborder sa colère sur nos sociétés imbues de leur pouvoir symbolique et technique, jusqu’à l’étouffement, que nous sentons à nouveau cette nécessité impérieuse de penser et célébrer la nature comme ce qui tient ensemble des mondes.

C’est que ces mondes proches, qui palpitent jusque dans nos veines et baignent nos nerfs d’une brise imperceptible et apaisante, ils insistent et persistent par le frottement minuscule, la rugosité charnelle, la coexistence silencieuse de millions de vies insignifiantes, du cloporte qui déchiquète la litière des chênes jusqu’au hibou inquiet qui caresse la nuit dans le sens du vent, à l’heure où Ulysse s’endort, épuisé, dans un matelas de feuilles mortes replié sur lui. Chaque destin, même le plus obscur et minuscule, est comme un fil dans l’entrelacs de ces interdépendances qui tapissent les mondes vivants. À l’aube de l’antiquité grecque, comme dans de nombreuses autres civilisations, le tissage et la vannerie célèbrent et poursuivent ce lent travail de la nature.

Quelques données de botanique

Par son essence végétale et vitale, la nature archaïque des Grecs échappe non seulement au statut de substrat inerte (comme la glaise où le Dieu monothéiste insuffle la vie, après l’avoir modelée), mais aussi à une vision anthropocentrique ou théocentrique. En effet, le choix du modèle végétal, dont la poussée immanente ne se projette pas dans un but extérieur à soi-même, empêche de capturer la « nature » dans une vision créationniste ou évolutionniste empreinte d’une visée prédatrice, qui accorde une valeur éminente à la conscience – qu’elle soit animale, humaine ou divine.

Ici joue une singularité fondamentale du végétal. Tandis que les animaux ont un développement déterminé dès la formation du fœtus, suggérant que ce développement obéit un eidos prédéterminé jouant le rôle d’une cause finale suivant les catégories d’Aristote (qui avait d’ailleurs anticipé la portée déterministe de l’ADN avec son concept d’entéléchie), le développement végétal est largement indéterminé. En effet, il est porté par les bourgeons dont le tissu méristématique abrite des cellules souches indifférenciées, rejouant leur destin à chaque nœud (c’est d’ailleurs sur cette architecture qu’une reproduction de type clonale est possible à partir de tiges modifiées comme les stolons et rhizomes). La croissance et la reproduction des végétaux tend en effet à brouiller les catégories de l’individualité, mais aussi la différence sexuelle et générationnelle. Telles étaient, à coup sûr, les principales caractéristiques des divinités telluriques qui précédèrent la race de Zeus : des puissances informes ou protéiformes, capables de toutes les métamorphoses, procédant des profondeurs sombres, n’obéissant à d’autre loi que celle que leur impose l’expression de leur propre puissance.

Mais en réalité, les deux dimensions végétales de la phusis développées plus haut – pulsion expansive et multiplicité tisseuse – ont un lien intime qui est ancré dans la nature des tissus des végétaux. Car il faut souligner que le tressage de l’osier, comme le tissage du lin, exploitent les virtualités d’une matière vivante qui elle-même pousse. Or, le bois ne peut diriger sa poussée que grâce à l’entrelacs texturé des fibres végétales (et même la laine ne poursuit sa croissance indéfinie que par la structure multiplement hélicoïdale des protéines kératineuses). Ainsi, tissage et vannerie poursuivent-ils un travail de texturation qui appartient intimement à la physis en tant qu’elle pousse. Car elle ne se contente pas de déborder et de couler telle un fluide vital quasi-abstrait. Elle s’affaire à se torsader, s’accrocher, s’entremêler, etc.

« L’image-force du tapis doit sans cesse être invoquée contre les abstractions qui cherchent à réduire, contrôler et détruire les mondes vivants. »

Au niveau moléculaire, la cellule végétale possède elle-même une armée de tisseuses dévouées. Il s’agit d’enzymes organisées sous forme de « complexes en rosette », qui dérivent dans la membrane plasmique, déposant à l’extérieur de celle-ci d’innombrables segments de celluloses appelés microfibrilles. S’empilant aux hasards, les microfibrilles se lient par affinité chimique et finissent par former un entrelacs extrêmement dense et solide. Ces complexes enzymatiques avancent ainsi par un tissage aléatoire et fragmentaire qui, progressivement, entoure la membrane d’une paroi cellulosique à la fois robuste et souple (dans un premier temps, le caractère fragmentaire et dispersé du processus permet de l’ajuster aux déformations de la cellule en croissance).

Un dernier aspect botanique doit être mentionné. Les différentes plantes auxquelles renvoient le « fu » de « futon » et les pratiques tisseuses qui s’y associent appartiennent toutes au groupe botanique des monocotylédones. Sans entrer dans les détails physiologiques de cette classification, il s’agit de plantes herbacées dont le plan d’organisation se caractérise par une architecture simplifiée dans laquelle les feuilles, enroulées en tube, constituent une pseudo-tige. Cette conformation est typique des graminées au sens large, qui incluent les céréales. Il est d’ailleurs assez remarquable que les futons se roulent sur eux-mêmes à la manière des feuilles d’une graminée. Or, les espèces désignées par le « fu », jonc et roseau, ne sont pas des plantes céréalières mais des espèces géantes de marais et berges inondées. Elles renvoient donc à des milieux qui précèdent la culture céréalière, ces végétaux contribuant à assécher des milieux incultes (à l’exception notable du riz, qui se complaît à pousser les pieds dans l’eau). La nature que célèbre le « fu » de « futon », comme la phusis des Grecs, est donc une puissance qui précède la culture céréalière, mais qui y est apparentée et qui la rend possible, telle une puissance sauvage qui nourrit secrètement ses descendantes apprivoisées.

Significations secondaires et portée

Il faut encore mentionner deux autres acceptions de l’idéogramme « bu » (équivalent du kanji japonais « fu »), parce qu’elles confirment et étendent la portée de cette réflexion. Par son deuxième sens, « bu » désigne en effet la vigne (ou son pied). Fait remarquable, la vigne est un arbre dont la particularité est de produire des sarments voltigeurs, prompts à enlacer d’autres végétaux pour y conquérir la hauteur et gagner la lumière. Comme le lierre, elle fait partie de ces arbres rusés qui ont su renoncer à la fierté compétitive du tronc érigé et majestueux pour adopter une stratégie espiègle et retorse. Chez ces « faux arbres », la texture qui confère aux rameaux leurs solidité et leur souplesse, plutôt que de s’engager dans un combat céleste, se prolonge dans un tissage parasitaire, par lequel la plante s’entrelace avec d’autres plantes, profitant de leurs troncs et de leurs branches. Or, la vigne a une importance toute particulière dans la religion grecque de la nature – importance que je ne peux qu’évoquer ici, et qui concerne bien sûr la figure de Dionysos, dieu tard venu, né pour faire contrepoids à la gonflette céleste de Zeus et de la religion olympienne[3].

Enfin, une troisième et signification de « bu » renvoie à « divers lieux et rivières ». En somme, les lieux vivants qui s’agencent à la surface de la terre et plongent leurs racines dans sa texture éco-géologique, procèderaient eux-mêmes de cette puissance végétale qui s’extrait du fond humique et se maintient dans un tissage de liens vivants. Ceci renvoie, certes de manière vague et hypothétique, au caractère fondamentalement local des rites et religions indigènes qui ont sans doute précédé la religion officielle grecque. Car à côté de la Grande Terre primordiale, que la Grèce a conservé dans la figure de la déesse Gaia, les peuplades pré-grecques célébraient des démons et génies associés à des conformations géologiques, topologiques ou végétales. On retrouve d’ailleurs la trace de ces rites partout dans le monde, et jusque dans les cultes des Saints de notre Moyen-Âge.

Pour conclure, pour combattre…

Ainsi, si la nature ne peut se résumer à une collection d’être spécistes ou égoïstes obéissant aveuglément à des lois d’airain, elle ne peut davantage se réduire à un principe, fût-il celui d’une puissance vitaliste et dynamique unique. L’image-force du tapis nous rappelle cette activité plurielle et multiplicatrice du tissage qui fait la solidité du sol solidaire et rend la zone critique habitable. Elle doit être sans cesse invoquée contre les abstractions qui cherchent à la réduire, la contrôler et la détruire. Car l’oubli de cette dimension tisseuse, que reconnaissaient et cultivaient les rites anciens, éclaire la destruction qui a lieu sous nos yeux et qui s’opère, souvent à notre insu, par une « détexturation », un démaillage ou un dénouement progressif. Cette désagrégation des mondes vivants, nous peinons même à la sentir, parce que nous avons cessé de parcourir les frêles sentiers des bois et des bocages, d’éprouver leur sentience[4]. Pire, c’est bien souvent cette destruction que nous célébrons sous la bannière du progrès ou de la liberté.


[1] Recherches non publiées, dont vous trouverez cependant des échos dans cet article.
[2] Entre l’époque archaïque et l’époque classique, il s’opère une « partition du monde » qui est profondément marquée par une logique de genre. Tandis que la cité se referme sur elle-même à travers l’activité politique et philosophique réservée aux hommes, la terre est confiée aux femmes à travers les rites d’ancrage terrestre au sein du foyer (où la déesse Hestia relie chaque maisonnée au ventre vivant de la terre par le foyer (istia) à valeur de nombril (omphalos) terrien) et les rites de fécondité adressés aux divinités chthoniennes dans les prairies et les champs (particulièrement Déméter, fille de Gaia, et sa propre fille Perséphone ou Korê). De cette manière, les hommes grecs établissent une sorte de pacte avec la Terre, dont ils se détournent avec arrogance, non sans avoir pris la précaution de déléguer aux femmes un compensatoire. Sur le plan mythologique, ceci se traduit dans une nouvelle organisation du panthéon, où les dieux célestes – qui veillent sur la cité – dominent outrageusement, au mépris de divinités terriennes plus anciennes, qui se rappellent néanmoins au souvenir des Grecs à travers la figure de Dionysos, porteuse d’un désordre périodique, qui menace l’ordre social et jusqu’aux frontières qui séparent les genres et les espèces. Des sectes secrètes comme l’orphisme, annoncent le renversement de Zeus et des Olympiens au profit de Dionysos, soutenu par Gaia qui envoie le titan Typhon porter son ravage climatique dans le monde des hommes.
[3] En gros, il y a fort à parier que la figure de Dionysos, dieu de la vigne multiplement lié à la physis et aux puissances végétales et terrestres, soit apparu au moment même où la religion grecque basculait du côté de la cité et de son ambition civilisatrice, et donc dans le camp des divinités célestes, sous la tutelle de Zeus, le juge coléreux. Or, Dionysos, quoique fils de Zeus, n’a de cesse que de menacer l’ordre de la cité et les catégories qui fondent cet ordre. Le carnaval dionysien remet bruyamment en cause les différences de classe, mais aussi de genre. Il menace la frontière entre la polis grecque et la nature sauvage, mais aussi entre la vie et la mort.
[4] Le tapis est à la fois un « sol », auquel la solidarité de ses fils confère une solidité, et un revêtement, au sens où nous entendons par "chair" une épaisseur vivante et une couche sensible.