Espace animiste, espace totémique

Je propose ici un exercice d’ethnophilosophie, au cours duquel je tenterai d’identifier deux expériences prototypiques de la spatialité : l’une appartenant à l’animisme amazonien, l’autre au totémisme australien. Une tentative effilochée, forcément incomplète, dont le but est cependant clair : sortir d’un cadre spatial dominé par le pouvoir étatique et infesté par la nuisance capitaliste.

Il me faut d’emblée préciser que l’exercice ne prétend pas refléter la réalité vécue de ces communautés humaines. Je ne suis pas un expert de l’ethnologie et souhaite encore moins parler au nom de ces populations qui ont bien plus à dire que moi sur leur expérience. Non, l’objectif est ailleurs. Il s’agit, au sein même d’une expérience spatiale occidentale, qui s’avère à la fois destructrice et désespérante, ouvrir des brèches vers d’autres modes de composition d’un espace partagé, non seulement au sein d’une culture et d’un groupe humain, mais avec les autres formes de vie et toutes celles et ceux et ce qui habitent les paysages terrestres et mentaux.

Pistes croisées ©Martin_Collette

Bien sûr, cette quasi-fiction philosophique s’appuie sur diverses lectures et visites d’exposition, qu’il est inutile de lister ici. Pour l’Amazonie (partie la plus documentée), je mentionnerai seulement Eduardo Kohn (« Comment pensent les forêts »), Pierre Clastres (« La société contre l’État ») et bien sûr Philippe Descola. La présente tentative doit beaucoup à la célèbre classification culturelle que propose ce dernier (animisme, totémisme, symbolisme, naturalisme), avec toutefois une réserve sur un point précis. Il me semble délicat de prétendre s’élever au-delà de notre propre mode de structuration culturel (le naturalisme) pour comparer ces quatre approches de manière objective. C’est la raison pour laquelle j’ai pris les précautions précédentes et annoncé la nature expérimentale et quasi-fictionnelle du présent texte.

Il est temps maintenant de chausser nos pieds nus de chasseurs et de cueilleurs, de revêtir notre peau de signes protecteurs, pour prendre prudemment le chemin d’une forêt sans contour, dont le fond inquiétant n’offre aucune garantie de permanence, aucune invitation à conquérir, et pas même la promesse d’un retour.

Espace animiste

L’Amazonien traverse sa forêt en enchaînant les prises de relation. La forêt est un espace sans fin, hanté par une infinité d’êtres que l’on reconnaît, pressent ou craint. Le trajet de l’Amazonien est donc une suite d’évitements, de salutations, de négociations, selon des lois et modes opératoires qui sont propres à chaque catégorie d’esprit rencontré. L’espace ainsi constitué et habité demeure inéluctablement tâtonnant, touffu, connectif et opaque en son fond, car saturé de relations vivantes.

Cet espace animiste, absolument sensible, est tactile et ubique. Il préexiste en quelque manière, certes, mais il ne s’appréhende et n’acquiert ses dimensions qu’au fur et à mesure que ses lignes de vie se révèlent en se croisant, en s’emmêlant, en s’écartant. Toujours particulier et pourtant toujours le même, il est matériellement abstrait, au sens où on dit « le bois » aussi bien pour désigner une partie de la forêt et le matériau qui la constitue, à la façon dont les Grecs disaient « hyle » pour désigner l’une (le taillis impénétrable) et l’autre (le bois sur pied). Il englobe le chasseur et le marcheur, qui ne peuvent s’en échapper sinon de manière partielle et précaire, lorsqu’ils se retirent dans l’îlot arrondi du village, fragile bulle de savon humaine dans un espace forestier sans fin.

Dans la forêt animiste, il n’y a d’autre distance que celle qu’on parvient ou non à maintenir entre soi-même et les autres esprits de la forêt, au risque d’être dévoré jusque dans l’âme. Cet espace est relié au rêve par une absolue continuité ontologique. Marcher dans un rêve ou marcher dans une forêt sont des expériences similaires, qui se répondent et s’élucident l’une l’autre. C’est que la touffeur des relations entremêlées préexiste et dépasse toujours ce qu’un individu isolé peut en concevoir. C’est pourquoi les Amazoniens partagent leur rêve comme ils partagent leur expérience en forêt : comme un tissu signifiant qui concerne toute la communauté et qu’il s’agit donc d’interpréter afin de détecter les signes envoyés par les esprits et d’élucider leurs intentions malveillantes. Ce qui se passe dans le rêve éclaire et annonce ce qui se passe dans la forêt. Les rêves sont donc d’une importance vitale pour le groupe. Aussi, l’espace culturel n’est pas distinct de l’espace naturel. Les deux espaces coïncident et se répondent dans une expérience qui met en jeu la survie du groupe.

Finalement, nous ne faisons que nous détacher incomplètement et brièvement de cette toile de fond spatiale qu’est la forêt (et le rêve), dans laquelle l’ensemble obscur de toutes les relations toujours-déjà jouées et sans cesse rejouées, forme un tout indiscernable et éternellement recommencé.

Espace totémique

L’Aborigène, de son côté, traverse son désert en s’équipant d’une carte. Cette carte consiste en un arrangement visuel de points et de lignes colorées ou en un arrangement musical de mots et de motifs rythmiques. C’est une quasi-abstraction, une abstraction tout à fait concrète ou sensible. Elle n’est pas complètement abstraite, mais c’est justement à ce prix qu’elle est sensible (il n’y a pas de méthode cartographique unique, indépendamment de telle carte particulière).

Cette quasi-abstraction est cette fois un aller-retour perpétuel entre l’esprit et la terre. Si l’Aborigène prélève sa carte picturale et sa chanson sur l’espace, ce n’est que pour ensuite l’y recoller en parcourant cet espace. En somme, il s’agit de dérouler son corps sur la terre pour faire de son destin voyageur la coïncidence entre son être et son environnement, à la manière dont certains artistes peignent en s’enduisant le corps de peinture, avant de s’enrouler dans une toile, puis de la dérouler. (C’est pourquoi, sans doute, les éléments picturaux des « cartes » aborigènes peuvent indifféremment tracés sur une toile, une peau ou à même le sol.) Pareillement, la chanson du voyage aborigène est composée et performée de manière à faire coïncider chaque pas avec chaque élément du paysage, faisant du rythme de la vie intérieure du marcheur un battement synchronisé avec le monde. Une anecdote – vraie ou fausse – relate ainsi l’épreuve terrible de cet Aborigène qui, monté dans une voiture, se voit contraint de chanter à toute vitesse le chant qu’il exécute normalement au rythme de son pas d’homme.

La carte de l’Aborigène ne sert pas à s’éloigner de la terre, mais seulement à la parcourir sans se perdre soi-même. Elle n’est pas un outil de survol, qui rend chaque lieu équivalent aux autres dans un système de coordonnées indifférent. Autrement dit, la carte ne renvoie pas à une propriété générale de l’espace cartographique (soit deux ou trois dimensions quantitatives continues), mais à une manière particulière de parcourir un espace particulier. L’espace totémique et sa cartographie n’ont de sens que rapportés à des lieux et un parcours particulier.

Est-ce à dire que l’espace totémique, en étant semi-abstrait, représente une forme plus « évoluée » de la représentation mentale de l’espace que celle de l’animiste ? Une forme intermédiaire entre l’immersion sauvage de l’Amazonien et la rationalité géométrique de l’Occidental ? C’est peut-être discutable historiquement. En tout cas, c’est aux antipodes de mon propos.

Si l’Aborigène prélève une carte sensible sur la terre, ce n’est pas en vertu d’un développement cérébral supérieur à celui de l’animiste. Et du point de vue adopté ici, sa demi-abstraction spatiale n’est en rien un état intermédiaire entre le « sauvage » et le « civilisé ». Tout au plus peut-on dire qu’il est moins prudent ou moins craintif à l’égard de l’abstraction et de son pouvoir. Peut-être le contexte naturel joue-t-il aussi un rôle, dans un décor (semi-)désertique, où le minéral domine très largement le végétal. Ici, au contraire de la forêt amazonienne, le végétal n’est pas constitutif du milieu et ne le remplit pas à l’infini et dans ses trois dimensions. Il surgit au contraire çà et là, indiquant un lieu ponctuel où, en s’enfonçant dans le sol, il entretient un lien profond et secret avec la terre et les autres êtres d’une certaine catégorie. Il en va de même des saillies rocheuses et des tanières ou traces d’animaux.

À son tour, la quasi-abstraction de l’Aborigène n’en renvoie pas moins au rêve. À son tour, la quasi-abstraction de l’Aborigène renvoie au rêve. C’est que le trajet de l’Aborigène est intimement associé au « temps du rêve ». Dans ce temps, qui est aussi celui des origines, se trouve la source commune d’où dérivent à la fois les points signifiants de la carte et de l’espace, et tous les êtres d’une même famille d’être qui inclut le rêveur. C’est là bien sûr là que réside le principe du totémisme, qui établit des groupes ontologiques transversaux, incluant les humains, les animaux, des éléments minéraux, etc. Ainsi, le rêve n’est plus consubstantiel à l’espace parcouru, comme chez l’Amazonien. Une médiation s’opère avec, au passage, une opération de criblage. C’est que le totémisme est en soi un processus cartographique, parce qu’il redistribue les choses et les êtres sur le plan totémique, et c’est seulement par l’intermédiaire de ce plan mental que l’espace parcouru et l’espace du rêve peuvent coïncider.

Hybrider les espaces ?

Aucun de ces deux « anthropospaces » (si l’on se permet ce néologisme) ne contient l’idée de projection inhérente à la conception et à l’usage que nous faisons de nos cartes. Projection géométrique (par système de coordonnées neutres indépendant du terrain), mais aussi projection militaire (exploration et conquête) ou étatique (domination et exploitation). Par conséquent, Animistes et Totémistes nous parlent de ce que signifie habiter la terre par la médiation d’une pensée et d’une pratique de l’espace qui ne présuppose par de le « posséder » matériellement ou conceptuellement.

D’un côté, l’espace animiste nous enjoint de et nous condamne à entrer en D’un côté, l’espace animiste nous enjoint de et nous condamne à entrer en relation avec les êtres qui nous entourent. En tant que concept spatial, il se comprend d’abord comme le continuum plein que forme le tissu enchevêtré de ces relations qui commencent avant nous et se poursuivront après nous. De l’autre côté, l’espace totémique ne se décolle de la terre vivante que pour s’y réajuster presqu’immédiatement. La quasi-abstraction indique cependant une médiation, qui n’est guère plus que le bref détour par lequel les points et lignes qui cartographient l’espace renvoient à des points d’origine où convergent les lignes de vie de tous les êtres d’une même catégorie totémique, dans le temps du rêve.

Si l’on suit la quadripartition de Descola, il faudrait encore ajouter l’espace symboliste, qui correspond notamment à nos sociétés anciennes. Nul doute, qu’un tel espace, marqué par des correspondances entre la terre et le ciel étoilé, la terre et l’ordre social monarchique, ou encore la terre et une représentation métaphysique quelconque, puisse être trouvé dans les replis de l’histoire et la variété ethnographique. On pressent que cet espace ne diffère pas fondamentalement de notre espace naturaliste (pour poursuivre avec les catégories de Descola). Ce dernier est proprement ce que nous appelons « espace » – un concept neutre, mi-matérialiste mi-mathématique – qui permet d’appréhender en droit tout espace ou territoire, indépendamment de ses particularités et des êtres qui le peuplent ou le composent. Cet espace-là est celui du monde quadrillé par nos systèmes de mesure et de localisation, de surveillance et de gouvernance, de gestion et d’exploitation.

Pour y échapper, ou du moins pour l’ouvrir, le compliquer et l’hybrider, nous n’avons d’autres voies que celles tracées, à pied nu, par nos cousins animistes et totémistes.

* Ces différences recoupent, partiellement, celles qu’ont établies Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, et que j’ai abondamment traitées ailleurs. Elle oppose l’espace sédentaire (ou strié) et l’espace nomade (ou lisse). Le premier correspond à la prétention territoriale de l’État monarchique, le second aux incursions destructrices des guerriers (et des multinationales). L’espace occidental est le fruit d’une négociation et d’une dialectique sans cesse rejouée entre l’État et les guerriers (ou les agents capitalistes). Dans ce référentiel, l’espace animiste incarne ce que j’appelle un « tiers-espace », dont l’espace totémique est une variation ou une forme alternati* Ces différences recoupent, partiellement, celles qu’ont établies Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, et que j’ai abondamment traitée ailleurs. Elle oppose l’espace sédentaire (ou strié) et l’espace nomade (ou lisse). Le premier correspond à la prétention territoriale de l’État monarchique, le second aux incursions destructrices des guerriers (et des multinationales). L’espace occidental est le fruit d’une négociation et d’une dialectique sans cesse rejouée entre l’État et les guerriers (ou les agents capitalistes). Dans ce référentiel, l’espace animiste et l’espace totémique ouvrent vers un « tiers-espace », qui s’adresse au sentir et appelle l’épreuve de la présence. En particulier, l’espace animiste incarne cet espace tissé par le sentir et le pressentir des présences, un espace qui n’est ni lisse ni strié, mais épais et rugueux.