UNE BRÈVE HISTOIRE DES MODES DE SUBJECTIVATION INDIVIDUELS ET LA VOIE ALTERNATIVE DU PERSPECTIVISME AMÉRINDIEN. D’APRÈS UNE LECTURE DE VIVEIROS DE CASTRO.

L’enjeu aujourd’hui, c’est de dépasser l’impasse de l’individualisme libéral pour refaire société, non de manière ethnocentrée et identitaire, ni même de manière strictement politique (la politique comme circonscrite à la polis, une cité humaine purifiée), mais en envisageant une socialité au-delà de l’humain. Une diplomatie « cosmique », pour reprendre un terme qu’affectionne l’auteur dont je vais maintenant parler.
Comment naît un sujet ?
Les travaux d’Eduardo Viveiros de Castro sur le perspectivisme amazonien fournissent un excellent contrepoint à l’histoire de la subjectivité moderne occidentale. L’anthropologue y raconte comment l’intuition d’un perspectivisme amazonien lui a été inspirée, alors qu’il étudiait le cannibalisme tupinamba : « Cette idée m’est venue en écoutant les chants de guerre araweté, dans lesquels le guerrier (…) parle de soi-même du point de vue de l’ennemi mort ». Et encore : « À travers son ennemi, le meurtrier araweté se voit ou se pose comme ennemi (…). Il s’appréhende comme sujet à partir du moment où il se voit soi-même à travers le regard de sa victime »[1]. Et précisément, c’est en mangeant le corps de son ennemi qu’il incorpore ce point de vue et conquiert – ex altero – sa propre subjectivité.
Ce passage a, à son tour, inspiré la présente réflexion. Son but : évaluer, dans nos propres modes de pensée occidentaux, quand et comment nous naissons comme sujets, et ce que cela signifie pour nous-mêmes et pour le monde. Je commence par un rapide tour d’horizon, avant de terminer sur le cosmos pluraliste ouvert par le chamanisme amazonien.
(a) Le moi familial
Dans la vision psychanalytique du sujet, la famille fournit un noyau relationnel de référence dont tout le reste dérive secondairement. Ainsi, le modèle de l’amour est celui – d’abord fusionnel, puis contrarié – du fils pour la mère, tandis que la rivalité et la loi trouvent leur origine dans la relation au père.
Le tabou de l’inceste et l’impossibilité du parricide déclenchent un mouvement centrifuge jalonné de substitutions et de répétitions plus ou moins satisfaisantes et pathologiques, comme autant de radeaux flottants avec lesquels le sujet navigue sur le fleuve de l’existence, entre les rives du fantasme et de la réalité. À travers ce jeu de déplacement et condensation, et de sublimations, l’ego se trouve embarqué dans une mécanique qui le conduit à réitérer fantasmatiquement la scène parentale et à répéter socialement le noyau familial, en recréant des pères, des mères, des fils et des filles.
Dans « L’Anti-Œdipe » (premier volet de « Capitalisme et schizophrénie »), Deleuze et Guattari insistent sur l’aspect théâtral de ce drame œdipien. Au fond, il n’y qu’une seule scène et sur cette scène, il n’y a qu’un seul drame, avec un seul et même héros (fondamentalement masculin). Tout le reste, ce sont des fonctions et dérivations plus ou moins boiteuses (Œdipe est boiteux !) de cette dramaturgie originale.
À la même époque, l’ethnologie reproduit ce schéma en trouvant l’origine des sociétés dans la manière dont est organisée la circulation des femmes entre les clans, afin d’éviter l’inceste et la consanguinité qui s’ensuivrait. La société organise les alliances en fonction de ces filiations.
(b) Le sujet socialement produit
Toujours dans « L’Anti-Œdipe », les auteurs rappellent pourtant que l’alliance précède logiquement la filiation : il y a « toujours et déjà des alliances »[2]. Le primat de l’alliance dans les sociétés traditionnelles se comprend comme un marqueur de la toute-puissance du « socius primitif ». L’individu y est entièrement déterminé par le groupe et est souvent marqué physiquement en fonction de son appartenance classificatoire : clan, totem, âge, sexe… À travers les épreuves initiatiques, jeûnes, transes et blessures, le sujet ne naît vraiment à soi-même que lorsque son corps est socialisé par le rite initiatique.
Il est vrai que ce processus de marquage social de l’individu participe au brassage des gènes, en organisant la circulation des femmes entre les groupes, mais encore une fois, il s’agit là d’une couche biologique sous-jacente qui ne prend sens qu’en se faisant (sur)déterminer par les codes du social. Comme le dit Viveiros de Castro, ma sœur ne devient vraiment ma sœur qu’en me donnant un beau-frère par alliance. C’est cela, sa signification de sœur. Les rôles « œdipiens » apparaissent comme de simples sous-produits délaissés par l’inscription sociale du champ biologique. Le tabou n’est pas l’écho angoissant de l’inceste barré, mais l’opérateur pragmatique qui crée et maintient les alliances et les différences dans le groupe. Le familial est pour le social.
Dans ce contexte, la subjectivation individuelle trouve son terreau non pas dans la blessure ouverte par l’interdiction d’un désir incestueux coupable ou la menace du père tout-puissant (notons au passage combien cette image est marquée par le monothéisme de l’Ancien Testament), mais dans un processus d’inscription de l’habitus corporel au sein d’un réseau de relations sociales qui est la matière même du soi.

(c) Le sujet comme moi autonome
Revenons à notre modernité occidentale, pour poser à nouveau la question « Qui suis-je ? ». La réponse vient spontanément, toute simple : « je suis moi ». Cela signifie que nous concevons la subjectivité sur le mode de l’autonomie et de l’autodétermination individuelle. C’est le sujet souverain des Lumières, qui hérite des attributs de l’ancien monarque absolu, qui incarnait l’unité sociale dans l’Ancien Régime. Le monarque désormais déchu, comme le sera bientôt la société elle-même (« there is no such thing as society » : épigraphe thatchérien du néolibéralisme), laisse place à un roi singulier, qui trône dans la conscience de chacun de nous. Ego rex[3].
« le sujet souverain des Lumières hérite des attributs de l’ancien monarque absolu
Cette ère du « sujet » moderne est expérimentée et affinée à travers l’art du roman, dont Walter Benjamin disait à peu près ceci : il est la forme transcendantale du moi[4]. Par l’écriture et la lecture, pratiques individuelles, exigeant du temps et ouvrant un espace d’intériorité, les sujets bourgeois modernes conquièrent et façonnent un point de vue, une focale où convergent les convictions, les émotions, les expériences et les goûts « personnels », dans un agencement plus ou moins original. Après le roman, la psychanalyse a contribué à la constitution de ce sujet insulaire, non plus cette fois par sa mythologie familialiste (voir plus haut, point a), mais par le dispositif thérapeutique qui l’accompagne, lequel instaure une triangulation où le moi se consolide par le truchement d’une altérité vide, à travers le mécanisme du transfert.
Force est de constater que ce lent travail de polissage artisanal du moi individuel est en train d’imploser sous le coup d’une accélération technique et culturelle sans précédent. S’il garde l’apparence de l’ipséité, renforcée même par une solitude aggravée, le sujet est désormais plus une coproduction d’un contexte personnel étriqué et d’une vaste entreprise économico-statistique et socio-technologique de capture d’attention, de contrôle social, d’influence commerciale et d’assistance narcissique.
(d) La subjectivation techno- et chimico-médiée
La subjectivité n’a sans doute jamais cessé d’être cet ajustement à soi et au contexte, cette sorte d’auto-écho-localisation, qui fut d’abord écologique (comprendre les signaux de la forêt, de la terre, pour survivre et s’éprouver comme vivant parmi les vivants), avant de devenir peu à peu purement égotique (renforcer les effets d’individualité, pour triompher des épreuves et de la concurrence). C’est même une découverte des pionniers de la psychologie scientifique : le sujet se construit en recherchant et en répétant des réactions circulaires, qui entraînent un effet de renforcement rétroactif sur soi.
Mais l’ère technologique contemporaine tend à accélérer critiquement ce processus, au bénéfice d’une construction purement narcissique, qui doit être alimentée et renforcée en continu. Sans la construction et la stabilisation collective d’un rituel, rythmé par les cycles naturels, les étapes de la vie – bref : sans la composition éco-sociale du rituel –, sans même l’écriture et la lecture de lettres et romans, qui ont édifié la subjectivité individuelle moderne, la subjectivation égotique requiert la multiplication drastique des feedbacks de subjectivation, dans une quête effrénée de la confirmation de sa propre existence. Ainsi le sujet individuel s’inscrit-il de plus en plus inextricablement dans un nouveau socius numérique, qui est en réalité un « statisticus », c’est-à-dire un système de recensement et de traitement des données [5].
« C’est la subjectivation en mode hamster : « Je suis seul et je ne vais nulle part, aucun monde ne défile autour de moi, mais je cours, je cours de tout mon être, je cours donc je suis ».
Si l’on suspend un instant notre foi irrationnelle dans le rationnel, notre croyance dans le pouvoir magique des concepts et valeurs abstraites qui fondent notre civilisation (« Progrès », « Démocratie », « Liberté »…), pour s’aviser du fait que toute société est un processus qui fabrique et entretient les subjectivations par du rituel, alors il convient de se demander quels sont les rites contemporains qui assurent aujourd’hui la sédimentation des sujets dans le socius global du techno-libéralisme numérique. Il semble que la réponse à cette question soit aussi évidente qu’inquiétante. La subjectivation est devenue un rite solitaire qui s’alimente dans des prises de plus en plus répétitives et fréquentes de rétroactions psychiques quasi-immédiates, induites par des dispositifs technologiques ou chimiques qui ont envahi le champ économique. Le rituel, dépris de sa gangue sociale et collective, devient alors aussi frénétique et vain que le mouvement de la roue dans la cage d’un rongeur. C’est la subjectivation en mode hamster : « Je suis seul et je ne vais nulle part, aucun monde ne défile autour de moi, mais je cours, je cours de tout mon être, je cours donc je suis ».

La forme de ce rite ayant la plus basse intensité, bien en-deçà du complotisme ou de l’exhibitionnisme narcissique des réseaux, c’est le soulagement immédiat du vide et de l’angoisse subjectifs, par la consommation addictive de « contenus ». Et cela se mesure aussi hors du monde numérique, avec la croissance massive de la consommation médicamenteuse. La prise d’antidépresseurs, somnifères, anxiolytiques, drogues diverses et variées, légales ou non, sans compter le sucre et la graisse, connaît une expansion vertigineuse qui touche une part toujours plus importante de la population. Un seul but : remplir le sujet ou le vider, les deux opérations revenant finalement à la même chose. Car que l’ipséité soit pleine de vide ou remplie de soi-même, sa plénitude reste en manque et sa vacuité en excès.
« Un seul but : remplir le sujet ou le vider, les deux opérations revenant finalement à la même chose.
L’énorme dispositif technique du statisticus numérique, dispositif de connectivité généralisée, localisée, algorithmisée, socialisée, se double donc d’une énorme consommation de palliatifs chimiques. C’est comme une apothéose morbide du moi dans la société de consommation. Tout ceci relève de cette ritualisation impensée de la subjectivation dans un monde radicalement individualiste. Le sujet, privé d’attaches sensibles, délié du cadre commun des rites et cérémonies dans un monde vivant plurispécifique, est condamné à s’auto-éprouver, s’auto-stimuler, s’auto-anesthésier et s’auto-célébrer sans fin, au prix d’un formidable système de dépendance technique et chimique, qui est aussi un marché global de la subjectivité, une ubérisation générale du soi. Même les mouvements minoritaires dits « progressistes » semblent englués dans cette logique[6].
Cette subjectivation statistique, techno- et chimico-assistée, confronte le moi à ses mécanismes primaires et épuise son potentiel d’autocréation dans la répétition indéfinie de ses affects et croyances (boucles de renforcement), ou dans la consommation passive d’un flux infini d’informations et de molécules psychotropes. Le voilà pris dans l’alternative perpétuelle entre la dissipation dans une socialité indéfinie, sans égo ni localisation, et le repli sur les pulsions les plus immédiates, les certitudes les plus viscérales, le narcissisme le plus brut.
Seras-tu un million de « likes » et d’émojis ? Seras-tu un nationaliste haineux ? Un djihadiste forcené ? Un kamikaze de ta cause, de ta caste ? Un veilleur de nuit éco-anxieux ?
(e) Subjectivités multiples
Il ne s’agit pas de prôner un retour nostalgique aux modes de subjectivation modernes ou anciens, à la toute-puissance du social, à la construction familiale monothéiste ou à la culture du roman et du politique. Tout cela reste foncièrement anthropocentré et appartient à la sphère du « naturalisme » au sens de Descola : l’opposition massive entre subjectivité humaine et objectivité naturelle. Les études amazoniennes démontrent qu’un autre mode de subjectivation est possible, qui attribue le statut de personne de manière bien plus œcuménique. C’est le cas de l’animisme (toujours selon Descola), qui permet d’envisager des subjectivités « non-humaines », portant d’autres perspectives sur le monde. Dans les sociétés animistes, typiquement forestières, l’enjeu est précisément de parvenir à intégrer la multiplicité des perspectives pour évoluer dans un monde risqué, saturé de relations.
Viveiros de Castro dépasse encore ce cadre comparatif pour donner un caractère métaphysique à sa description du « perspectivisme » amazonien. Dans ce perspectivisme, chaque être est susceptible d’être une personne, et cela induit une multiplicité réelle du monde (le monde que je vois se superpose au monde que voit le jaguar, qui se superpose au monde que voit le pécari, etc.). Cela crée donc, aussi bien, une incertitude radicale qui impose une éthique de l’ouverture et de la prudence face à la diversité du vivant (cf. Descartes dans la forêt).
« Un monde n’est un monde vivant qu’en étant aussi un monde pluriel, qui nous échappe de toutes parts. Il n’est généreux et accueillant que parce qu’il est aussi dangereux et inquiétant. Il est donc essentiel d’y avancer à pas prudent, en restant attentif…
Dans ce perspectivisme radical, la subjectivité ne relève donc pas d’une exception humaine, sphère isolée dans le cosmos, mais est le point d’entrée d’un réseau de relations créatrices de mondes enchevêtrés, qui mettent la multiplicité au cœur de l’expérience vivante. Le chamanisme a précisément cette fonction de « se mettre à la place » des esprits de la forêt et des autres espèces avec lesquelles nous partageons notre monde. C’est une pratique risquée, qui exige des épreuves physiques et psychiques intenses. Mais le jeu en vaut la chandelle : en parvenant à décaler sa perspective de « guarani » dans une perspective de « jaguar », le chamane ouvre une brèche dans l’opacité cosmique.
En dernière instance, l’arrière-plan ontologique du cosmos animiste n’est pas l’âme, et encore moins l’atome matériel, mais la relation : « les personnes sont intégralement constituées par leurs relations »[7]. De même, le fond secret de la subjectivation amazonienne n’est pas l’accomplissement individuel, ni même la cohésion sociale, mais la multiplicité des perspectives vivantes et la capacité subjective à incorporer transitoirement l’autre (littéralement, dans le cannibalisme) ou à adopter sa perspective d’être-au-monde (rituellement, dans le chamanisme), dans une série de « devenirs », dont le modèle est le devenir-animal du chamane[8]. « Notre » monde n’est un monde vivant qu’en étant aussi un monde pluriel, qui nous échappe de toutes parts. Il n’est généreux et accueillant que parce qu’il est aussi dangereux et inquiétant. Il est donc essentiel d’y avancer à pas prudent, en restant attentif…
Il est important de préciser que le perspectivisme présenté par Viveiros de Castro ne conduit pas à caricaturer l’Amazonien en « bon sauvage ». Le perspectivisme repose sur le paradigme de la prédation et s’expérimente à travers la chasse, la guerre et le cannibalisme. Il témoigne que la conquête de la subjectivité se fait dans et par l’autre, mais aussi dans la mort, réelle ou rituelle, qui n’est rien d’autre qu’un changement de perspective, l’entrée dans une zone d’indiscernabilité subjective de l’univers animiste amazonien. C’est l’épreuve d’intensité de la subjectivation dans un monde fondamentalement relationnel et instable, percé par la fluidité ontologique de l’altérité. S’il s’agit bien de faire société avec le vivant, Viveiros de Castro rappelle que l’affinité ou l’alliance, qui fait le tissu social, est indissociable du statut d’ennemi ou menace potentielle. C’est cela que signifie le fait, tellement commenté, que les chasseurs amazoniens considèrent les autres tribus au même titre que des animaux (en général répugnants), avec lesquels ils sont en état de guerre permanente[9].
Mais cela ne doit pas nous empêcher de penser les potentialités révolutionnaires du perspectivisme hors de toute culture de la violence, en se référant notamment à l’activation de potentiel par le chamane, qui explore les failles ontologiques dans les souterrains du monde visible. À travers ces voyages d’âme, des expériences et des récits se créent qui articulent l’épreuve individuelle et le rite collectif, qui façonnent la solidarité et l’interdépendance des humains et des non-humains dans la symbiosphère.
Le prix à payer, c’est celui de l’âme inquiète, qui avance en sachant qu’elle n’est pas seule, et que chaque pas peut être fatal, pour elle et pour le monde qui l’entoure. Sans cette hésitation métaphysique et ce vertige existentiel d’une subjectivation jamais conquise, les mantras du « partage » et du « lien » resteront de futiles radeaux flottant sur un océan de destruction.
Ce mode prudent de subjectivation serait, à n’en pas douter, bienvenu en cette période de désastre écologique.
[1] Viveiros de Castro, Eduardo, Métaphysiques cannibales, PUF, 2009, pp.113-114.
[2] D’après Viveiros de Castro, ibidem, p.100 (Deleuze et Guattari, p.184).
[3] À noter : lorsque Freud cherche un modèle mythologique pour la constitution du sujet, il choisit le héros de la tragédie Œdipus rex – Œdipe roi !
[4] Benjamin parle d’un sujet « sans terre », qui constitue lui-même une nouvelle « terre » pour la subjectivation.
[5] « Statistique » signifie à l’origine « qui relève de l’État ». Et justement, avec ce nouveau « statisticus », il s’agit bien d’un détournement, d’une privatisation générale des fonctions de l’État. Le recensement et le classement des individus devient le fait d’un système autonome conçu sur le modèle du marché boursier. Autrement dit, la statistique qui alimente et mobilise les algorithmes et l’économie du big data est, littéralement et étymologiquement, une entreprise consistant à vider l’Etat de sa substance pour la faire entrer dans un régime de flux financiers, monétaires, idéologiques, et organiser l’influence, la manipulation et l’exploitation du nouveau socius mondialisé.
[6] Même les mouvements progressistes de revendication minoritaires prennent cette forme inflammatoire, puisqu’il s’agit, pour chacun-e , d’exercer un droit d’autodétermination et de collaborer à la dénonciation, au contrôle et à la normalisation du socius digital. Ainsi les déterminations du sujet, tels que son genre ou sa race, seraient sui generis et non plus socialement produites (sinon pour être individuellement déconstruites) . Autre expression symptomatique de cette individualisation extrême de la subjectivation : l’auto-institution des tabous alimentaires. Il faut remarquer tous ces « je suis », dont l’histoire n’avait sans doute jamais été témoin, sinon dans certaines sectes religieuses. Les « je suis végétarien », « je suis végan », ou même le dispensable « je suis flexitarien », de pure forme, attestent de cette nouveauté historique : la décision personnelle de ce qui rentre et sort ou non de mon corps, là où les tabous alimentaires ont toujours et partout été une affaire sociale. Pour terminer, mentionnons la vogue magistrale du tatouage. Là encore, le marquage des corps fut une affaire sociale pendant des millénaires, un mode d’inscription ouvrant des appartenances réciproques : à la terre, au clan, au groupe. C’est désormais une forme de revendication personnelle sur son corps, souvent de pure forme (la signification est souvent absente ou triviale), dont on notera au passage le caractère addictif (le marquage fait, il doit être multiplié). Mais sur la base de quel régime d’intensité et de codage social s’établit cette subjectivation qui se prétend absolument libre ? Finalement, sur le vide d’une ipséité qui doit se remplir constamment d’une satisfaction de pacotille ou d’un vacillement toxique… Dans ce contexte, exister est au mieux gérer son image… Bref. La subjectivité est une auto-entreprise portée par le capitalisme mondial. Nous sommes des sujets ubérisés.
[7] Selon l’anthropologue féministe Marilyn Strathern, d’après Viveiros de Castro. On pourrait en effet connecter la « métaphysique cannibale » de ce dernier à la métaphysique « pure et dure » d’Alfred Whitehead. Implicitement, l’affirmation de Strathern, telle qu’elle est mobilisée dans la vision de Viveiros de Castro, s’appuie sur le concept whiteheadien de préhension. Dans la philosophie de Whitehead, très imprégnée de mathématique et de science (Whitehead intègre les avancées alors récentes de la relativité et de la physique quantique), un « pôle subjectif » est accordé par principe à toute entité, consciente ou inconsciente, vivante ou inorganique. Et à ce titre, chacune de ces entités est en outre constituée par ses « préhensions », c’est-à-dire la manière dont elle « capte » et agence l’existence des autres entités. Être, c’est d’abord sentir. Puis réaliser une concrescence originale de ses sentirs. Dans cette métaphysique singulière, les préhensions sont le terme générique pour ces relations constitutives de tout « sujet ». Leur forme la plus consciente est la perception, et leur forme la plus inerte est la causalité physique (en un sens, la pierre préhende la gravité).
[8] « Le devenir et la multiplicité sont une seule et même chose », rappelle Viveiros de Castro (op.cit., p.132), citant Deleuze et Guattari (dans Mille Plateaux). Sur le plan métaphysique, le devenir est toujours un mouvement statique à double direction. L’expérience chamanique du devenir-jaguar suppose, quelque part dans le grand réservoir cosmique, un devenir-humain du jaguar. De sorte qu’il ne s’agit pas de se transformer, mais d’actualiser un potentiel de sentir interspécifique.
[9] Op.cit. pp.147-148.